Article de Marie Racine (IGE 2022-23)

Introduction

« Il y a deux manières de combattre : l’une par les lois, l’autre par la force. La première est propre aux hommes, l’autre nous est commune avec les bêtes », selon Machiavel. Cette citation illustre l’absence de lien juridique dans les relations avec les non-humains, qui a pendant longtemps prévalu. Les sociétés se sont organisées autour du droit comme outil de compromis, de pacification et d’ordre. D’un côté, la loi, nous offre des droits et nous protège, en tant que sujet, et garantit nos libertés.

De l’autre, elle produit des obligations à respecter sous peine de sanction. Le droit intervient dans quasiment toutes les sphères de la société et s’élargit à la protection des écosystèmes et de la nature, dans un contexte de crise écologique. Depuis le sommet de Stockholm de 1972[1], les législations et réglementations internationales et nationales se multiplient mais ne parviennent malheureusement pas, en pratique, à mettre un terme aux dégradations environnementales (Fonbaustier, 2019).

Pour Baptiste Morizot, cette crise écologique prend racine dans une « crise de la sensibilité » caractérisée par un appauvrissement de tout ce qui peut être senti, perçu, compris et tissé comme relations à l’égard du vivant (Morizot, 2020). Les sociétés modernes se sont construites autour d’un dualisme fondamental entre Nature et Culture (Descola, 2015), avec l’isolement de l’homme par rapport aux non-humains.

Les systèmes juridiques modernes, représentatifs des principes et valeurs gouvernant les sociétés, sont également largement empreints de cette conception duale Nature / Culture, désignant les humains comme sujets de droit, et le « non-humain » comme objet appropriable. Ils traduisent juridiquement l’idée d’une subordination de la Nature à l’homme (Faurüs, 2022).

Des voix s’élèvent pour faire évoluer les systèmes juridiques à la hauteur des enjeux écologiques contemporains et ainsi doter la nature d’une personnalité juridique et de droits propres qui lui permettraient de se défendre, à l’instar des droits de l’homme. Alors que la simple protection de la nature au travers du droit environnemental ne suffirait plus, plusieurs auteurs plaident pour une subjectivation de celle-ci afin de lui octroyer des droits propres.

Pour autant, le sujet est loin d’être consensuel au sein de la communauté juridique qui, si elle s’accorde sur le désastre écologique en cours et le besoin d’évolution du droit, demeure divisée sur les réponses à apporter. Que peut le droit face aux dégradations des écosystèmes ?

Cet article se concentrera sur les réflexions générales autour des droits de la nature dans le contexte français et abordera des expériences internationales et locales.

Un droit de l’environnement « inapte » à éviter les dommages ?

Si la structuration d’un droit de l’environnement moderne remonte aux années 1970, son origine est bien plus ancienne, héritée des réglementations antérieures (Fressoz et al., 2014). Dans l’Ancien régime français, une police des pollutions était active et traquait les nuisances en ville qui touchaient les riverains d’activités polluantes, en raison des implications en termes de santé publique (Fressoz et al., 2014). Ce n’est qu’après la révolution française et l’accélération du développement industriel[2], qu’une période d’inflexion de la réglementation environnementale s’observe, ainsi qu’une « libéralisation de l’environnement » (Fressoz et al., 2014).

Depuis la fin du XXème siècle, l’arsenal législatif international et français s’est considérablement renforcé sur le plan environnemental[3] mais n’a pas réussi à enrayer les dégâts causés dans le même temps au vivant. Le juriste Laurent Fonbaustier dresse un sévère constat de l’état actuel du droit environnemental, « à la fois prolixe quand il s’agit de consacrer l’importance de l’environnement et inapte à le protéger réellement » (Fonbaustier, 2019).

Pourtant, le droit reste un puissant moyen reflétant certains compromis de la société, qu’il faut mobiliser pour redéfinir une relation plus respectueuse au vivant. Faire évoluer le droit semble l’une des pistes à explorer pour éviter la catastrophe, bien qu’il apparaisse que cela serait largement insuffisant sans transformation plus systémique. Comment faire avancer le droit et changer de paradigme pour créer une nouvelle relation au vivant ? Il existe aujourd’hui de nombreux débats sur les manières de protéger les écosystèmes sur le plan juridique. Certains considèrent que leur donner des droits supplémentaires et les doter d’une personnalité juridique représenteraient des avancées majeures.

L’évolution de la conception de la nature : le préjudice écologique pur comme reconnaissance de la valeur intrinsèque des écosystèmes

Historiquement,  les fondements juridiques modernes reposait sur une division entre l’homme, sujet de droit, et les choses, objets soumis ou non à propriété humaine. Seuls les hommes bénéficiaient d’une personnalité juridique, leur permettant de se défendre en justice. Au XIXème et XXème siècles, une fiction juridique se constitue pour doter les entreprises, associations, État et collectivités locales, d’une personnalité juridique : la personnalité morale.

Traditionnellement, les animaux, les végétaux, la biodiversité, n’ont pas de droits pour eux-mêmes. Ils n’étaient protégés que lorsqu’ils entraient dans le patrimoine d’une personne physique ou morale. Les atteintes aux non-humains sont réparables et indemnisables à la condition qu’elles aient un impact sur des sujets de droits. Le droit français post-révolutionnaire est organisé autour de la notion de propriété et la protection de la propriété privée. Une branche civile du droit se constitue progressivement pour réparer les préjudices causés directement à une personne ou à ses biens.

Dans ce contexte, les éléments naturels (l’eau, les terres, la faune, la flore…) sont essentiellement considérés comme des ressources pour l’homme, qui peuvent être appropriées et exploitées économiquement, et ne détiennent donc pas de droits particuliers.

En France, jusqu’au XXIème siècle, il ne pouvait y avoir de préjudice causé aux entités naturelles si un intérêt particulier ou collectif n’était pas en jeu. Ainsi, l’atteinte au vivant, non-humain, ne pouvait pas être sanctionnée en l’absence de propriété ou de préjudice individuel. Le « préjudice écologique pur » change la donne en France[4]. Introduit à la suite du naufrage du pétrolier Erika, par un célèbre jugement de la Cour de Cassation, en date du 25 septembre 2012, puis consacré en droit par la loi du 8 août 2016, le préjudice représente un progrès pour permettre la réparation de dommages écologiques, sans qu’il ait nécessairement un impact sur l’homme.

Naufrage du pétrolier de Total, l’Erika en 1999 au large des côtes bretonnes, provoquant une marée noire d’ampleur, sources : Ouest France, France 24
Naufrage du pétrolier de Total, l’Erika en 1999 au large des côtes bretonnes, provoquant une marée noire d’ampleur, sources : Ouest France, France 24

D’après le Code civil, le préjudice écologique consiste en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement (article 1247 Code civil). Lorsque l’une ou plusieurs des composantes (élément, fonction ou bénéfice collectif) sont touchées, le préjudice écologique peut être qualifié. En réalité, les éléments, fonctions des écosystèmes et bénéfices collectifs sont interdépendants et interagissent entre eux. Une atteinte à un élément naturel provoquera des atteintes aux fonctions des écosystèmes, entraînant in fine des dommages pour l’homme.

Selon le Code civil (article 1246), toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer. Cette réparation s’effectue prioritairement en nature, pour tenter de restaurer l’écosystème abimé. Les personnes qui peuvent intervenir devant le juge pour obtenir réparation du préjudice sont des personnes morales comme l’État, les collectivités territoriales, l’Office français de la biodiversité (OFB) et certaines associations de protection de l’environnement précises. Les recours ne sont pas ouverts à toutes les personnes physiques.

Pour nombre de juristes, le préjudice écologique a été considéré comme la reconnaissance de droit propres pour la nature, pour sa valeur intrinsèque, indépendamment des répercussions sur les intérêts humains.

Toutefois, pour d’autres ce préjudice écologique ne va pas suffisamment loin pour assurer le maintien des écosystèmes en bon état et élude la question des milieux dégradés de longue date ainsi que leur restauration. De plus, il n’existe pas aujourd’hui de méthode harmonisée pour apprécier le préjudice écologique. La décision revient donc aux juges – pas toujours formés aux enjeux écologiques – qui se prononcent sur la base des expertises réalisées.

Par ailleurs, au regard de la réparation prioritaire du préjudice en nature, la question du suivi des mesures est fondamentale mais n’est pas toujours évidente. Par ailleurs, les plaidants doivent apporter la preuve et être en mesure d’apporter une expertise pour constater et chiffrer les réparations, qui en pratique fait que le préjudice écologique a peu été appliqué jusqu’à présent (Roulaud, Roy, Bouteau, 2020).

La démarche du préjudice écologique pur comporte, à certains égards, des similarités avec celle des droits de la nature, en reconnaissant une valeur intrinsèque aux écosystèmes et s’inscrit donc en continuité de celle-ci. Néanmoins, il ne reconnaît pas les entités naturelles comme sujets de droit, pouvant engager des actions en justice en leur nom, et revêt ainsi une autre dimension philosophique.

Faire des entités naturelles, des sujets de droit : une idée qui fait son chemin

Face aux limites du droit de l’environnement, d’autres juristes et associations militent pour accorder une personnalité juridique à des milieux naturels, qui pourront ainsi être directement représentés dans les tribunaux. En devenant sujet de droit, des actions en justice au nom d’éléments naturels pourraient être engagées.

Cette personnalité juridique devrait nécessairement être accompagnée de communautés « gardiennes » ou chargées de la gestion et de la protection, qui pourraient se pourvoir en justice si besoin. Des initiatives en ce sens émergent en France, pour protéger les rivières et les cours d’eau. Le Parlement de Loire, l’appel du Rhône, la proclamation de droits au fleuve Tavignano en Corse sont des exemples de mouvements français locaux pour la reconnaissance d’une subjectivité aux écosystèmes.

Ces réflexions prennent racine dans des traditions de peuples autochtones et s’inspirent des combats menés dans d’autres parties du monde, tout en étant hybridées avec le droit moderne (Petel, 2018). Si l’on reprend l’idée que la nature n’existe pas comme unité séparée de la culture en dehors de l’Occident, vouloir doter la nature de droit semble être une idée moderne.

Dans son article disruptif « Les arbres peuvent-ils plaider ? » publié en 1972, Christopher Stone fut l’un des premiers à émettre l’hypothèse que des arbres puissent se défendre en justice et plaider via l’intermédiaire de représentants. En effet, l’affaire opposait la compagnie Walt Disney à une association de défense de l’environnement, Sierra Club, qui fut déboutée au motif qu’elle n’avait pas d’intérêt à agir pour défendre ces arbres qui n’étaient pas situés sur des terrains lui appartenant.

Il ne faut pas concevoir de manière uniformisée les différentes initiatives de reconnaissance d’une personnalité juridique de ces dernières années aux quatre coins du globe. Un mouvement de reconnaissance des droits de la Terre a émergé en Amérique du Sud, en héritage d’un contexte colonial et extractiviste marqué. L’Équateur, suivi par la Bolivie, a reconnu, en 2008, des droits en faveur de la Terre mère—la Pacha Mama— en les inscrivant dans sa constitution.

La constitution équatorienne précise que la Pacha Mama « où se reproduit et se réalise la vie, a droit au respect absolu de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de ses fonctions et de ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nation, pourra exiger de l’autorité publique le respect des droits de la nature (article 71). »

Par ailleurs, des initiatives plus locales pour reconnaître des écosystèmes précis naissent. En 2017 en Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui, a été reconnu comme une entité vivante ayant le statut de personne morale, protégé par les Maoris. D’autres initiatives se multiplient, et sont recensées sur la plateforme « Harmony with nature » de l’ONU. En Inde, le Gange et la Yamuna ont été désignés comme personnes morales[5]. En Europe, l’Espagne a récemment reconnu une personnalité juridique à la lagune de la « Mar Menor » et à son bassin versant le 30 septembre 2022.

La Mar Menor représente un exemple typique d’un espace naturel fortement protégé par le droit (site Ramsar et site Natura 2000 avec une partie de la lagune reconnue en tant que parc naturel régional), mais qui n’a pourtant pas empêché une détérioration accrue avec une très forte eutrophisation de la lagune. Désormais, avec la personnification de la lagune, tout citoyen peut intenter une action en justice pour tenter de la protéger.

Lagune Mar Menor, source : Greenpeace
Lagune Mar Menor, source : Greenpeace

Toutefois, les débats autour de la subjectivation des entités naturelles divisent la communauté juridique. En effet, pour certains, doter la nature d’une personnalité représente une étape vers un changement de paradigme plus profond de la relation entre l’homme et le vivant qui devrait conduire à une transformation symbolique profonde des usages du monde : « pour ses promoteurs, elle conduit à – ou si l’on adopte un point de vue de philosophie morale, se fonde sur— une conception des relations entre nature et société selon laquelle la nature se voit accorder une valeur pour elle-même et où les humains sont alors pensés dans une relation d’étroite interdépendance avec elle.

Cette conception s’oppose à celle plus couramment admise encore aujourd’hui selon laquelle l’homme est extérieur à la nature et dans une relation d’usage avec elle. » (Brunet, 2019). Marie-Angèle Hermitte va jusqu’à proposer une forme « d’animisme juridique » pour faire reconnaître les non-humains comme véritables sujets de droit.

Néanmoins, pour d’autres juristes, accorder la personnalité juridique est loin de constituer une révolution pour les écosystèmes et serait une mesure essentiellement symbolique sans réelle effectivité garantie. D’après l’avocat et professeur de droit de l’environnement, Arnaud Gossement, doter la nature d’une personnalité juridique serait « une mauvaise réponse à une bonne question » (Le Monde, 2022). Certains craignent une confrontation entre droits de l’homme et droit de la nature, avec un délicat équilibre à trouver.

Pourtant, pour les défenseurs des droits de la nature, le « but n’est pas de hiérarchiser mais d’établir un juste rapport de force entre les intérêts humains et les besoins essentiels des entités naturelles » selon Marine Calmet, juriste de l’association Wild Legal. (Le Monde, 2022). Les droits de la nature n’ont pas à s’opposer à ceux des hommes puisqu’ils visent à garantir la possibilité de vivre dans un environnement sain et la pérennité de la biosphère (Petel, 2018).

Surtout, doter la nature d’une personnalité pourrait rester une mesure essentiellement symbolique, sans effet certain. En Équateur, la décision de doter la Pachamama de droit ne s’est pas accompagnée d’un changement majeur dans l’appréciation des juges des intérêts contradictoires ( économique, social et écologique, puisque plusieurs projets, y compris miniers, se sont poursuivis.

Se concentrer sur le respect et l’amélioration des dispositifs de droit de l’environnement existants représente déjà un chantier colossal. Une personnification de la Nature comme un ensemble semble manquer d’effectivité aujourd’hui, quand les initiatives ciblant directement des écosystèmes précis seraient plus prometteuses (Faraüs, 2022).

« La priorité serait plutôt d’appliquer le droit de l’environnement déjà existant, en établissant son « intégrité » et surtout sa « non-régression », principe auquel il est essentiel de donner une valeur constitutionnelle de manière urgente », Marta Torre-Schaub, sur les évolutions du droit[6] (Le Monde, 2020).

A l’heure actuelle, faute de moyens suffisants, le droit de l’environnement est insuffisamment appliqué et encore peu dissuasif. A titre illustratif, les services de l’État chargés de contrôler les installations industrielles classées par exemple sont peu nombreux par rapport à l’ensemble des installations (500 000 activités classées pour 1 500 agents en DREAL).

Une autre critique réside dans la faible capacité de transposition dans les sociétés occidentales. La majorité de ces démarches s’inscrivent en cohérence avec une cosmogonie propre aux peuples autochtones qui habitent les lieux considérant les hommes comme des vivants parmi les vivants, et écosystèmes et les hommes comme un tout sans les dissocier, avec des formes de spiritualités particulières.

C’est pourquoi, l’exportation en Europe suscite la méfiance de nombreux spécialistes du droit de l’environnement qui estiment que ce concept ne serait pas transposable, faute d’une population suffisamment réceptive et que la reconnaissance de la personnalité juridique de la nature serait peu adaptée aux schémas de pensée occidentaux.

Toutefois, la récente adoption d’une personnalité juridique à la Mar Menor en Espagne, ainsi que la multiplication des expérimentations comme le Parlement de Loire en France invitent à élargir la focale et reconsidérer un intérêt propre à ces démarches dans les pays occidentaux. Au-delà de ces débats sur l’efficacité du droit de l’environnement et de la personnalité juridique sur la protection des écosystèmes, cette résurgence conceptuelle invite à repenser la question de la gestion de ces espaces et milieux, en tant que biens communs.

C’est la thèse défendue par Thibaut Faraüs, dans son ouvrage Les écosystèmes ont-ils des droits ? paru en 2022, qui appelle à penser conjointement l’essor des droits de la nature en accord avec un nouvel esprit des « biens communs ». Les biens communs représentent des « ressources », qui n’appartiennent à personne, notamment les éléments naturels : l’eau, les sols, la mer, l’air, etc.

Finalement, de ces enjeux de personnalité juridique ressort également la nécessaire présence d’une communauté pour en assurer la garde. La personnalité juridique peut difficilement s’envisager sans une communauté pour assurer la représentation de l’entité naturelle et permet également de penser d’autres modes de gouvernance pour garantir ces droits à la nature, associant plus étroitement la société civile et les scientifiques aux institutions. Dans le cas de la Mar Menor, une communauté a été instituée et se compose de plusieurs instances (administrative, scientifique, et suivi) regroupant l’État, des scientifiques et la société civile, pour penser de nouveaux modes de gestion de la lagune (Delzangles, 2022).

Dans tous cas, les juristes en faveur de la reconnaissance de la personnalité s’accordent sur le point que ce ne sera pas suffisant pour freiner la destruction des écosystèmes, sans réorganisation profonde des économies et des sociétés. Cette reconnaissance de droit de la nature participe sur le plan juridique et symbolique, à un mouvement plus vaste de réorientation de la société pour préserver son habitabilité. L’enjeu n’est plus simplement de protéger les écosystèmes, avec une arme du droit jusqu’ici déficiente, mais de refonder une autre relation au vivant, par une pluralité de démarches, dont les droits de la nature.

Changer nos imaginaires : le pouvoir des fictions juridiques

C’est aussi face à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, où nos représentations sont complètement marquée par la séparation homme-nature dans un rapport d’exploitation, que la multiplication d’initiative pour influencer sur les imaginaires trouve son sens. La crise écologique est le symptôme plus profond d’une « crise du rapport au monde ». Le pouvoir des images, des récits est fondamental dans les sociétés qui reposent sur des visions du monde, croyances et des mythes bien ancrés.

Au-delà de la vision rationnelle sur l’état de destruction des écosystèmes, qui ne suffit pas à engager un vaste mouvement de transition nécessaire, la mobilisation de l’émotion, de l’art et de la culture semble essentielle pour parvenir à changer nos imaginaires, et rendre — en somme — une reconnexion au monde vivant désirable. La démarche du Parlement de Loire, portée par le Polau (pôle arts et urbanisme) entend travailler dans cette direction pour œuvrer à la reconnaissance de droits d’une entité non-humaine, le fleuve.

Elle cherche à créer une commission et ouvrir des brèches sur les manières de représenter la Loire. Elle associe des juristes, des artistes, des écrivains, des philosophes, urbanistes pour allier une approche sensible et citoyenne, se posant en mandant de l’écosystème de la Loire. En constituant une fiction juridique autour du fleuve, et s’inspirant du « Parlement des choses » de Bruno Latour visant à donner lieu à une autre forme de démocratie représentative, comme hybridation des formes politiques et scientifiques rassemblées dans une même enceinte de discussion.

Cette expérience vise à recréer un lieu de discussion, de dialogue autour du fleuve et à rendre possibles de nouveaux imaginaires et une « nouvelle fiction » performative et transformative du droit, et sortir d’une vision anthropocentrée. Ces formes plus expérimentales de délibération démocratique, sont également une manière de renouer avec des formes moins techniques, plus narrative, d’attachement au vivant, pour reconnaitre pleinement la Loire comme une entité vivante.

Les conversations du Parlement de Loire, source : Polau, crédits : l’assemblée immatérielle, Zazü, Jean-Charles Boilevin
Les conversations du Parlement de Loire, source : Polau, crédits : l’assemblée immatérielle, Zazü, Jean-Charles Boilevin

Conclusion

Le droit est le reflet de nos sociétés, et face à l’urgence écologique, se doit d’évoluer pour redéfinir notre relation au vivant, avec la notion d’interdépendance au cœur de ce travail. Le mouvement des droits de la nature se développe face à l’impuissance des législations et réglementation pour freiner les atteintes aux écosystèmes.

Deux voies principales – et parallèles ? – émergent : renforcer le droit existant ou le repenser fondamentalement à l’aune d’un nouveau rapport aux entités naturelles en leur accordant une personnalité juridique. Les débats nourris sur les évolutions à venir sont loin d’être clos, mais ont le mérite de nous inviter à reconsidérer la place de l’homme dans les milieux naturels et les écosystèmes. Il est également indispensable d’entrevoir ces différentes démarches juridiques dans leur singularité, ancrées dans des contextes locaux.

« Il ne suffit plus de protéger, il faut cohabiter » disait le philosophe Olivier Renaud (podcast RFI, 2023). Les mouvements pour les droits de la nature sont une ode pour réapprendre à vivre avec le vivant, et non pas contre lui.

Sources / Pour aller plus loin

Ouvrages et articles

Brunet Pierre, “Vouloir pour la nature”, Journal of Interdisciplinary History of Ideas [Online], 15 | 2019, Online since 15 December 2019, connection on 24 October 2023. URL: http://journals.openedition.org/jihi/419

Cailloce Laure, 2017. Le droit peut-il sauver la nature ?, CNRS Le Journal, https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-droit-peut-il-sauver-la-nature

Colé Jules, 2022, Comment faire évoluer nos imaginaires pour changer nos relations au monde

vivant et aller vers un monde soutenable et harmonieux ?, mémoire de recherche, Institut Catholique de Paris, 123 p.

David Victor, 2017. « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna. » Revue juridique de l’environnement vol. 42, n° 3, pp. 409-424.

Delzangles, Hubert. 2023 « La reconnaissance, en Espagne, de la personnalité juridique et de droits à la « mar menor ». Une contribution à la réflexion sur les « biens communs environnementaux » ? », Revue juridique de l’environnement, vol. 48, no. HS22, pp. 173-182.

Descola Phillipe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, 640p.

Faraüs Thibault, 2022. Les écosystèmes ont-ils des droits ?, Lyon, Editions Libel, 130p.

Fonbaustier, Laurent. « L’(in)efficience de la norme environnementale », Délibérée, vol. 8, no. 3, 2019, pp. 19-25.

Fressoz, J., Graber, F., Locher, F. & Quenet, G. 2014. III. Menaces, régulations, environnements. Dans : Jean-Baptiste Fressoz éd., Introduction à l’histoire environnementale (pp. 35-54). Paris: La Découverte.

Hermitte Marie-Angèle, 2011. « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences sociales vol. 1, n°66, pp. 173–212.

Latour Bruno. « Esquisse d’un Parlement des choses », Écologie & politique, vol. 56, no. 1, 2018, pp. 47-64.

Ménard, B. & Rias, N. (2020). Le préjudice écologique. Revue générale de droit, 50(2), 397–406. https://doi.org/10.7202/1074601ar

Morizot Baptiste, 2020 Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 336p.

Petel Matthias. « La nature : d’un objet d’appropriation à un sujet de droit. Réflexions pour un nouveau modèle de société », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 80, no. 1, 2018, pp. 207-239.

Rouleau Juliette, Roy Loraine et Boutaud Benoît, « Accorder des droits à la nature : des retours d’expérience qui invitent à la prudence », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Débats et Perspectives, mis en ligne le 05 octobre 2020, consulté le 21 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/28502 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.28502

Presse et médias spécialisés

Claire Legros, 21 octobre 2022. Accorder des droits à la nature, une révolution juridique qui bouscule notre vision du monde, Le Monde, <https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/21/accorder-des-droits-a-la-nature-une-revolution-juridique-qui-bouscule-notre-vision-du-monde_6146749_3232.html>

Marta Torre-Schaub, 29 juin 2020, Tribune : crime d’écocide : « la priorité serait plutôt d’appliquer le droit de l’environnement déjà existant », Le Monde, <https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/29/crime-d-ecocide-la-priorite-serait-plutot-d-appliquer-le-droit-de-l-environnement-deja-existant_6044499_3232.html>

Thomas Wagner, 14 septembre 2023, La 6ème limite planétaire est officiellement dépassée, Bon pote, <https://bonpote.com/la-6eme-limite-planetaire-est-officiellement-depassee/

https://www.observatoire-culture.net/parlement-loire-droit-coleres-monde/>

Sites

Site, Notre affaire à tous, https://notreaffaireatous.org/

Site, Parlement de Loire, https://www.parlementdeloire.org/

Site, Harmony with nature, http://www.harmonywithnatureun.org/rightsOfNature/

Podcasts

Dazibao, Les droits de la nature avec Thibaut Faraüs, octobre 2023, https://www.dazibao-lepodcast.fr/2023/10/10/episode-16-thibault-et-les-droits-de-la-nature/

RFI, Autour de la question, Pourquoi avons-nous tant besoin du droit pour l’environnement ? 10 avril 2023, https://www.rfi.fr/fr/podcasts/autour-de-la-question/20230410-pourquoi-avons-nous-tant-besoin-du-droit-pour-l-environnement

[1] Premier sommet international sur l’environnement du 5 au 16 juin 1972.

[2] Particulièrement de l’industrie chimique.

[3] Sans être exhaustif, quelques réglementations européennes et nationales sur les enjeux environnementaux et climatiques :

  • Au niveau européen : Directive Habitat-faune-flore de 1992, règlement Reach de 2006, loi européenne sur le Climat de 2021 …
  • Au niveau national: Loi ICPE de 1976, loi protection de la nature espèces protégées de 1976, Lois Grenelle I et II 2008 et 2010, loi sur la transition énergétique de 2015, loi climat et résilience de 2021, etc.

[4] Un préjudice écologique indirect, dérivé, existait déjà mais avec une portée limitée par rapport au droit de l’environnement existant et aux atteintes déjà réparables (Menard, Rias, 2020). Auparavant, la réparation était admise dans certains cas limités, notamment lorsqu’il y avait un préjudice moral (Cass, 1er civ, 16 nov 1982) : préjudice écologique indirect.

[5] Décision juridique, finalement retoquée par les juges.

[6] Propos tenus pour l’introduction du crime d’écocide mais qui se rejoignent.

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