Article de Estelle Camail ( MS EEDD parcours IGE 2024-25)

Introduction

En octobre 2023, le tribunal administratif annulait les projets de « méga bassines » (1) en Nouvelle Aquitaine relançant les débats sur les stratégies de gestion de l’eau face aux sécheresses croissantes. L’eau est une ressource vitale pour les humains et pour le vivant en général. C’est aussi une ressource qui est très impactée par le changement climatique. Selon un rapport de l’ONU, déjà 40% de la population mondiale est touchée par des pénuries d’eau (2).

En France, l’eau est un bien commun, la loi du 3 janvier 1992 la reconnait comme « le patrimoine commun de la nation » (4). Ce statut de bien qui échappe à la propriété privée stricte est partagé par de nombreuses ressources naturelles (pêcherie, forêts, pâturages, alpages…) et interroge sur la manière de les utiliser et de les préserver. Cette question des communs a fait couler beaucoup d’encre, dès le XVIe siècle avec le mouvement des enclosure en Angleterre. L’essor de l’État moderne et du capitalisme a vu émerger deux formes de gestions privilégiées : la gestion par la puissance publique et la propriété privée, théorisées notamment dans les travaux intitulés « La tragédie des communs » de Garrett J. Hardin en 1968.

Néanmoins, cette vision très pessimiste de la capacité des humains à gérer les communs sera remise en cause en 1990 par Elinor Ostrom qui remportera le prix Nobel d’économie en 2009 pour ces travaux. Plus récemment, cette notion a fait l’objet d’un débat et d’une commission spéciale en Italie, la commission Rodotà, sur la manière les biens communs doivent être administrés et protégés juridiquement, rajoutant par la même occasion une dimension de justice sociale à leur définition (7).

Dans cet article, nous allons réexaminer les travaux d’Hardin et d’Ostrom à la lumière des débats récents sur les communs, puis nous nous interrogerons sur le modèle de gouvernance particulier qui se détache : la gouvernance polycentrique et comment elle pourrait être appliquée aux défis du changement climatique et de la préservation de la biodiversité.

Commençons tout d’abord avec la notion de tragédie des communs.

La perspective de Garrett J. Hardin (5) s’appuie en particulier sur l’exemple de pâtures communales ou plusieurs éleveurs ont le droit de faire paître leurs animaux. Dans cette configuration, Hardin s’inscrit dans la théorie économique néoclassique et explique que les éleveurs vont avoir tendance à vouloir maximiser le nombre d’animaux qu’ils vont amener sur la pâture afin de maximiser leur profit.

Tous les éleveurs vont tendre vers cette stratégie qui semble logique compte tenu du but de maximisation des acteurs. La conséquence est la destruction de ces prairies à cause du surpâturage. Après avoir observé ces résultats dans plusieurs cas, Hardin en conclu que ce système n’est pas viable et que l’adage « la propriété de tout le monde est la propriété de personne » se vérifie. Pour lui, seule la propriété privée permet de préserver ces ressources. En effet, un éleveur propriétaire d’une prairie a lui intérêt à ne pas la surexploiter et à l’entretenir de son mieux. Mais ces conclusions ont-elles pour autant épuisé le sujet de la gestion des communs ?

C’est ici qu’intervient Elinor Ostrom qui après avoir étudié la mise en place d’une gouvernance des aquifères en Californie, compile des informations sur d’autres formes de communs à travers le monde mis en place il y a plusieurs siècles et dont certains perdurent encore à ce jour. Voici la manière dont elle définit les communs : « des ressources physiques ou intangibles (il existe des communs numériques comme Wikipédia), régit par un système de propriété commune avec des droits et des obligations et encadré par des arrangements institutionnels qui élaborent, adaptent et régulent le système (7) ». Grâce à ce travail d’analyse, elle dégage de grands principes d’organisation des communs qui en permettent la réussite et la résilience au cours du temps.

Voici ces principes

1. Des droits d’accès clairement définis

L’importance de ce principe peut s’illustrer dans une zone de pêche littorale. Les pêcheurs se regroupent afin d’organiser la ressource et interdire ou au moins réguler l’entrée de nouveaux pêcheurs sur la zone. Le but est d’identifier clairement les personnes qui sont autorisées à prélever la ressource et comment, le cas échéant, ces droits peuvent être échangés ou cédés.

2. Les avantages sont proportionnels aux coûts assumés

Cela permet de faire cohabiter des acteurs de tailles différentes et assure l’équité entre ces derniers.

3. Organiser des instances de choix collectif

Il faut des espaces où les différents ayants droit ou leurs représentants puissent débattre et trouver des solutions ou adapter les règles.

4. Définition de règles de surveillance

Chaque acteur peut être tenté de ne pas respecter les règles afin d’augmenter son bénéfice personnel. Il faut donc un système de surveillance qui assure que tout le monde suit les règles. L’accaparement illégal de ressources par les autres usagers est un risque, la surveillance renouvelle donc aussi la confiance des utilisateurs au système.

5. Sanctions faibles et graduelles

L’organisation peut varier d’un commun à l’autre parfois, la sanction est simplement la saisie des biens prélevés illégalement, comme des prises de poisson qui ne respecte pas les règles.

6. Mécanisme de résolution de conflits rapide

Les conflits d’usage ou des fraudes sont inévitables. Il est nécessaire, qu’ils soient résolus rapidement par des instances transparentes afin de maintenir la confiance des utilisateurs.

7. L’État doit soutenir ou au moins reconnaître le système de gestion commune

On voit ici que ce n’est pas parce que l’État n’administre pas le ressource directement qu’il n’a pas de rôle à jouer, pour faire appliquer les règles que se donnent les utilisateurs ou leur concéder la légitimité pour s’auto-organiser.

8. Mettre en place des niveaux de gouvernance différents imbriqués les uns dans les autres.

Particulièrement pour les systèmes comprenant plusieurs centaines ou milliers d’utilisateurs, notamment pour que les intérêts de chacun soient représentés

 

Exemple illustratif : pêcherie d’Alanya (5)
Exemple illustratif : pêcherie d’Alanya (5)

Les pêcheurs d’Alanya en Turquie pêchent au niveau du littoral. Ils ont constitué un groupement (principe 1) et ont divisé la zone de pêche en différents secteurs. Ils se réunissent une fois par an afin de tirer au sort l’attribution des secteurs de pêche et la manière dont sera effectuée la rotation (principe 3). Ce plan est ensuite déposé auprès des autorités locales afin que les pêcheurs qui ne respectent pas les règles soient sanctionnés (principe 6 et 7). Enfin, la surveillance est facile car les pêcheurs se rendent sur les lieux de pêche au même moment de la journée et peuvent constater eux même si un pêcheur non prévu se trouve dans leur zone (principe 4).

Revenons maintenant sur le rôle de l’État qui comme nous l’avons vu dans le 7ème principe, doit soutenir le système d’organisation des communs pour qu’il perdure. Les États peuvent faciliter l’émergence et la gestion des communs notamment en légiférant. C’est le cas de l’État italien qui en 2007 (6) dans un contexte de crise des droits communs en eau, donne à la commission Rodotà, la mission de préciser la définition des ces derniers.

Voici la définition à laquelle la commission arrivera et qui reprend en partie les travaux d’Ostrom :

« Les choses qui expriment des utilités fonctionnelles à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne (…) les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par le système juridique en vue du bénéfice des générations futures » (7).

Il est intéressant de noter qu’elle fait référence d’une part aux besoins fondamentaux humains et d’autre part aux besoins des générations futures et est donc en cela, alignée avec les objectifs de développement durable de l’ONU (6). A la suite de la classification de l’eau comme bien commun selon les principes de la commission, la ville de Naples a changé sa tarification. L’eau est toujours payante afin de couvrir les frais de distribution mais les 20 premiers litres journaliers sont gratuits au titre de l’exercice de ce droit fondamental (7).

Nous avons vu que les communs sont un niveau d’organisation soutenu par l’État mais qui permet aux communautés locales de s’impliquer dans la gouvernance des ressources ou de leurs territoires. Cependant, Ostrom montre aussi la fragilité de cette organisation et les difficultés à mettre en place ces formes de gouvernance. On perçoit aussi la complexité de certains systèmes mis en place où plusieurs instances différentes cohabitent (exemple des aquifères en Californie (5)). Dans son discours de Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel, elle met en avant l’exemple de la gestion des forêts en commun (9) et (11).

D’après ces travaux, les forêts gérées en commun sont beaucoup plus surveillées qu’elles ne le sont quand elles sont sous le régime de la propriété privée. Par ailleurs, elle a étudié le lien entre la séquestration de carbone et la biodiversité et a observé que les forêts qui ont les meilleurs résultats sont aussi celles qui sont gérées en commun avec un fort degré d’autonomie dans la prise de décision. Ces résultats sont particulièrement intéressants aux vues de débats sur la place de l’homme dans la nature et sur la meilleure stratégie pour préserver l’environnement.

L’homme peut-il s’intégrer dans le vivant comme en faisant partie à part entière ou faut-il pour préserver le milieu empêcher la présence humaine ?

Dans ce cas précis, il semble que l’activité humaine soit compatible avec la préservation de l’environnement et la gouvernance des communs semble favoriser ce fonctionnement.

Un effet collatéral remarquable qui apparait dans les analyses d’Ostrom est la capacité de ce type de gouvernance à créer et entretenir de la confiance et du respect au sein de la communauté des utilisateurs de la ressource. Cela est particulièrement visible dans l’exemple de la mise en place d’un système commun d’irrigation au Sri Lanka (5).

Tout d’abord, au niveau des relations entre les agriculteurs et le gouvernement qui avant, manifestaient beaucoup de méfiance et de doutes sur les compétences des uns et des autres et qui finissent par dialoguer et se faire confiance. Puis au sein de la communauté qui est composée de deux ethnies différentes : cinghalais et tamouls.

Peu après la mise en place du système, des jeunes cinghalais commencèrent à semer le trouble et à détruire des installations chez les tamouls. La réaction des autres membres de la communauté cinghalaise fût d’aller protéger les installations tamoules victime des dégradations.

Finalement, plus que juste des principes de fonctionnement, les communs nous montrent une manière d’organiser un mode de gouvernance qui combine plusieurs échelles. L’échelle nationale avec le rôle de l’État mais aussi plusieurs niveaux locaux des territoires et des communautés. Ce système d’organisation est la gouvernance polycentrique.

Benjamin Coriat en rappelle les grands éléments dans son livre Le bien commun, le climat et le marché :


« i) La variété et la pluralité des niveaux, des échelles et des lieux de coordination
ii) Le recours à des unités de base largement constitués de « communautés », où s’exercent de la délibération sur les actions à conduire
iii) L’existence de communautés dont une partie au moins est basée sur des formes de commun et de droits de propriété et d’usage partagé ».
 

Pour lui – tout comme pour Ostrom qui a également travaillé sur la gouvernance polycentrique (10) – cette forme de gouvernance est la seule qui soit à la hauteur pour résoudre conjointement les défis du changement climatique et ceux de la biodiversité. En effet, ce système s’appuie sur des communautés qui ont des connaissances très profondes des dynamiques et des limites de leurs territoires. Les pêcheurs canadiens savent exactement à quel moment telle espèce est présente et peut être pêchée ou non – car elle se reproduit par exemple.

Ils détectent rapidement des variations ou des changements notamment car leur survie est liée à leur environnement. Ces communautés ont également une vision à long terme et une volonté de transmission qui est incontournable sur ces sujets. Ce sont des savoirs qu’il serait extrêmement long et coûteux de reconstituer par une approche strictement académique, d’où l’importance de la préserver et de capitaliser dessus.

Ce système ne fonctionne pas seul mais s’intègre dans les autres niveaux de gouvernance qui existent déjà au niveau régional, national et aussi mondial.

Conclusion

Défavorisé par une première analyse les jugeant « tragiques », le concept des communs recèle des concepts et des mécanismes de gouvernances qui pourraient se montrer très utiles dans la gestion du changement climatique et de la gestion des ressources naturelles. Ne faut-il pas un mode d’organisation de cet ordre pour gérer la complexité tant spatiale que temporelle des défis auxquels nous faisons face aujourd’hui ?

Sources

  1. Article du Monde, Méga bassines : la justice annule les projets de quinze retenues d’eau en Nouvelle Aquitaine
  2. ONU info, faire en sorte que chaque goutte compte
  3. CNRS, la guerre de l’eau aura-t-elle lieu https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-guerre-de-leau-aura-t-elle-lieu
  4. Loi du 3 janvier 1992 : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006078514/
  5. Elinor Ostrum, Gouvernance des biens communs
  6. Objectifs de développement durable de l’ONU : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
  7. Benjamin Coriat, Le bien commun, le climat et le marché
  8. Étienne Verhaegen, Des biens communs aux communs https://www.cairn.info/revue-les-politiques-sociales-2018-1-page-19.htm
  9. Ostrom discours de remise du prix Nobel à Stockholm https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2009/ostrom/lecture/& 2020 Discours de Stockholm, C&F editions
  10. Ostrom 2014 a polycentric approach for coping with climate change, annals of economics and finance
  11. Self-governance and forest resources, center for international forestry research, occasional paper, n°20

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