Article de Kervin Vernhet (RSEDD 2022-23)

 

Introduction

Popularisée par la presse française lors des épisodes caniculaires de l’été 2019, l’expression « éco-anxiété » a fait son apparition il y a maintenant plusieurs années, pour désormais décrire l’anxiété que certaines personnes peuvent vivre au regard des impacts à court et long terme du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. C’est précisément durant l’été 2019 qu’à titre personnel, j’ai commencé à expérimenter cet état, d’autant plus nourri par l’approfondissement personnel des différents scénarios établis par les scientifiques du GIEC.

Pour autant, face aux constats scientifiques amers portant sur une réalité difficilement acceptable, l’effondrement moral ne peut constituer une solution. Deux pistes face à cet état : l’action (suivre une formation peut être un premier pas), et chercher des ancrages positifs sur lesquels s’appuyer. C’est en creusant ce deuxième aspect que j’ai découvert le mouvement Solarpunk, qui se propose justement de réinjecter des affects positifs dans notre imaginaire, tranchant ainsi avec les visions collapsologiques du moment.

En creusant ce thème, j’ai découvert que ce mouvement, contrepied au cyberpunk, dépassait son cadre initial – la littérature – pour englober plus généralement d’autres arts, et finalement devenir un manifeste de vie. C’est ce mouvement que je propose de présenter succinctement dans les pages suivantes, depuis ses origines aux développements actuels, en passant par ses propres contradictions. Je ponctuerai par ailleurs parfois mes propos d’extraits du livre « Un Psaume pour les recyclés sauvages » (Becky Chambers – 2021 | Prix Hugo du meilleur roman court 2022), ouvrage qui illustre parfaitement ce mouvement à mes yeux, et dont je recommande la lecture.

 

Les origines – Une alternative au cyberpunk

 

Les visions dystopiques, froides et pessimistes de l’avenir sont nombreuses, en particulier au regard de la prise de conscience des impacts négatifs de l’homme sur l’environnement. Toutes ces représentations se sont en particulier développées dans les années 70/80 au travers de différents mouvements, notamment littéraire (science-fiction), mettant en avant des sociétés technologiquement avancées (technologies de l’information, cybernétique) par ailleurs totalement dystopiques et uchroniques.

C’est en particulier le cas du Cyberpunk. Des œuvres de la pop-culture comme le film Blade Runner ou la bande dessinée Mortelune illustrent la représentation de cet avenir sombre. Cette contre-culture Cyberpunk s’est ainsi développée comme une contrepartie à l’euphorie ambiante des années 80, exacerbant par son cynisme les conséquences déjà visibles sur l’environnement et la société de la civilisation capitaliste.

Cependant, à la fin des années 2000 apparaît pour la première fois le terme « Solar Punk » sur le site « Republic of the Bees ». À l’opposé du « No futur » du Cyberpunk, des optimistes prennent ainsi le courant à contrepied afin de proposer de nouveaux récits alternatifs, visant à « déprogrammer l’apocalypse », pour citer Jay Springett lors de lors d’une conférence au Het Nieuwe Instituut de Rotterdam en 2018.

 

Le Solar Punk : un mouvement littéraire

 

Comme son nom l’indique, le Solar Punk se concentre sur les énergies renouvelables, notamment l’énergie solaire, les nouvelles technologies et des moyens réducteurs d’émission de carbone pour envisager un avenir positif pour l’humanité.

« Le bas de la roulotte perdit rapidement toute apparence d’organisation pour se transformer en laboratoire de fortune. Des pots de fleurs et des lampes horticoles occupaient le moindre recoin (…) Pendant la journée, Dex profitait de l’abondance d’électrons pour faire tourner devant le chariot un désyhdrateur qui transformait les baies et les agrumes en copeaux moelleux. C’était parmi ces objets bienveillants que Dex passait des heures à mesurer, marmonner, verser, réfléchir ».

Un psaume pour les recyclés sauvages, Becky Chambers – 2021

Le premier recueil officiel de nouvelles Solarpunk parait ainsi au Brésil en 2012 chez l’éditeur de science-fiction et de Fantasy « Editora Draco », qui publie l’ouvrage « Histórias ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável » (Solarpunk : histoires écologiques et fantastiques dans un monde durable), où se mêlent épopées en plein air, énergie solaire et nanotechnologies. Parmi les auteurs portugais et brésiliens, un certain nombre de journalistes scientifiques et d’ingénieurs accolent leurs plumes à celles des littéraires, donnant au projet un air de manifeste. À l’été 2017 sort en anglais l’anthologie « Sunvault, stories of Solarpunk and Eco-speculation », qui consolide le genre.

 

Zoom sur l’esthétisme architectural du Solar Punk

 

Pour autant, le solarpunk dépasse le périmètre de la littérature de science-fiction, pour toucher plus globalement à l’art, l’architecture, la mode, les jeux, etc. A titre d’exemple, l’esthétique visuelle du Solarpunk oscille entre art nouveau et maquette d’architecte de « ville durable » : technologies propres, villes à la végétation luxuriante, etc.

La ville était belle, vraiment belle. Une haute merveille architecturale tout en courbes brillantes et lumières colorées, reliées par l’entrelacs des rails aériens et des allées piétonnes, couvertes de feuillages qui débordaient des balcons et des terre-pleins ; chaque inspiration charriait un parfum d’épices, de nectar, de linge qui séchait dans l’air pur. La ville était un lieu paisible, harmonieux, prospère. Une perpétuelle harmonie où l’on créait, fabriquait, grandissait, essayait, riait, courait. Où l’on vivait.
Un psaume pour les recyclés sauvages, Becky Chambers – 2021

Bien que l’esthétique Solarpunk entre dans le champ de l’utopie, elle peut s’appuyer sur des réalisations bien réelles à l’image du « cosmovitral » de Toluca, un fantastique jardin botanique mexicain, sur la ville-jardin «  Gardens by the bay » de Singapour, sur les villes verdoyantes imaginées par l’architecte Vincent Callebaut ou bien encore sur les riads marocains. L’esthétique du mouvement inspire ainsi des réalisations actuelles, à l’image du projet de renouvellement urbain de Stefano Boeri avec sa forêt verticale Milanaise, Bosco verticale, où la nature vient rencontrer l’architecture.

Autre exemple, à la croisée de la bande dessinée et de l’architecture, l’exposition de mars 2023 de l’architecte Luc Schuiten, « Utopie Végétale – Exposition Solar Punk » à Bruxelles, qui propose de repenser une architecture basée sur une vision poétique où l’invention et la relation avec la nature occupent une place prépondérante. Schuiten fait ainsi part, dans cette exposition, de ses visions utopiques d’une architecture futuriste où il va donner toute la force de son expression créatrice et imaginative, par ses propositions de villes construites uniquement avec des matériaux vivants (« archiborescence »).

 

Le Solar Punk : au-delà des arts, un manifeste

 

Au-delà des arts, le mouvement Solar Punk est également (avant tout ?) un manifeste politique et citoyen qui met en avant une vie humaine en harmonie avec la nature, un monde durable et égalitaire, l’utilisation consciente et optimisée de l’énergie solaire, les nouvelles technologies au service de la société, la réutilisation des objets pour prolonger leur durée de vie, et enfin des structures économiques symbiotiques décentralisées.

« Iel sortit l’ordinateur de poche de son pantalon ample et activa l’écran d’un coup d’index. C’était un bon ordinateur. Comme le voulait la coutume, on le lui avait offert pour ses seize ans. Il avait une coque beige, un écran bien net, et depuis le temps qu’iel le trimballait iel n’avait eu besoin de le réparer que cinq fois. Une machine fiable, faite pour lui servir toute sa vie, comme tous les ordinateurs. »
Un psaume pour les recyclés sauvages, Becky Chambers – 2021

Certaines analyses voient dans le Solar Punk une influence du mouvement « municipaliste » (développement d’une écologie sociale) décrite par le philosophe militant et essayiste écologiste libertaire américain Bookchin, ou encore une influence de la science-fiction féministe des années 1970.

Concrètement, le blog « regenerative design » propose une définition exhaustive de ce mouvement à travers un manifeste dédié :

Le Solarpunk est à la fois une vision du futur, une provocation réfléchie, une manière de vivre et un ensemble de propositions pour y parvenir.

  1. Nous sommes solarpunks parce que l’optimisme nous a été volé et que nous cherchons à le récupérer.
  2. Nous sommes solarpunks parce que les seules autres options sont le déni et le désespoir.
  3. L’essence du Solarpunk est une vision de l’avenir qui incarne le meilleur de ce que l’humanité peut accomplir : un monde post-pénurie, post-hiérarchie, post-capitalisme où l’humanité se considère comme une partie de la nature et où les énergies propres remplacent les combustibles fossiles.
  4. Le “punk” de Solarpunk désigne la rébellion, la contre-culture, le post-capitalisme, le décolonialisme et l’enthousiasme. Il s’agit d’aller dans une autre direction que la conventionnelle, qui est de plus en plus alarmante.
  5. Le Solarpunk est un mouvement autant qu’un genre : il s’agit non seulement des histoires, mais aussi de la manière de les rendre réelles.
  6. Le Solarpunk embrasse diverses tactiques : il n’y a pas une manière unique d’être solarpunk. À la place, diverses communautés de par le monde en ont adopté le nom et les idées et ont bâti des petites niches de révolutions autonomes.
  7. Le Solarpunk fournit une nouvelle perspective précieuse, un paradigme et un vocabulaire avec lesquels nous pouvons décrire un futur possible. Au lieu d’embrasser le rétrofuturisme, le Solarpunk se tourne entièrement vers l’avenir. Pas un futur alternatif, mais un futur possible.
  8. Notre futurisme n’est pas nihiliste comme le Cyberpunk et évite les tendances potentiellement quasi-réactionnaires du Steampunk : il traite d’ingéniosité, de générativité, d’indépendance et de communauté.
  9. Le Solarpunk met l’accent sur la durabilité environnementale et la justice sociale.
  10. Le Solarpunk cherche à trouver des façons de rendre la vie plus belle pour nous maintenant, mais aussi pour les générations qui vont nous succéder.
  11. Notre avenir suppose la réutilisation de ce que nous possédons déjà et, si nécessaire, sa transformation pour lui donner une autre utilisation. Imaginez les “villes intelligentes” être abandonnées à la faveur d’une citoyenneté intelligente.
  12. Le Solarpunk reconnait l’influence historique que la politique et la science-fiction ont eu l’une sur l’autre.
  13. Le Solarpunk reconnait la science-fiction non seulement comme un divertissement mais aussi comme une forme d’activisme.
  14. Le Solarpunk veut contrer les scénarios d’une terre mourante, d’un insurmontable fossé entre riches et pauvres, et d’une société contrôlée par les corporations. Pas dans des centaines d’années, mais maintenant.
  15. Le Solarpunk c’est la culture maker de la jeunesse, c’est des réseaux et solutions énergétiques locaux, c’est des façons de créer des systèmes autonomes qui fonctionnent. C’est un amour du monde.
  16. La culture Solarpunk inclut toutes les cultures, religions, aptitudes, sexes, genres et identités sexuelles.
  17. Le Solarpunk est l’idée d’une humanité qui atteindrait une évolution sociale qui n’embrasserait pas seulement une simple tolérance, mais également une compassion et une acceptation plus complètes.
  18. Les esthétiques visuelles du Solarpunk sont ouvertes et évolutives. En l’état, c’est un mashup de : L’âge de la voile et le mythe de la Frontière des années 1800 (mais avec plus de bicyclettes) ; La réutilisation créative d’infrastructures existantes (parfois post-apocalyptiques, parfois contemporaines-étranges) ; Une technologie appropriée ; l’Art Nouveau ; Hayao Miyazaki ; Des innovations dans le style Jugaad provenant du monde non-Occidental ; Des back-ends des techniques de pointe avec des résultats simples et élégants
  19. Le Solarpunk se passe dans un futur bâti en suivant les principes du nouvel urbanisme ou du nouveau piétonnisme ainsi que de la durabilité environnementale.
  20. Le Solarpunk conçoit un environnement construit adapté de manière créative pour tirer parti de l’énergie solaire en utilisant, entre autres, différentes technologies. L’objectif est de promouvoir l’autosuffisance et la vie dans les limites naturelles.
  21. Dans le Solarpunk, nous avons réussi à faire machine arrière juste à temps pour arrêter la lente destruction de notre planète. Nous avons appris à utiliser la science avec sagesse, pour l’amélioration de notre condition de vie en tant que partie de notre planète. Nous ne sommes plus des chef.fe.s suprêmes. Nous sommes des soigneur.se.s. Nous sommes des jardinier.ère.s.
  22. Le Solarpunk est diversifié, a de la place pour que spiritualité et science puissent coexister, est beau, et peut arriver. Maintenant.

 

Solar Punk or not Solar Punk ? This is not the question !

 

Comme tout mouvement, le solar punk comporte ses propres contradictions, et je m’interroge sur ce qui fait la singularité de ce mouvement. Mes recherches m’auront en effet amené à me questionner sur ses contours, car si le contrepied initial au cyberpunk m’est apparu assez clair, les multiples déclinaisons de ce mouvement dans des domaines très variés m’amènent à m’interroger sur sa dimension « fourre-tout ».

A la lecture des différents articles et ouvrages consultés, la frontière entre ce qui relève du Solar Punk et ce qui n’appartient pas au Solar Punk me semble finalement relever uniquement de ce qui différencie un monde durable de la société consumériste actuelle. Par ailleurs, l’omniprésence des technologies solaires dans le Solarpunk pourrait apparaître comme une forme de « solution magique », et l’utopie apparente de ce mouvement peut questionner son utilité.

Pour autant, la chercheuse en sciences sociales Jennifer Hamilton (The Conversation, 17 juillet 2017) souligne que la subversivité du Solarpunk réside surtout dans le fait que son optimisme incite à ne pas suivre les règles du système établi, et à encourage à adopter une vision positive de l’avenir.

Et c’est peut-être bien cela, au final, l’intérêt de ce mouvement. Qu’importe de savoir si « cela relève » du Solar Punk ou « cela n’en fait pas partie ». Il me semble que ce mouvement interroge plus profondément notre capacité à faire face à l’éco-anxiété qui pourrait nous habiter, et nous invite à chercher les leviers d’action pour contrebalancer cet état. Il ne s’agit pas de se voiler la face en mettant devant nos yeux une image d’Epinal – et solaire – qui cacherait la réalité alarmante de l’avenir. Mais le Solar Punk nous interroge sur les leviers que nous pouvons (et donc devons) activer, individuellement, afin de passer dans l’action, seule capable d’apporter un contrepoids à la peur.

Et c’est bien là tout le réconfort de ce mouvement : par le biais d’un imaginaire positif, nourrir une résilience joyeuse bien réelle !

Le but ne vient pas des dieux mais de nous-mêmes. Les dieux peuvent nous montrer les ressources, nous glisser une idée, mais le travail et le choix -le choix surtout !- nous reviennent. Se fixer un but, c’est ce qu’il y a de plus estimable.
Un psaume pour les recyclés sauvages, Becky Chambers – 2021

 

Sources

https://laguilde-innovation.fr/articles/solarpunk-le-positivisme-artistique-au-service-du-futur

https://www.arte.tv/fr/articles/tracks-solarpunk-ecologie-sf

http://www.re-des.org/un-manifest-solarpunk-francais/

https://www.laveniradubon.fr/culture-loisirs/a-la-decouverte-du-solarpunk-un-rayon-de-soleil-dans

https://lumieresdelaville.net/portfolio-view/solarpunk-esthetique-espoir/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Solarpunk

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/developpement-durable/qu-est-ce-que-l-eco-anxiete-et-soeur-jumelle-la-solastalgie_163637

https://www.philomag.com/articles/solarpunk

https://poesie-sociale.fr/le-solarpunk-ou-la-creation-de-futurs-desirables/

http://saintgillesculture.brussels/events/utopie-vegetale-i-solar-punk-luc-schuiten

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.