Article de Philippe Chausson (RSEDD 2023-2024)

Introduction

Dans une interview au Parisien le 3 octobre 2022, Jean-Marc Jancovici donne un exemple d’action qui pourrait être mise en place dans le cadre d’une sobriété choisie, pour limiter les émissions de CO2 : fixer un quota de 3 ou 4 vols par personne au cours de sa vie. Interrogé par Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter dans le Grand Entretien, JMJ confirme cet ordre de grandeur une première fois le 23 octobre 2022, puis à nouveau le 30 mai 2023 lorsque Léa Salamé lui repose la question au détour des annonces du gouvernement Borne sur la transition énergétique. Cette fois, les médias s’en emparent (probablement lié à l’approche des grandes vacances et aux départs en avion à venir) et créent le buzz : doit-on se limiter à quatre vols par an au cours de sa vie ? qui aboutit à une enquête CSA pour BFM TV le 28 juillet.

D’où vient ce chiffre ?

Dans un rapport « Pouvoir voler en 2050 : quelle aviation dans un monde contraint », publié en mars 2021, le collectif Supaero decarbo en collaboration avec le Shift Project tente de définir les conditions qui permettraient à l’industrie de se décarboner d’ici 2050 comme elle le prévoit, et si ces conditions sont compatibles avec la croissance prévue du secteur supérieure à 3% par an[1]. Les auteurs définissent au préalable un budget carbone cible compatible avec le scénario du GIEC RCP 2.6, qu’ils calculent à 1 170 Gt de CO2 globalement sur la période 2018-2100 pour avoir 67% de chance de rester sous 2°C de réchauffement.

Sur cette base, le secteur aérien dispose donc d’un quota total de 29.9Gt[2] de CO2 à émettre d’ici 2100. Prenant comme point de départ les émissions du secteur de 2018 qui étaient de 1,077Gt de CO2, il faudrait appliquer une baisse annuelle de 3,4% sur la période 2019-2100, pour que les émissions cumulées en 2100 correspondent à 29,9Gt toutes choses égales par ailleurs. Dans le même temps, les compagnies aériennes soutiennent qu’elles seront capables d’atteindre Net Zero en 2050 (ce qui, dans l’hypothèse ci-dessus, nécessiterait une baisse de 8,4% par an d’ici 2050).

Les auteurs passent au crible les différentes conditions qui pourraient soutenir la décarbonation, en premier lieu desquelles les progrès techniques sur les moteurs, les avions, et les énergies alternatives) : d’une manière générale, il est convenu que les progrès techniques autre que des ruptures technologiques permettent un gain maximum de 2% par an, conditionné par ailleurs au renouvellement des flottes. Pour véritablement voler bas carbone, il faudra compter sur :

  • l’avion hybride ou électrique, mais les technologies actuelles de stockage de l’électricité font qu’à puissance équivalente, la batterie pèse 10 fois le poids du kérosène donc le développement sera sur des distances courtes ; sans parler du mix électrique qui devra être décarboné ;

 

  • l’avion à hydrogène : Airbus annonce un prototype pour 2035, mais pas de plan de développement à grande échelle ; par ailleurs, l’hydrogène nécessite à minima 3 fois l’espace de stockage du kérosène à usage équivalent, et il faudra changer les infrastructures aéroportuaires pour le stocker ; pour finir au moment de l’étude, l’hydrogène n’était pas présent naturellement et il est donc nécessaire de le synthétiser, ce qui nécessite de l’énergie qui elle-même devra être décarbonée.

 

  • les autres carburants alternatifs de synthèse, que sont les biocarburants (notamment en provenance de déchets agricoles, forestiers ou municipaux pour ne pas concurrencer l’usage des sols avec la production alimentaire) et les Power-to-Liquids (produits par électrolyse de l’eau pour produire du dihydrogène, qu’il faut ensuite combiner avec du CO2), qu’on appelle également SAF (Sustainable Aviation Fuels) lorsqu’ils sont certifiés: c’est la solution la plus prometteuse pour la décarbonation du secteur, car compatible avec les infrastructures et mélangeable avec le kérosène (on parle de drop-in fuel ; le mix est limité à 50% actuellement). Ces SAFs émettent autant de CO2 que le kérosène à la combustion, en revanche la phase amont permet d’éviter de 70% à 90% des émissions totales (notamment car il faut du CO2 pour les produire). Les contraintes qui pèsent sur le développement de ces carburants sont le mix énergétique des pays dans lequel ils sont produits, leur prix (3 à 8 fois plus cher que le kérosène), l’outil de production, et le manque de directive des états pour soutenir cette filière.

Une autre condition de réduction des émissions tient au renouvellement des flottes, qui permet de diffuser les gains d’efficacité sur les moteurs et les avions. A l’échelle mondiale, l’ICAO (International Civil Aviation Organisation) estime que ce renouvellement a lieu tous les 25 ans mais il existe des disparités fortes selon les compagnies aériennes (14 ans pour Air France, 11 ans pour d’autres compagnies européennes similaires, 6 ans pour les compagnies du golfe et asiatiques). Une accélération de ce renouvellement dépend de l’outil de production de Boeing et d’Airbus, et de la capacité financière des compagnies aériennes.

Une troisième condition concerne les gains d’efficacité au sol et en vol, que les auteurs estiment pouvoir être de 10% à horizon 2050 en étant optimiste.

Ce rapport présente en conclusion deux scénarios: Maverick et Iceman, selon lesquels la croissance  maximale du secteur compatible avec un objectif 2°C d’ici 2100 devrait être respectivement de 2,5% par an et de -0,8% par an d’ici 2050, et ce si les hypothèses ci-dessous sont mise en œuvre dès 2025 :

C’est à ce rapport que Jean-Marc Jancovici renvoie pour expliquer le besoin de réduire le trafic aérien : pour lui la réduction est obligatoire et ne peut être faite que de deux manières : par les prix, mais il considère que c’est injuste ; ou par les quotas.

Le chiffre de 4 vols par personne est le résultat d’une règle de trois[3]: 8 milliards d’individus ayant les mêmes droits qui prennent 4 fois l’avion dans leur vie, c’est 32 milliards de passagers transportés, soit 450 millions de passagers par an sur la base d’une espérance de vie de 70 ans.

Ce dernier chiffre représente à peu près 10% du trafic passagers pré-covid (4,5 milliards de passagers en 2019), et 20% du trafic post covid (2,1 milliards en 2021), qui est celui vers lequel l’industrie aérienne doit tendre pour respecter les accords de Paris.

Est-il réaliste ?

L’ATAG (Air Transport Action Group) a publié la deuxième édition de son étude« Waypoint 2050 » en Septembre 2021, dans laquelle sont proposés 4 scénarios compatibles avec les objectifs Net Zero du secteur, en faisant des hypothèses autour des mêmes axes d’amélioration: l’innovation technologique du secteur, l’efficacité opérationnelle, le SAF, et les technologies extra-sectorielles type « Direct Air Capture and Storage » et « Carbon Capture and Storage » préconisées par le GIEC comme l’un des instruments pour atteindre la neutralité carbone tous secteurs confondus.

Ces scénarios sont établis sur la base d’une croissance annuelle du trafic de 3,1%. L’’ATAG considère également que les objectifs du secteur sont très ambitieux, pour autant elle conclue qu’ils sont atteignables au prix d’efforts énormes de la part des industriels, gouvernements, financiers, et chercheurs[4].

Le scénario 0 ci-dessous s’appuie sur les technologies extra-sectorielles qui devront extraire 970Mt à 1500Mt de CO2 d’ici 2050, ce qui semble démesurée d’une part parce que la production de 2021 est de 0,01MtCO2, et qu’il faudrait atteindre 980Mt d’ici 2050 pour arriver à NetZero d’après l’IEA[5], d’autre part car cela supposerait d’affecter l’intégralité des réductions à l’aviation. L’autre variable d’ajustement sont les SAFs, dont l’hypthèse haute est une production de 240 milliards de litre dici 2050, ce qui représenterait près de la moitié des besoins en fuel du secteur.

Les scénarios 1, 2 et 3 maintiennent la part des technologies type DAC dans des proportions plus réaliste (entre 115 et 155Mt), et utilisent font varier les leviers SAFs et ruptures technologiques  (avions à hydrogène et avions hybrides/électriques) pour arriver à NetZero en 2050 dans des proportions beaucoup plus ambitieuses, ou aggressives, que le rapport de Supaero Decarbo et sans vraiment tester les hypothèses prises.

En résumé, les deux rapports analysent les mêmes variables, et mettent en avant les mêmes risques. Ils s’entendent aussi sur le fait que les innovations technologiques propre au secteur aérien bénéficieront essentiellement aux vols courts et moyens courriers, c’est-à-dire pour des distances inférieures à 6000km et des durées de vol inférieures à 8h donc typiquement des vols domestiques et régionaux : les avions hybrides / électriques et ceux à hydrogène ne seront probablement pas en capacité de faire des distances longues, et la décarbonation des vols long courrier passera donc nécessairement par l’utilisation de SAFs.

Au final, ce qui les différencie, ce sont les partis pris et les conclusions pour l’un fondées sur les ambitions des états et les capacités technologiques actuelles, et pour l’autre sur des hypothèses de développement très optimistes.

Côté positif, les récentes nouvelles en Europe et aux USA redonnent de l’espoir: une proposition de revoir les objectifs à la hausse de  ReFuel EU a été déposée en Avril 2023 avec en ligne de mire 70% minimum de SAFs au départ des vols européens d’ici 2050 ; le Département de l’Énergie des USA vient d’annoncer un investissement de 1,2Mds de dollars dans 2 sites de DAC.

En revanche si l’on regarde la réalité, la trajectoire de croissance du secteur aérien depuis la publication de ces rapports (cf graph ci-dessous) suit une tendance de croissance plus forte que pré-covid : à gauche, les émissions cumulées des trafics domestique et international; à droite, la représentation pour chacun en MtCO2 et la trajectoire à suivre (en pointillé) pour atteindre les objectifs de 2030 : on voit clairement un dérapage dans le mauvais sens, ce qui pour l’heure donne raison à l’approche conservatrice du rapport de Supaero Decarbo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source 
IEA, CO2 emissions in aviation in the Net Zero Scenario, 2000-2030, IEA, Paris https://www.iea.org/data-and-statistics/charts/CO2-emissions-in-aviation-in-the-net-zero-scenario-2000-2030, IEA. Licence: CC BY 4.0

Pour conclure

La garantie d’avoir une industrie aérienne décarbonée d’ici 2050 est plus qu’improbable pour ne pas dire impossible ; et même l’objectif d’une décarbonation totale à horizon 2100 semble optimiste. La sobriété s’impose, et l’idée d’instaurer un quota pour assurer la trajectoire n’est pas absurde au moins le temps que la décarbonation se fasse – c’est-à-dire, sur la base d’une génération tous les 25 ans, au moins pendant 3 générations.

Le calcul effectué n’était que pour donner un ordre de grandeur de ce qu’il pourrait être s’il devait respecter justice sociale et objectif de décarbonation ; il a pour intérêt de nous interroger sur nos modes de vie: avons-nous « besoin » de prendre l’avion? Pouvons-nous voyager autrement (moins loin, ou plus lentement)?

La bonne nouvelle, c’est que contrairement à ce qu’avaient relayés plusieurs médias auparavant qui jugeaient ce quota inacceptable pour les français, l’enquête CSA[6] montre que 41% des français y sont favorables, et 64% sont favorable à une réduction de leur utilisation de l’avion à moyen terme.

A l’échelle de la France, c’est donc une source d’espoir que la sobriété raisonnée peut s’envisager, et les pouvoirs publics devraient s’en emparer pour l’organiser. D’ici là, une méthode simple et efficace consisterait à reduire le nombre de vols autorisés à décoller et atterir au départ de nos aéroports, à l’instar de ce qu’ont fait les Pays-Bas à Schiphol et le Mexique à Mexico.

Sources

https://www.leparisien.fr/societe/jean-marc-jancovici-face-a-nos-lecteurs-jai-plus-peur-de-laisser-mes-enfants-traverser-la-rue-que-du-nucleaire-03-10-2022-COLCHDWFE5GVBBCRM6NNZI2EQQ.php [leparisien.fr]

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mardi-30-mai-2023-5670062

https://theshiftproject.org/article/quelle-aviation-dans-un-monde-contraint-nouveau-rapport-du-shift/

https://www.atag.org/resources/waypoint-2050-2nd-edition-september-2021/

https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/transports/41-des-francais-se-disent-prets-a-ne-prendre-l-avion-que-4-fois-dans-leur-vie_AV-202307310412.html

https://www.aerotime.aero/articles/dutch-court-confirms-flight-reduction-at-amsterdam-schiphol-airport

https://airlinegeeks.com/2023/09/01/1-000-flights-per-week-to-be-cut-at-mexico-city-international-airport/

[1] L’International Air Transport Association tablait sur une croissance de 3,2 à 5,3% entre 2019 et 2030.

[2] Les auteurs prennent 2018 comme référence: les émissions du secteur aérien représentaient 2,58% du total.

[3] https://www.linkedin.com/posts/jean-marc-jancovici_%C3%A9dito-quota-de-4-vols-en-avion-dans-une-activity-7070390844230397952-bapi?utm_source=share&utm_medium=member_desktop

[4] Voir rapport page 6, Q&A : “can aviation meet net zero by 2050?”, ATAG Waypoint 2050 2nd edition

[5] IEA (2022), Direct Air Capture 2022, IEA, Paris https://www.iea.org/reports/direct-air-capture-2022, License: CC BY 4.0

[6] Cette étude a été menée par l’Institut CSA et réalisée en ligne, le 18 juillet 2023, auprès d’un échantillon représentatif de 1 010 Français âgés de 18 ans et plus

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