Article d’Étienne Laborde  (IGE 2022-23)

Introduction

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’équipement des campagnes en tracteurs, vivement encouragé par les pouvoirs publics acquis au paradigme productiviste, contribue fortement à la modernisation de l’agriculture française. Le « grand chambardement » agricole n’est pas que technique, il est aussi social. Changement de statut : on ne parle plus de paysans mais d’agriculteurs, plus de fermes mais d’exploitations, tout a contribué à faire du paysan un véritable acteur économique. Aujourd’hui, les tracteurs sont de plus en plus performants mais aussi de plus en plus lourds. Et la pression qu’ils exercent sur le sol n’est pas sans effet sur la fertilité des terres agricoles.

Le moteur du changement

Ma grand-mère sur le Pony en 1954
Ma grand-mère sur le Pony en 1954

Ma grand-mère a toujours été agricultrice, elle a vendu ses dernières vaches et a enfin arrêté de travailler à l’âge de 85 ans. Née en 1931, elle a été le témoin de la transformation du paysage agricole et du bouleversement des mentalités de la société paysanne. Elle se souvient du rôle qu’a joué le tracteur dans la modernisation de l’agriculture :

« Quand mon père, en 1943, a repris l’exploitation de ses parents, elle comptait environ 17 hectares en polyculture élevage. Nous sommes venus habiter la ferme. Mes deux frères et moi avons dû abandonner nos études pour travailler sur l’exploitation : nous n’étions pas mécontents, le pensionnat dans ces années de disette n’était pas facile à vivre car nous souffrions de la faim.

Le premier tracteur a été acheté par notre voisin, en 1951. C’était le grand ponte de la commune. En 1954, ma famille a acheté le deuxième tracteur du village : un Pony Massey Ferguson de 30 chevaux. Le tracteur a changé beaucoup de choses. Avant, pour commencer les travaux à l’aurore, il fallait se lever à 5 h pour nourrir les bêtes, le tracteur lui était vite prêt, le plein et on démarre.

Au début, seules une charrue monosoc et une petite herse pouvaient y être attelées, peu à peu, les outils tractés sont devenus plus conséquents. La faucheuse est apparue et on a fini par ne plus utiliser les animaux de trait. D’ailleurs, ils ont été vendus pour aider à payer les factures.

On a intensifié les cultures de maïs et changé les semences avec le nouveau venu que l’on appelait « l’américain » et là ont débuté les ventes de céréales. Jusqu’alors on ne vendait que le bétail, cochons et volailles, le blé était cédé au boulanger-minotier qui donnait en échange des bons de pain. On a arraché les bois pour produire davantage et avec les engrais, le matériel et le gazole, la course à la rentabilité est devenue indispensable et raisonnée.

Il a fallu aussi bâtir des hangars pour loger ce matériel et les fins de mois se faisaient difficiles avec les emprunts ! J’ai vu des fermes vendues par le Crédit Agricole qui prêtait à tout bout de champ à l’époque. Certains ont tenu le coup, d’autres non. Avec cette révolution, l’agriculteur est devenu gestionnaire, il n’a plus travaillé beaucoup avec le pic et la hache mais il a dû apprendre à gérer son exploitation agricole devenue une entreprise comme une autre. »

Ce témoignage illustre les bouleversements entraînés par la deuxième révolution agricole des temps modernes qui prend place, après 1945, dans une France hantée par le spectre de la famine.

Encouragée par le pouvoir politique, elle va s’étendre très rapidement. Les agronomes constatent que l’agriculture française est techniquement en retard. Pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, il faut augmenter le potentiel de production agricole. René Dumont l’affirme en 1946 : « Les seules bases solides, durables, de la propriété rurale, donc du relèvement du niveau paysan, sont un large accroissement de la productivité unitaire des campagnes, par le matériel moderne ».

Les semences hybrides sont mises au point, les engrais et pesticides chimiques voient leur usage généralisé. Mais, surtout, la traction mécanique vient remplacer la traction animale. Elle prolonge ainsi la première phase de la mécanisation et introduit la motorisation. Le plan Monnet (1948-1951), financé par les aides Marshall, favorise l’équipement en tracteur des exploitations françaises en s’appuyant sur la méthode américaine qui consiste à vendre un tracteur de faible puissance (comme le Pony de Massey Ferguson) à une multitude de petites et moyennes exploitations.

L’équipement se fait en plusieurs vagues mais 1957 est une année record, plus de 100 000 tracteurs sont achetés. Les Nations-Unies en font l’étalon de comparaison entre pays. Plus le rapport du nombre de tracteurs par 100 km2 de terre arable est fort, plus l’agriculture est considérée comme développée. Le tracteur, rendu au rang de mythe, devient le symbole du développement agricole.

 

Collection de Philippe Brugnon, Conservatoire du machinisme et des pratiques agricoles de Chartres (compa), dvd 2006
Collection de Philippe Brugnon, Conservatoire du machinisme et des pratiques agricoles de Chartres (compa), dvd 2006

Le levier de la modernisation agricole

Comme l’écrit Henri Mendras, sociologue français du monde rural, dans son ouvrage de référence La Fin des paysans, « la machine est un moyen de bien faire le travail en temps voulu »[1]. En agriculture où les conditions climatiques et le respect des cycles végétatifs sont des contraintes fortes, semer, traiter, récolter au meilleur moment sont les garants d’une production quantitativement et qualitativement optimisée.

Le tracteur contribue à l’explosion des rendements. Lorsque le blé a été mis en culture pour la première fois au début du Néolithique, 1 grain donnait 3 grains. A la fin du XXe, 1 grain en donne 50. Dans la première moitié du XXe siècle, le blé produit autour de 15 quintaux par hectare, dans les années 2000, la production passe à 75 quintaux par hectare en moyenne. Quant au maïs, les 20 quintaux par hectare d’après-guerre ne sont rien à côté des 100 quintaux de la fin du siècle. D’après Marcel Mazoyer, ingénieur agronome et enseignant chercheur à l’Institut National Agronomique, avant la mécanisation et la tractorisation, un homme seul cultivait un hectare, avec l’aide de sa famille, 3 ou 4 maximum [2].

A la fin du XXe siècle, un homme seul peut gérer 100 hectares de grandes cultures. Dans le même temps, les rendements du blé sont passés de 10 à 70 quintaux par hectare, au total l’agriculteur est 700 fois plus productif au début du XXIe siècle que son ancêtre du début du XIXe. Comme l’équipement en tracteur et en machines conduit à la substitution du capital au travail, le nombre d’actifs agricoles dégringole. Bertrand Hervieu, sociologue spécialiste des questions rurales et agricoles souligne que, les agriculteurs sont le seul groupe professionnel à être passé, en cent ans, de la majorité absolue au sein de la population active française au statut de simple minorité parmi d’autres [3].

Ainsi, en un siècle, la France perd sept millions de travailleurs agricoles. La part de la population active travaillant dans l’agriculture diminue fortement, passant de 30% en 1950 à moins de 3% aujourd’hui. En parallèle, la taille des exploitations françaises explose. Elles passent de 9 hectares en moyenne à la fin XIXe à 60 hectares en 1995 pour finalement atteindre 80 hectares en 2007.

 

La fin des paysans

Cette restructuration s’accompagne d’un bouleversement des mentalités. Le métier de paysan se transforme, se modernise. En 1955, l’étude de Nouville, un village français, réalisée par Lucien Bernot, ethnologue, et, René Blancard, psychologue, montre l’opposition entre le temps long des paysans et le temps court des ouvriers : « Pour l’ouvrier, le travail se mesure à l’heure et est compté par journée […]. Pour le fermier […], le travail se mesure à l’année » [4]. Ainsi, d’après un sondage réalisé en 1953 par l’IFOP (Institut Français de l’Opinion Publique), 47 % des paysans n’ont pas de montre, contre 34% pour l’ensemble de la population. De plus, ces montres sont uniquement utilisées à des fins extérieures (écoles, réunions, etc.).

Mais, Henri Mendras le montre dans La fin des paysans, l’arrivée des tracteurs va bouleverser le rapport au temps de l’agriculteur. Avant la motorisation, l’unité de temps chez les paysans était la journée, avec le machinisme, il passe à l’heure, unité beaucoup plus urbaine. Dans le même temps, s’éloignant de l’image véhiculée par Montesquieu qui écrivait « J’aime les paysans : ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers », le tracteur va permettre au paysan de changer de statut.

Il laisse la place à l’agriculteur et devient un acteur économique considéré comme très compétent. Outre la nécessité d’aller à l’école et de devenir un gestionnaire, l’agriculteur se fait spécialiste. Avec le progrès technique, le tracteur est aujourd’hui de plus en plus performant, son optimisation et ses composants de plus en plus précis rendent son utilisation très simple. Mais la moindre panne devient difficile à réparer. Il faut faire appel à des professionnels spécialisés, ceci est vrai pour de nombreux autres domaines. L’agriculteur, aujourd’hui, a recours à de nombreuses professions connexes. Le tracteur contribue à cette division des tâches.

C’est la fin du statut de paysan. D’un mode de vie, l’on passe à un véritable métier celui d’agriculteur, un métier finalement comme un autre. L’arrivée du tracteur donne aussi une nouvelle place aux femmes. On passe d’une agriculture dite familiale à un système d’exploitation agricole à 2 UTH (Unité de Travail Humain). Avant la mécanisation, lorsque l’on utilisait encore les animaux, la ferme fonctionnait en autarcie. Le développement de l’agriculture commerciale élève le niveau de vie des agriculteurs, les tâches ménagères sont facilitées par l’achat de divers appareils ménagers et celles-ci vont pouvoir s’investir plus largement dans le fonctionnement de l’exploitation. L’introduction de la gestion va leur assigner un nouveau rôle : elles vont devenir les comptables de l’entreprise et prendre ainsi part aux décisions importantes.

 

Des pas de géant

Parallèlement à l’augmentation de puissance des tracteurs passée de 10 à plus de 200 chevaux en l’espace d’un siècle, leur poids a aussi considérablement augmenté. En moyenne, aujourd’hui, une moissonneuse pèse 36 tonnes. Lorsqu’elle est entièrement chargée, elle peut peser près de 60 tonnes. Il n’en faut pas plus à Thomas Keller et Dani Or, deux chercheurs en sciences de l’environnement, pour faire le parallèle entre les tracteurs modernes et les animaux les plus lourds qui aient jamais foulé le sol terrestre : les sauropodes [5].

Ils pointent ainsi le rôle du tracteur dans la baisse de fertilité des sols agricoles. Les atouts de cet incroyable objet technique qui a révolutionné l’agriculture et permis l’explosion de la productivité semblent aujourd’hui en passe de se retourner contre lui. En effet, le rôle qu’il joue dans le compactage du sol et plus insidieusement du sous-sol ne va-t-il pas nuire à la productivité qu’il contribuait fortement à soutenir ?

Ce phénomène de tassement est le processus majeur de dégradation physique des sols. Un sol en bonne santé est composé d’environ 50% de pores occupés par de l’air et/ou de l’eau. Le tassement correspond à la diminution de la porosité suite à l’application d’une pression sur le sol. Il existe deux types de tassement des parcelles : en surface (une dizaine de cm en dessous de la surface) et en profondeur/sous-sol (à partir d’une profondeur de 50cm).

De la mise en service des premiers tracteurs jusqu’à nos jours, et ce, malgré l’augmentation de leur poids, le tassement en surface n’a pas considérablement augmenté. En effet, le passage d’un tracteur sur une parcelle agricole compacte moins la surface du sol qu’une moto. Les constructeurs équipent les véhicules agricoles de roues de plus en plus larges qui permettent une bonne répartition de leur poids. Ainsi, la contrainte appliquée au sol est plus légère. Les tracteurs, malgré leur poids, ne s’enfoncent pas dans la terre [6].

Cependant, même si les tracteurs marquent peu la surface du sol, les contraintes qu’ils exercent se transmettent aux couches plus profondes. Et si la charge est lourde, la contrainte diminue moins rapidement avec la profondeur. Lors des passages récurrents de ces engins, les terres profondes absorbent le poids des machines. Sur une parcelle agricole, à 50 cm de profondeur, un cheval exerce une contrainte de 20 kPa, pour un tracteur léger aux roues larges, elle est d’environ 40 kPa, et pour une intégrale de betteraves (benne remplie + moissonneuse batteuse) elle approche les 160 kPa.

Ces tassements dépendent aussi d’autres facteurs tels que le gonflage des pneus, l’humidité du sol ou la structure du sous-sol. Mais dans tous les cas, ils sont préjudiciables à la productivité (ils peuvent entrainer une perte de rendement de 15%) et donc à la rentabilité économique. Selon les cultures, le manque à gagner peut atteindre plusieurs milliers d’euros par hectare… Mais ce compactage a aussi un impact énorme sur les services écosystémiques rendus par la terre. La croissance racinaire qui permet l’introduction du carbone dans le sol est de plus en plus limitée,réduisant ainsi la capacité de stockage du sol alors qu’il est le plus grand réservoir de carbone sur terre.

L’absorption de l’eau diminue car les pores sont compactés. L’activité biologique du sol est perturbée. Les sols sont les habitats « les plus riches en biodiversité […] ceci est dû à la structure des pores qui est vraiment complexe »[1]. Et aujourd’hui, ce sont 20 % des terres arables du monde qui sont menacées de compactage. Le phénomène n’est pas anodin.

Les sauropodes, eux, ont su préserver leurs habitats et réservoirs alimentaires. Comment ont-ils fait ? Et bien, ils passaient beaucoup de temps dans l’eau et se limitaient dans leurs déplacements terrestres à suivre des sentiers déjà compactés. Leur long cou leur permettant d’aller chercher leur nourriture aux alentours. L’utilisation massive d’engins agricoles de plus en plus lourds menace de devenir contre-productive. Saurons-nous, comme les sauropodes l’ont fait, tracer des chemins qui préservent la fertilité des sols, et  assurer notre sécurité alimentaire ?

[1] Citation de Paul Hallett : physicien des sols à l’université d’Aberdeen en Écosse

 

Sources

[1] MENDRAS, Henri (1992). La fin des paysans. Arles : Actes Sud, 437 p. ISBN : 2-86869-802-6.

[2] MAZOYER, Marcel et ROUDART, Laurence (1997). Histoire des agricultures du monde. Paris : Seuil, pp. 355-442. ISBN : 2.02.032397.4.

[3] HERVIEU, Bertrand et PURSEIGLE, François (2013). Sociologie des mondes agricoles. Paris : Armand Colin, pp. 105-186. ISBN : 978-2-200-35440- 4.

[4] BERNOT, Lucien et BLANCHARD, René (1953). Nouville : un village français. Paris : Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie, 447 p.

[5] T. Keller and D. Or (2022). Farm vehicles approaching weights of sauropods exceed safe mechanical limits for soil functioning. The Ohio State University. https://doi.org/10.1073/pnas.2117699119

[6] V. Tomis et al. (2018). Tassement des sols. Prévenir et corriger leurs effets. Agro-Transfert Ressources et Territoires et les partenaires du projet Sol-D’Phy, 21p.

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