Article de Jean-Christophe L’Huillier (RSE DD 2024-25)

INTRODUCTION

L’accès à une alimentation saine et économiquement accessible est un enjeu crucial pour les populations défavorisées à travers le monde. Dans ce contexte, le miel se présente comme une alternative aux sucres raffinés et une des réponses à la lutte contre l’obésité. Au-delà de ses qualités organoleptiques, il possède également des qualités nutritionnelles exceptionnelles. Cependant, son coût élevé et la nécessité d’une formation spécialisée limite souvent sa disponibilité pour les communautés qui en ont le plus besoin.

C’est dans cette optique, avant tout sociétale, qu’une méthode apicole alternative a vu le jour, en France, au cours du début du XXe siècle : la ruche Warré. Cette méthode a pour principes fondamentaux de rendre le miel accessible aux populations défavorisées en produisant selon son juste besoin, à moindre coût, sans y consacrer trop de temps et sans nécessité d’une formation complexe.

Après différentes expérimentations, il en est ressorti que pour conjuguer ces paradoxes, il n’y a qu’une seule voie : abandonner la quête du rendement pour remettre l’abeille et la colonie au centre de la démarche,  ne plus contraindre la nature à s’adapter à ses besoins d’humain. Il devient alors essentiel d’en comprendre les mécanismes, de s’adapter et d’utiliser des solutions fondées sur la nature.

Dans cet article, nous évoquerons les principes originaux de la ruche Warré en mettant en évidence ses spécificités ainsi que ses avantages socio-économiques. Nous découvrirons comment cette méthode apicole a permis de démocratiser l’apiculture et de promouvoir l’autonomie alimentaire dans un contexte différent du nôtre, mais qui pourrait bien retrouver une nouvelle jeunesse face aux problématiques actuelles d’alimentation et de mortalité des abeilles.

 

Rucher en ruches Dadant (photo de l’auteur)
Rucher en ruches Dadant (photo de l’auteur)
 Rucher en ruches Warré (photo de l’auteur)
Rucher en ruches Warré (photo de l’auteur)

 

LA VISION SOCIÉTALE : DÉMOCRATISER L’APICULTURE POUR LA CLASSE OUVRIÈRE

La ruche Warré a été conçue par le français Émile Warré (1867-1951), curé et apiculteur, dans une période où les ouvrières et ouvriers vivaient dans la précarité des cités, le bistrot étant le seul lieu de socialisation. Le travail en usine était pénible avec des journées harassantes. L’alimentation était chère, et, à l’époque, le sucre était un luxe inaccessible pour de nombreuses familles modestes (le prix fût multiplié par 5.72 entre 1914 et 19201). L’abbé Warré, réaliste quant à son pouvoir de changer le modèle industriel,  a donc cherché à offrir à la classe ouvrière deux alternatives.

La première est une alternative SOCIÉTALE.

Par la pratique de l’apiculture, il s’agit là de proposer aux ouvriers une alternative à l’usine, à la cité ouvrière et à son bistrot comme seul loisir, en renouant le contact avec la nature notamment grâce aux jardins ouvriers (concept nouvellement créé par un autre curé en 1896, Jules-Auguste Lemire, alors maire d’Hazebrouck dans le Nord2). En se confrontant aux défis du potager, de l’élevage des poules et de l’apiculture, Warré était convaincu qu’il proposait une alternative sociétale libératrice.

Je cite :

« L’apiculture est encore un travail moral, puisqu’il éloigne du café et des mauvais lieux et qu’il met sous les yeux de l’apiculteur l’exemple du travail, de l’ordre, du dévouement à la cause commune. L’apiculture est en plus un travail souverainement hygiénique et bienfaisant, car ce travail se fait le plus souvent en plein air, par beau temps, au soleil. […]  

Ce qu’il faut, c’est enseigner à la génération qui vient la haine de l’alcool, le mépris de la viande, la méfiance du sucre, la joie et la haute valeur du mouvement. […] Son corps a besoin d’exercice; sinon il s’atrophie. Son intelligence a également besoin d’exercice; sinon elle s’annihile. L’intellectuel va à la déchéance physique. L’ouvrier, derrière sa machine, va à la déchéance intellectuelle. »3

La deuxième est une alternative ÉCONOMIQUE

Par sa méthode, l’abbé Warré voulait retrouver de l’autonomie alimentaire, à moindre coût. En proposant une méthode apicole simple et économique, sa ruche reposait sur un faible investissement financier pour sa fabrication et son exploitation. Il souhaitait que tout un chacun puisse avoir une ruche et récolter du miel, avec un investissement le plus faible possible.

Fort de ses 350 ruches de différents systèmes, et de 30 ans d’expérimentations, il en déduit que pour y arriver, il devait obtenir une ruche la plus proche des conditions naturelles de vie des abeilles, tout en étant pratique pour l’apiculteur. Son livre « L’apiculture pour tous » est encore aujourd’hui le livre de référence. Sa 12ème édition a même été traduite en anglais dans les années 70 et a rencontré un vif succès auprès des adeptes de l’apiculture naturelle notamment en Australie.

La ruche Warré se démarque par sa grande simplicité. Contrairement à la ruche moderne, la ruche Dadant, elle ne requiert pas d’investissements dans du matériel apicole comme des cadres, des cires gaufrées ajoutées, des corps de ruche, des hausses, des partitions, de la place pour stocker le matériel etc… Au lieu de cela, elle repose sur un système vertical d’éléments identiques, superposables et transposables, à barrettes, permettant aux abeilles de construire selon leurs besoins naturels sans contraintes.

Ruche warrée

De plus, elle présente des avantages indéniables pour les apiculteurs débutants ou ayant des ressources financières limitées. En réduisant le nombre de matériels, la manipulation et la maintenance des colonies, la méthode Warré est alors compatible avec le temps qui restait aux ouvriers à la sortie de l’usine, nécessite moins de formation, moins d’intervention et permet de consacrer moins d’argent à l’entretien des ruches.

La réalisation est économique et accessible puisque les plans sont gratuits, simples à mettre en œuvre avec des matériaux basés sur les chutes de bois des scieries locales. Autre avantage, les essences de bois provenaient de la région et étaient donc bien adaptés au climat local ce qui renforçait la durabilité des ruches. Juste par pragmatisme, l’abbé Warré préconisait le recyclage pour rendre accessible financièrement sa ruche.

LA SOLUTION SE TROUVE TOUT SIMPLEMENT DANS LA NATURE

REPRODUIRE L’ECOSYSTEME DE VENTILATION NATUREL

Selon les observations de la vie des abeilles mellifères à l’état sauvages du biologiste américain Thomas Dyer Seeley4, les abeilles sauvages préfèrent nicher en hauteur dans les troncs d’arbre. Une fois possession prise du lieu, elles construisent librement leurs cires du haut vers le bas, la reine descendant progressivement sa ponte pour laisser la place au stockage des réserves de miel en haut. L’intérieur du tronc d’arbre ce rapproche d’un cylindre étroit telle une cheminée.

La chaleur de la colonie (34-36°C) permet l’élevage du couvain et l’évaporation du nectar pour sa transformation en miel. De plus, l’air froid, plus lourd en bas, est réchauffé par la colonie, s’échappe donc par le haut emportant ainsi l‘excédent d’humidité tout en créant un flux d’air permettant d’optimiser l’assèchement du nectar. Ce flux régulier tel une VMC permet de créer un niveau d’hygiène maximal autour de la colonie notamment par le maintien d’un taux d’humidité relativement constant entre 40% et 60%.

Ce flux est totalement contrôlé par la colonie par 3 actions. La première par une double action immédiate grâce aux variations de la vitesse des battements d’ailes et de la densité de la colonie. La deuxième par la réduction ou l’agrandissement de l’entrée et/ou de la sortie d’air par propolisation tout au long de la saison. La troisième, plus structurelle, par la construction de rayons de cires de formes et d’orientation adaptées.

Ruche warrée

La ruche Warré retranscrit ces principes : laisser les abeilles construire librement leurs cires, laisser la propolis dans la ruche et reproduire cette VMC naturelle. L’empilement des différents éléments à petite base carré de 30cmx30cm (forme géométrique la plus proche du cercle) et d’un volume faible (0.019m3 soit 71% de moins que la ruche moderne Dadant sur base rectangle) se rapproche le plus de la forme du tronc d’arbre.

La petite entrée en bas de la ruche permet l’entrée de l’air froid, et le coussin isolant semi-perméable en haut (constitué de matériaux naturels comme des copeaux de bois, laine, aiguilles de pin…) permet la régulation du flux d’air, à l’humidité de s’échapper et ainsi à reproduire le flux d’air naturel recherché par les abeilles.

Pour accompagner l’agrandissement de la colonie, la méthode est unique : les éléments se rajoutent toujours par le bas, pour respecter le principe naturel de construction, sans ouvrir par le haut, et donc l’équilibre chaleur/humidité patiemment accumulé par la colonie n’est pas perturbée. Une totale différence avec la méthode moderne, où les hausses sont empilées par le haut, les ouvertures de ruches récurrentes, ce qui obligent les abeilles à modifier leur comportement, à dépenser beaucoup d’énergie pour reconstituer l’équilibre de la ruche, mais facilite grandement le travail de l’apiculteur.

En ruche Warré, les abeilles gardent ainsi la gestion totale de la ruche sans pression de productivité ce qui certes, réduit les rendements, mais épuisent beaucoup moins la colonie. Les enquêtes nationales de mortalité hivernale des colonies d’abeilles, ENMHA (mandatées chaque année par le ministère de l’agriculture auprès de la plateforme ESA – Epidémiosurveillance Santé Animale)5 collectent de nombreuses données sur les pratiques des apiculteurs. Il sera intéressant d’étudier les résultats finaux pour conclure sur l’impact de cette pratique apicole dite douce.

LAISSER LES ABEILLES GÉRER LEUR STOCK DE MIEL

Pour bien appréhender cette dimension, il faut se rappeler que la forme d’apiculture que nous connaissons tous est assez récente. Dans la publication « Les mondes apicoles entre agriculture et environnement » d’Agnès Fortier, Lucie Dupré et Pierre Alphandéry6, les auteurs expliquent le déclin des colonies d’abeilles à partir des années 1990 par les conséquences de la fin de l’apiculture paysanne (fin du XIXème, début du XXème siècle), et de son remplacement par une apiculture moderne industrialisée en rupture avec l’agriculture. L’apiculture doit alors devenir une industrie autonome et trouver ses propres relais de rentabilité.

L’avènement du marketing permit de créer la valeur ajoutée notamment par la segmentation de l’offre : segmentation tout d’abord variétale (miel d’acacia, de lavande, de tournesol etc…), et la segmentation produit en complément du miel comme le pollen, la propolis, la gelée royale.

Les conséquences sont inévitables : pour assurer leurs survies, les apiculteurs doivent augmenter les rendements, multiplient les prélèvements de miel au fil des floraisons, récoltent le pollen au printemps, période où le besoin pour les abeilles est le plus important. En l’absence de réserves suffisantes pour l’hiver, les colonies sont ensuite nourries au sirop ou au candi. Ces substituts, moins complexes que le miel, se composent principalement de sucre cristallisé (saccharose). Ce sucre est extrait de la betterave sucrière…ces mêmes betteraves nécessitant l’utilisation des néonicotinoïdes, toxiques pour les abeilles.

En méthode Warré, la récolte est annuelle. Cette démarche permet aux abeilles de conserver tout au long de la saison, à l’intérieur de la ruche, leur propre réserve de pollen, de propolis et de miel. Les abeilles ont alors un accès constant à la diversité de leurs provisions. Selon Guillaume et Frèrès, dans leur livre « l’apiculture écologique de A à Z »7, les observations des cadres de réserve montrent que tout au long de l’année, les abeilles stockent et séparent les différentes origines de miel.

Par exemple le miel de saule se trouve en haut à gauche des cires, celui de lierre plutôt en bas au milieu. Ils posent l’hypothèse que cette « cartographie » permet aux abeilles d’aller chercher la meilleure origine de miel en fonction du besoin de chaque membre de la colonie.

En méthode Warré il n’y a pas de prélèvement de pollen. Tout est laissé aux abeilles. En contrepartie, la présence de pain de pollen (pollen fermenté) dans les cellules est plus importante. Ce pain de pollen est un mélange de pollen et de miel, auquel les abeilles ajoutent leurs propres bactéries lactiques. Ce mélange subit une fermentation lactique, qui augmente la digestibilité et les valeurs nutritives du pain de pollen. Les abeilles stockent ce mélange très nutritif dans les cellules et l’utilisent pour alimenter et soigner les jeunes abeilles.

Pain de pollen dans une cellule Photo de l’auteur
Pain de pollen dans une cellule
(Photo de l’auteur)

C’est à la fin de l’été, lors de la récolte, que l’apiculteur bénéficie de tous les bienfaits de cette gestion naturelle par les abeilles. Puisqu’il n’y a pas de cadres, la méthode d’extraction classique par centrifugation est impossible. Les rayons sont donc prélevés, broyés et pressés. Le miel des différentes origines se mélangent alors au pain pollen des différentes variétés accumulées. Le miel extrait devient donc un mélange riche de tous les produits de la ruche.

En Australie des analyses sur le miel issue des ruches Warré d’un célèbre apiculteur Tim Malfroy8 montrent que le miel contient jusqu’à 144 fois plus de pollen que le miel produit de manière conventionnelle. Aussi, plusieurs études démontrent les bienfaits du pain de pollen sur la santé notamment celle de l’Université d’agriculture de Cracovie qui étudie les effets positifs sur la santé de l’enrichissement du miel toutes fleurs avec du pain de pollen9. Par exemple, la plus forte augmentation de la teneur en minéraux a été observée pour le magnésium, le fer et le zinc. Une augmentation de plus de 20 fois de la teneur en Mg et Fe, et une augmentation de plus de 14 fois de la teneur en Zn.

CONCLUSION : APICULTEURS FAMILIAUX, PRODUISONS MOINS MAIS MIEUX

Selon le rapport d’étude de l’observatoire de la production de miel et gelée royale de 2022 par France Agrimer10 :

  • 92% des apiculteurs en France sont en apiculture dite familiale avec moins de 50 ruches.
  • 63% des apiculteurs en apiculture familiale perçoivent un impact « moyen » à « élevé » du changement climatique sur la production de miel.
  • 79.4% des apiculteurs mettent en avant le nourrissement des abeilles, comme solution retenue pour pallier au changement climatique.

Force est de constater que l’apiculture familiale, en grande majorité, pratique une apiculture industrielle et productive dont les coûts financiers et la mortalité des colonies ne cessent de croître face aux modifications climatiques, à la perte de biodiversité et à la course aux rendements. Aujourd’hui, l’apiculture en ruche Warré retrouve un nouvel attrait chez les apiculteurs amateurs comme étant une des réponses face à ces enjeux globaux. Une réponse qui concilie juste besoin de l’apiculteur, accessibilité financière et respect du bien-être animal.

 

BIBIOGRAPHIE

[1] JAMET, Corinne. Pourquoi «la vie chère» après la grande guerre. Le regard des Français au miroir d’un grand quotidien. Article extrait de la revue Recherches contemporaines, n° 1, 1993, p.62

[2] LE MONDE. Les jardins ouvriers : histoire, qui les gère ! [en ligne] (page consultée le 10/07/2023) https://jardinage.lemonde.fr/dossier-45-jardins-ouvriers.html

[3] ABBE WARRE. L’apiculture pour tous. 12ème édition. Reproduction 2005–2009 de l’édition de 1948. 100 pages. p.3

[4] THOMAS D. SEELEY. L’Abeille à Miel – La vie secrète des colonies sauvages. Edition Biotope. 270 pages. p.90. ISBN 978-2-36662-245-4

[5] PLATEFORME ESA. Enquête nationale de mortalité hivernale des colonies d’abeilles (ENMHA) [en ligne] (page consultée le 10/07/2023) https://www.plateforme-esa.fr/fr/enquete-nationale-de-mortalite-hivernale-des-colonies-dabeilles-enmha

[6] AGNES FORTIER, LUCIE DUPRE, PIERRE ALPHANDERY. Les mondes apicoles entre agriculture et environnement. Études rurales, 2021, 206, p.8-26. ff10.4000/etudesrurales.23382ff. ffhal-03160316f.

[7] JEAN-MARIE FRERES, JEAN-CLAUDE GUILLAUME. L’apiculture écologique de A à Z. Edition Résurgence. Belgique. Marco Pietteur, 2001. 815 pages. p178. ISBN 978-2-87434-179-3

[8] TIM MALFROY. Malfroy’s Gold Australian Wild Honey, Wild Honeycomb and Beeswax [en ligne] (page consultée le 11/07/2023) https://malfroysgold.com.au/blogs/article//wild-honey-pollen

[9] CELINA HABRYKA, ROBERT SOCHA, LESLAW JUSZCZAK. The influence of honey enrichment with bee pollen or bee bread on the content of selected mineral components in multifloral honey. Potravinarstvo Slovak Journal of Food Sciences vol.14, 2020, p.874-880

[10] FRANCE AGRIMER. Synthèse de l’étude observatoire de la production de miel et de gelée royale (données 2021) [en ligne] (page consultée le  13/07/2023) https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Filieres/Apiculture/2022/Retrouvez-la-synthese-de-l-etude-observatoire-de-la-production-de-miel-et-de-gelee-royale-donnees-2021

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