Article de Gregory Carrier (MS EEDD parcours RSEDD 2024-25)
Introduction
Gilles Bœuf [1] dit souvent que la biodiversité ne se résume pas au sauvetage d’animaux sympathiques à l’homme, comme les pandas par exemple. Pour illustrer l’apport de la biodiversité, abordons aujourd’hui le cas d’un animal pour qui l’humanité a peu de compassion : le vautour. Étudions l’apport de l’une des espèces de charognards les plus connues en termes de services écosystémiques et les risques que leur disparition font peser sur la santé humaine.
Pourquoi choisir le vautour pour parler de services écosystémiques ? Dans sa version actuelle, le concept de service écosystémique est défini comme « les avantages que les humains tirent des écosystèmes et qui contribuent à rendre la vie humaine à la fois possible et digne d’être vécue »[2]. Ce concept fait directement appel aux intérêts humains et est de plus en plus utilisé pour étayer la raison d’être de la conservation de la biodiversité. Le déclin massif, brutal et mondial des vautours a de ce fait constitué un cas d’école qui a permis aux scientifiques de commencer à quantifier les services écosystémiques que les vautours fournissent à l’humanité[3].
Abordons ce cas au travers de deux situations différentes, sur le sous-continent Indien et en Afrique. Dans ces deux régions, les vautours sont, pour des raisons différentes, menacés alors qu’ils jouent justement un rôle primordial dans l’écosystème en tant que grand mangeur de carcasses, véritable foyer de maladies. C’est ce qu’a découvert l’Inde quand le vautour a quasiment disparu du pays en quelques années, une situation qui a engendré une crise sanitaire aux lourdes conséquences, se traduisant en centaines de milliers de morts humains. Le même phénomène est à l’œuvre en Afrique, faisant craindre les mêmes conséquences.
Une disparition massive et rapide à l’œuvre dans les deux régions
Le vautour est un oiseau emblématique de l’Afrique. Il est associé à sa riche vie sauvage, à la carcasse que des prédateurs (lions, hyènes, etc.) laissent après leur repas. Il est symbole de prédation et associé à la présence de charognes. Dans une récente étude publiée dans la revue scientifique britannique Nature Ecology & Evolution [4], des scientifiques ont évalué le « tableau le plus complet » de la santé de quarante-deux espèces de prédateurs et charognards de la savane, y compris dans les parcs nationaux et les réserves animalières.
A partir des observations faits par les ornithologues, l’étude se sert de la modélisation informatique pour extrapoler la présence de ces populations dans quatre régions. En Afrique de l’Ouest, de l’Est, centrale et australe, les ornithologues se sont intéressés, sur une période de quarante ans, à l’évolution de populations d’oiseaux comme les vautours namibiens ou les aigles huppards. Sur les quarante-deux espèces de prédateurs et de charognards de la savane incluses dans l’étude, 90 % ont connu une période de diminution et plus des deux tiers remplissent les critères pour être considérées comme menacées à l’échelle mondiale.
Qu’il s’agisse de vautours oricous, dont l’envergure atteint presque trois mètres, ou d’aigles huppards, coiffés d’une crête hérissée, les rapaces d’Afrique sont des oiseaux spectaculaires. Malheureusement, cette étude a révélé un déclin global de 37 espèces sur 42 (88 %) sur l’ensemble du continent. Parmi les cas les plus dramatiques, le vautour de Rüppell a vu sa population décliner de 97 %. Autrefois une espèce très répandue, sa présence est évaluée à environ 22 000 individus sur Terre.
En Inde, le vautour est également un animal emblématique. Dans ce pays, les vaches sont des animaux sacrés qui ne sont pas consommés par l’homme ; lorsque l’un des quelque 300 millions de bovins indiens meurt, la carcasse est laissée dans la nature/à l’air libre. L’Inde se retrouve donc avec un nombre important de carcasses, que les vautours se chargeaient en partie de dévorer. Autant dire que les vautours font partie intégrante de la société indienne.
Neuf espèces de vautours ont donc prospéré en harmonie avec l’homme pendant des millénaires dans les cieux du sous-continent indien. Cet équilibre s’est cependant brutalement effondré : le vautour a quasiment disparu en l’espace d’une vingtaine d’années. Depuis 1990, sa population est passée de 40 millions d’individus à un peu moins de 20 000 : plus de 99 % de cette espèce a disparu. Aujourd’hui, il ne resterait que entre 6000 et 9000 Gyps bengalensis répartis entre l’Inde (6000), le Népal (moins de 2000), le Cambodge (une centaine), le Bangladesh (260), le Bhoutan et le Pakistan (250-350 entre les deux pays).
Une disparition provoquée par l’Homme
En Afrique, ces pertes sont principalement dues à la destruction des habitats du fait d’une croissance démographique humaine exponentielle et de ses effets drastiques sur l’utilisation des terres et une urbanisation galopante. Depuis les premières études sur les rapaces dans les années 1970, la population humaine du continent africain a plus que doublée[5] et devrait à nouveau être multipliée par deux d’ici 2058, ce qui accélérera ces tendances.
Sur ce continent, les rapaces vivant dans les zones protégées comme les parcs nationaux et les réserves animalières, s’en sortent mieux. Néanmoins, dans ces parcs, l’étude a révélé des baisses de population importantes. Pour 17 sur les 42 espèces étudiées, soit 40%, l’étude montre une diminution importante de la population dans ces zones protégées.
Une double menace pèse sur les grands aigles et les vautours : en effet, leur déclin est très rapide et ils sont de plus en plus confinés dans des zones protégées, qui ne peuvent supporter qu’un nombre limité d’individus. De plus, l’urbanisation et développement aidants, ces zones protégées ne sont plus reliées entre elles par des corridors écologiques : les populations de rapaces se retrouvent alors coupées les unes des autres, ce qui rend difficile les échanger d’un point de vue génétique.
Cette urbanisation effrénée s’est accompagnée d’une rapide extension des lignes électriques, avec pour effet collatéral de multiplier les morts de rapaces par électrocution. Ce développement s’accompagne également d’une intensification des pratiques agricoles, avec un usage beaucoup plus important des pesticides.
Certains agriculteurs ont mis en place une approche avec des conséquences importantes pour les rapaces : pour tuer les prédateurs qui s’attaquent à leur bétail, des carcasses empoisonnées sont en effet utilisées pour attirer les lions. Cette pratique entraine par effet collatéral la disparition les vautours. La technique est reproduite à l’identique par les braconniers, y compris dans les réserves naturelles, en occurrence cette fois-ci directement pour tuer des vautours, qui pourraient trahir leur présence.
Sur le sous-continent Indien, les raisons de l’effondrement soudain des populations de vautours est différent. Il se trouve qu’à partir des années 1990, un médicament anti-inflammatoire banal, le diclofénac, a été massivement utilisé pour traiter les bovins. . Ce médicament, inoffensif pour les bovins s’avère malheureusement mortel pour les charognards. En effet ; le diclofénac provoque des insuffisances rénales[6] chez les vautours, qui se retrouvent atteints de goutte viscérale causant une accumulation d’acide urique qui, à des niveaux très élevés, se cristallise dans le corps.
Un oiseau peut ainsi mourir simplement en mangeant la carcasse d’une vache traitée peu de temps avant sa mort avec une dose standard de diclofénac. Selon une enquête[7] parue en 2004 dans British Ecological Society, la présence de diclofénac dans 1 % des carcasses suffirait à tuer a minima 60 % de la population de vautours ; cette même équipe de chercheurs constate dans le même temps que 11 % des restes de vaches présentent des quantités de diclofénac en quantité suffisante pour tuer les vautours.
Et à la fin, c’est la santé humaine qui est atteinte
De par sa soudaineté et sa brutalité, la disparition des vautours en Inde a permis de mesurer précisément l’étendue des services écosystémiques rendus par ces derniers. L’hécatombe de ces « éboueurs aviaires » ou « équarisseur naturels » a pour effet un cycle de conséquences allant du haut vers le bas appelé cascade trophique et entraîne la perte de tout un ensemble d’avantages pour les écosystèmes, notamment dans la prévention des maladies. Des effets dont on peut craindre qu’ils ne se répètent en Afrique.
Le vautour est un charognard strict qui n’intervient que post-mortem sur les animaux et est plus efficace pour éliminer les charognes que tout autre groupe de vertébrés[8]. L’estomac du vautour, jusqu’à cent fois plus acide que celui de l’humain, tue en effet la quasi-totalité des bactéries présentes dans les charognes. Les vautours empêchent d’autres charognards opportunistes tels que les hyènes, les chiens sauvages et les rats de tirer parti de cette source de nourriture[9].
En Inde, dans les années 1990, suite à la quasi disparition des vautours, les carcasses se sont empilées et les cadavres ont été laissés à l’air libre pendant de longues périodes, créant ainsi un important choc sanitaire[10]. Cela a fait exploser les populations de chiens sauvages qui ont multiplié leurs incursions dans les zones peuplées pour se repaître des cadavres de vaches. Leurs déjections ont été la cause de la contamination des sols et de cours d’eau, alors que les déjections de vautours n’ont pas provoqué les mêmes conséquences : c’est ainsi que les restes pourrissants de vaches finissent par transmettre leurs agents pathogènes aux sources d’eau potable environnantes.
Pire, l’augmentation du nombre de chiens errants, proportionnelle à l’effondrement de la population des vautours, est également corrélée à une recrudescence de l’incidence de la rage[11]. L’Inde est aujourd’hui le pays où, selon l’OMS, l’incidence de la rage chez les humains est la plus élevée au monde, avec 18 000 à 20 000 cas par an, soit plus d’un tiers des décès au niveau mondial.
Le déclin de la population de ces charognards est ainsi intimement lié à l’augmentation du nombre de décès humains dans les régions indiennes où l’espèce a disparu, indique l’étude menée par Eyal Frank et Anant Sudarshan, qui observe que lors de l’introduction sur le marché du générique du diclofénac en 1993, provoquant la baisse de son prix, le taux de mortalité a augmenté. Les districts avec des populations urbaines et beaucoup de bétail sont les plus touchés par ce phénomène.
Partant de cette observation, les chercheurs ont calculé qu’entre 2000 et 2005, 500 000 morts humains en Inde seraient directement imputables à la disparition des vautours, soit une hausse de 4.7 % de la mortalité humaine toutes causes confondues dans les zones peuplées par les charognards. Ces statistiques se traduisent également en termes économiques : avec la valeur d’une « vie indienne » estimée à 665 000 dollars, le cout de cette hausse de la mortalité pour le pays est estimé à près de 69,4 milliards de dollars par année.
En Afrique, ces pertes pourraient également s’avérer catastrophiques pour la santé des écosystèmes, comprenant le humains. Les charognards débarrassent chaque année 70 % des carcasses du continent Africain. En digérant un cadavre porteur de la maladie, le vautour permet également d’éviter sa transmission à d’autres animaux, ou aux hommes.
En conclusion, le futur passera par une difficile restauration de ces services écosystémiques
Schématiquement, moins il y a de vautours, plus il y a de charognes, qui font à leur tour augmenter le nombre de chiens errants, de maladies et la pollution de l’eau. Une longue chaîne de conséquences qui se répercute finalement sur la santé publique. La protection des vautours s’impose donc.
Le diclofénac a été banni dès 2006 en Inde ainsi que dans d’autres pays de la région, tandis que des médicaments similaires mais inoffensifs pour les vautours ont été rapidement développés. Cependant, 23 de 44 cadavres de vautours étudiés entre 2011 et 2014 comprenaient encore des traces de diclofénac[12], malgré l’interdiction.
Des programmes de reproduction en captivité de l’espèce ont également été lancés en urgence. Une tâche complexe au vu du faible nombre de vautours et de leur fertilité : une femelle ne pond qu’un œuf par an et un vautour ne peut se reproduire qu’à partir de ses cinq ans. Selon le Guardian[13], en 2021, 700 vautours sont répartis en Inde dans 4 différents centre de reproduction gérés par le Bombay Natural History Society, avec une réintroduction progressive dans la nature. Mais il faudra patienter des décennies pour espérer un retour à grande échelle des vautours sur le continent.
En Afrique, les solutions mises en œuvre pour tenter de restaurer les populations de vautours comprennent l’interdiction des poisons, la modification de la conception des lignes électriques et la création de réserves protégées. À l’heure actuelle, 14 % de la superficie de l’Afrique seulement est réservée à la faune et à la flore sauvages. Ces techniques ont déjà fait leurs preuves ailleurs dans le monde. Pour autant, en Afrique les populations de vautours continuent de décroitre. Les perspectives démographiques et l’urbanisation associée n’incitent pas à l’optimisme. Il faudra là aussi beaucoup de temps et de détermination politique pour parvenir à inverser la tendance.
Sources
[1] Biologiste français, il est un expert mondialement reconnu en océanologie, biodiversité et ressources vivantes marines. Il préside le Muséum d’Histoire naturelle de 2009 à 2015. En 2013, il est élu professeur invité au Collège de France sur la chaire “Développement durable, environnement et sociétés”.
[2] Díaz, S., Fargione, J., Chapin, S., & Tilman, D. (2006). Biodiversity Loss Threatens Human Well-Being. Plos Biology, 4, e277. http://doi.org/10.1371/JOURNAL.PBIO.0040277
[3] Donázar et al. (2016). Roles of raptors in a changing world: from flagships to providers of key ecosystem services
[4] https://www.nature.com/articles/s41559-023-02236-0.epdf?sharing_token=_tK7lb61l6OZzZALJWH9FdRgN0jAjWel9jnR3ZoTv0OKH1IIpweegDQoTOzaH8wfN_V4SjC
_PZOg3mah0b8dvTJWvaURurSg8bgbLWFZZkEacfikCdItcT0P5KrcwghC-qpj_OpHaGjIfVlATuPyAcF5oi2k7qGx5pwLRZRl5Sw%3D
[5] https://www.nationalgeographic.fr/sciences/boom-demographique-en-2050-le-nigeria-sera-le-troisieme-pays-le-plus-peuple-du-monde
[6] https://save-vultures.org/wp-content/uploads/2019/06/2004-Shultz-et-al-Diclofenac-in-Indian-subcontinent.pdf
[7] https://besjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.0021-8901.2004.00954.x
[8] Houston, 1986 ; Devault et al., 2003 ; Ogada et al., 2012a ; Sebastián-González et al., 2016
[9] Markandya et al. 2008 ; Ogada et al., 2012b
[10] https://epic.uchicago.edu/wp-content/uploads/2024/07/The-Social-Costs-of-Keystone-Species-Collapse_Evidence-from-the-Decline-of-Vultures-in-India_Working-Paper.pdf
[11] Prakash et al., 2003 ; Markandya et al., 2008
[12] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29159701/
[13] https://www.theguardian.com/environment/2021/aug/19/india-critically-endangered-vultures-wild-release-aoe