Article de Jonathan Lecluze (RSEDD 2022-23)

 

Introduction

Après un parcours de consultant en stratégie puis de coach indépendant, Frédéric Laloux, écrit en 2015 le livre « Reinventing Organizations ». Cet ouvrage, qui invite à repenser le management, connaît un écho retentissant et fait aujourd’hui référence dans la gestion des entreprises dans le monde entier. Comme nous le verrons, c’est à la fois le solide travail d’analyse de cinquante entreprises d’au moins cent salariés et cinq ans d’existence, et la pédagogie de l’auteur qui font les forces de l’ouvrage.

Reinventing Organizations est un ouvrage didactique : l’auteur appuie les principes qu’il développe sur des exemples concrets. C’est aussi un livre inspirant car il ouvre des perspectives nouvelles. Il offre un panorama et une synthèse des modes d’organisation tels que nous pouvons les avoir vécus lors de nos expériences dans de grandes entreprises. Enfin, je me réjouis qu’un ouvrage francophone de management de cette qualité vienne rivaliser avec la littérature anglo-saxonne très fournie en la matière.

Aussi, je vous propose de découvrir plus en avant cet ouvrage éclairant à travers ses enseignements clés et une analyse de ses apports dans cet article.

Reinventing Organizations , vers des communautés de travail inspirées
Reinventing Organizations, vers des communautés de travail inspirées

 

L’humanité avance par bonds

Dans la première partie du livre, l’auteur avance que les philosophes et les historiens ayant étudié l’évolution de l’humanité sont unanimes : l’humanité n’avance pas de façon continue, mais par bonds.

L'humanité avance par bonds
L’humanité avance par bonds

Il cite notamment Ken Wilber, philosophe de la conscience humaine, qui désigne ces bonds successifs par des couleurs :

  • La vision rouge du monde, aussi appelée stade impulsif, désigne les organisations primitives dans lesquelles la loi du plus fort règne. Ce sont des organisations caractérisées par une forte division du travail et une autorité hiérarchique marquée. L’archétype de ces organisations est la mafia.

 

  • La vision du monde ambre ou stade conformiste, correspond à des organisations plus structurées autour de processus reproductibles et de hiérarchies stables. Les processus et les hiérarchies survivent aux femmes et aux hommes. L’exemple typique est l’organisation religieuse.

 

  • La vision orange du monde, ou stade de la réussite, se fonde sur l’innovation, la responsabilité et la méritocratie. L’entreprise informatique américaine des années 1990-2000 en est l’exemple par excellence. L’innovation folle et le vide existentiel sont des travers ressentis pas les collaborateurs de ces organisations.

 

  • La vision verte du monde ou stade pluraliste naît du rejet des travers de la vision orange. Elle prône l’autonomisation, la culture des valeurs et le respect des parties prenantes. On retrouve ces entreprises depuis les années 2000-2010, notamment dans les associations et l’entreprenariat social. Cette vision aussi connaît des travers car elle connaît une contradiction fondamentale: elle se veut égalitaire et recherche le consensus tout en conservant la hiérarchie pyramidale.

Frédéric Laloux défend l’idée selon laquelle les organisations sont aujourd’hui principalement des mélanges des stades orange et vert. Les travers de ces deux visions font actuellement émerger une nouvelle vision du monde que Ken Wilber nomme Teal, traduite en OPALE par Frédéric Laloux, et qui donne son nom à la vision proposée par l’auteur dans son ouvrage. Il en propose une analyse poussée et un manuel de mise en œuvre dans les parties ultérieures de l’ouvrage.

 

La vision OPALE des organisations

La vision OPALE des organisations
La vision OPALE des organisations

Selon l’auteur, plusieurs marqueurs caractérisent les organisations OPALE: le monde n’est plus le lieu de l’exercice d’une autorité mais bien celui du déploiement d’un potentiel individuel et collectif afin de découvrir sa véritable nature. L’égo n’y a pas sa place et l’individu recherche la justesse intérieure, l’alignement et la plénitude. Comment cette quête résulte-t-elle dans la structure des organisations?

En premier lieu, l’auto-gouvernance est un pilier fondamental du déploiement des organisations OPALE. Dans environnement peu complexe, l’auteur rappelle que les hiérarchies pyramidales fonctionnent correctement car les quelques personnes qui occupent le sommet de la pyramide peuvent gérer la complexité et prendre les bonnes décisions. En revanche, dans un environnement avec une forte complexité, la pyramide s’effondre. Comme dans la nature, système complexe et lieu de multiples systèmes complexes comme l’organisme, les fourmilières, les vols d’oiseaux, les forêts ou le cerveau humain, l’autorité distribuée permet de gérer cette complexité.

Frédéric Laloux prend pour exemple plusieurs entreprises de référence qui ont appliqué des principes de la vision OPALE des organisations. Buurtzorg, entreprise néerlandaise de soins à domicile de plus de neuf mille salariés, démontre par la preuve que ce type d’organisation est plus que possible, il est performant.

Buurtzorg s’articule autour d’un système d’équipes d’infirmières et infirmiers autonomes pouvant s’appuyer sur le soutien de coach et du siège qui ne compte que vingt-huit personnes. Buurtzorg est une réussite extraordinaire du point de vue des collaborateurs, des patients et des indicateurs traditionnels: 40% d’heures de médecine en moins, 30% d’admission aux urgences en moins et des centaines de millions d’euros économisés par la sécurité sociale.

Le second pilier fondamental de l’organisation OPALE est la plénitude. Le travail est le lieu de la quête de plénitude et cela permet de dégager un surcroît d’énergie. Afin de déployer ce pilier, il est nécessaire d’établir un environnement protecteur dans l’organisation pour sécuriser les collaborateurs. Cela passe par des règles simples qui permettent de régir les différents contextes de l’organisation: les temps réunions, les espaces, engagements et horaires de travail et bien d’autres.

La plénitude passe aussi beaucoup par la narration de récits: Dans l’entreprise Heiligenfeld par exemple, qui exploite quatre cliniques de soins psychiatriques, les collaborateurs se réunissent chaque semaine, le mardi matin, autour d’un sujet tel que la résolution de conflits ou la gestion de l’échec. Chaque semaine, la moitié du personnel renforce le sentiment d’appartenance et rappelle tacitement les règles de protection pendant les 75 minutes que dure cet exercice collectif.

Le dernier pilier est une raison d’être évolutive. Cela signifie tout d’abord d’établir une raison d’être qui dépasse la seule quête de profit. Mais cela signifie aussi de faire sauter les verrous de planification stratégique: dans un monde trop complexe pour être anticipé, il est plus judicieux de s’appuyer sur la résilience de l’organisation en complément d’une stratégie flexible. L’allégorie du vélo est donnée par l’auteur. A vélo, nos sens sont en éveil et nous réagissons sans cesse. Nous ne nous privons pas de changer de direction pour aller sur un sentier plus joli ou de prendre un raccourci, tout en gardant notre destination bien en tête. Il faut se défaire de l’illusion rassurante que nous maîtrisons la situation.

Mettre en œuvre une organisation OPALE dans une organisation existante

L’auteur avance tout d’abord que l’équipe dirigeante et l’actionnaire doivent avant tout adhérer à la vision OPALE du monde. La conduite du changement doit ensuite se libérer de la planification stratégique pour se rediriger vers une approche par itérations ou essai-erreur, et le management doit, s’il n’existe pas déjà, générer un attachement des employés à leur entreprise qui passe par le respect et la reconnaissance.

Plusieurs manières de commencer existent: stratégie de coin, faire naître puis grossir la nouvelle organisation pendant que l’autre meurt, expérimenter çà et là ou aborder toute l’organisation en bisot. Peu importe, l’important est d’aller dans le sens de l’énergie c’est à dire d’identifier les promoteurs et de focaliser l’énergie dans leur direction pour vite créer des exemples.

Un ouvrage en rupture avec la lignée des ouvrages managériaux

Reinventing organizations, en 2015, est un ouvrage précurseur en rupture avec une longue lignée d’ouvrages de management plus traditionnels tels que The Goal (Eliyahu M Goldratt et Jeff Cox, 2012) ou From Good to Great (Jim Collins, 2001). Depuis, la littérature est beaucoup plus étayée sur les nouveaux modes de management. On pense spontanément à l’entreprise contributive (Céline Puff Ardichvili et Fabrice Bonnifet, 2021) ou la permaentreprise (Sylvain Breuzard, 2021) qui sont aujourd’hui des ouvrages de référence qui montrent que d’autres modes de management sont possibles et qui viennent interroger la notion de performance et d’accès à celle-ci.

Cependant, on peut reprocher à l’ouvrage de Frédéric Laloux un idéalisme exacerbé : les analyses des approches présentées dans les entreprises prises pour exemple y sont assez peu critiques et il est difficile de savoir dans quelle mesure les conclusions sont généralisables. Le mode d’organisation OPALE a nécessairement des contreparties comme un temps plus important de la part des collaborateurs et donc une efficience à priori moindre dans un monde de compétition économique. Cette partie n’est pas adressée par l’auteur et cela mériterait d’être analysée plus avant.

Par ailleurs, la méthodologie est limitée par le nombre de cas utilisés en exemple: en effet, l’échantillon d’entreprises dites OPALE est assez faible et n’est probablement pas représentatif de l’ensemble des contextes des organisations existantes.

Enfin, on peut regretter que l’ouvrage affiche une certaine superficialité dans la manière dont il aborde la mise en œuvre des bonnes pratiques OPALE. Il semble compliqué de mettre en œuvre ce mode d’organisation sur la base des seules axes proposés dans l’ouvrage qui sont plutôt qualifiés en termes d’objectifs – faire adhérer l’équipe dirigeante et l’actionnaire – plutôt qu’en termes de moyen.

L’ouvrage mérite le détour pour les idées et inspirations mais pourrait assurément être plus critique ce qui pourrait renforcer encore son impact.

 

Sources

Frédéric Laloux (2015). Reinventing organizations. Éditeur : Diateino. 490p

Eliyahu M Goldratt and Jeff Cox (2012). The Goal: a process of ongoing improvement.

Éditeur : North River Pr Inc. 408p

Jim Collins (2001). From Good to Great.  Éditeur: Harper Business. 303p

Céline Puff Ardichvili et Fabrice Bonnifet (2021). L’entreprise contributive. Éditeur: Dunod. 266p

Sylvain Breuzard (2021). La permaentreprise. Éditeur: Eyrolles. 176p

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