Article de Marc WOLFF (RSEDD 2022-23)

Introduction

La loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) a été votée le 22 mai 2019 et pose un nouveau cadre juridique pour l’entreprise dans le droit français. Elle renforce notamment la Responsabilité Sociale des Entreprises en introduisant la notion de « sociétés à mission ».

Le code du commerce, dans son article L210-10 précise la définition d’une société à mission : « Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission lorsque les conditions suivantes sont respectées : (i) ses statuts précisent une raison d’être, (ii) ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. »

Plus de 1230 sociétés à missions sont aujourd’hui référencées par l’observatoire des sociétés à missions, une très grande majorité est des petites et moyennes entreprises. Mais comment devenir une société à mission, respecter sa raison d’être et ses engagements de progrès environnementaux et sociétaux ? Comment ne pas tomber involontairement dans du « Purpose Washing » ?

Avant de pouvoir répondre à cette question, il nous semble important de revenir sur la naissance et le pourquoi de ce nouveau statut de la société à mission et sur les principes à respecter pour définir sa raison d’être et ses objectifs associés.

 

La naissance de la société à mission

Les relations entre la société civile et les entreprises ont profondément évolué avec le temps. Pendant les années des « 30 glorieuses », l’essor des entreprises s’est accompagné d’une profonde hausse du niveau de vie pour les Français. A l’aube des années 80, sous l’influence grandissante du monde de la finance et des progrès techniques conduisant à substituer le travail (les hommes) par du capital (les machines), le partage de la valeur ajoutée produite par les entreprises avec les salariés est devenu moins équitable.

Les entreprises se sont financiarisées et sont passées sous le contrôle des actionnaires. Le partage équitable des gains de productivité entre les salariés et les actionnaires est remis en cause en faveur de ces derniers. Le concept de prime de risque dans les modèles d’évaluation des actifs financiers est introduit ; l’entreprise est « responsable » de verser un rendement à l’actionnaire, car celui-ci prend un risque en lui apportant du capital financier.

Ainsi la recherche d’un rendement toujours plus important pour l’actionnaire se traduit par une recherche des bénéfices court terme et une maximalisation des profits, sans prises en compte des conséquences sociétales des activités des entreprises, sauf si celles-ci sont profitables à l’actionnaire.

Nombreux sont les dirigeants ayant chuté du sommet de l’entreprise pour cause de sous-performance boursière (citons par exemple le départ d’Isabelle Kocher d’Engie en France, de Travis Kalanick de la tête d’Uber aux États-Unis ou d’Emmanuel Faber de la tête de Danone pour ses mauvaises performances face à ses concurrents comme Nestlé ou Unilever. Ce dernier cas est intéressant, car Danone est une société à mission, mais n’échappe pourtant pas à la règle de la recherche du profit pour ses actionnaires, nous y reviendrons).

Certaines entreprises soucieuses de leurs impacts sociétaux et environnementaux dépassent néanmoins cette priorité des profits à l’actionnaire : on peut penser à des entreprises sans actionnaires (coopératives, mutuelles, entreprises publiques), sociétés ne distribuant pas de dividendes aux actionnaires), sociétés mettant en place des systèmes de partage de la valeur avec ses salariés (en France avec les mécanismes d’intéressement et d’épargne salariale) ou un système de gouvernance partagée (par exemple avec la codétermination en Allemagne). Toutefois, ces entreprises que l’on peut estimer « responsables » restent minoritaires et n’intègrent pas nécessairement des aspects environnementaux.

Deux éléments principaux vont inciter les entreprises à évoluer fortement sur leurs pratiques sociétales et environnementales : la pression accrue de nouvelles parties prenantes et l’évolution de la réglementation.

Les « traditionnelles » parties prenantes des grandes entreprises, en particulier des sociétés cotées (salariés, actionnaire, clients, fournisseurs, organes réglementaires…) ont été rejointes par de nouveaux entrants très actifs sur les aspects sociétaux et environnementaux : des activistes militant sur l’urgence climatique ou sur le droit des femmes, des ONG dénonçant des comportements jugés contraires aux intérêts de la société et de la planète, les réseaux sociaux toujours prêts à s’enflammer au moindre faux pas…

Les plus petites entreprises ne sont pas pour autant épargnées par ces nouveaux entrants et en particulier par les réseaux sociaux (citons par exemple le compte Instagram « balancetastartup » sur les dérives du management dans ces structures).

En parallèle, le législateur constatant notamment les limites de l’autorégulation des marchés financiers, en particulier sur les aspects sociaux et environnementaux a mis en place toute une série de nouvelles réglementations incitant les entreprises à mettre en place des politiques sociétales et environnementales et renforçant leurs exigences de transparence : loi énergie climat de 2019, règlement général sur la protection des données de 2017, loi Grenelle 1 et 2, Déclaration de Performance extra financière en 2017…

Toutefois, ces obligations réglementaires liées à la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) ne permettent pas de garantir que les entreprises adoptent une démarche d’identification et de maîtrise de leurs impacts sociétaux et environnementaux ; plusieurs scandales touchant des sociétés rédigeant des rapports RSE de plusieurs dizaines de pages et notées positivement par des agences de notation extra financière viennent rappeler cette limite (Rana Plaza, Dieselgate, Lafarge, Orpea…).

La société à mission

Soucieux de proposer un nouveau cadre juridique et une nouvelle définition de l’entreprise permettant de promouvoir un objectif collectif différent du profit sur lequel les actionnaires s’engagent, le législateur a instauré la notion de société à mission dans la Loi Pacte en 2019.

La loi PACTE précise dans son article 169 que la société doit désormais être gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Elle est invitée à se doter d’une raison d’être, qui exprime sa finalité au-delà de ses objectifs économiques.

Elle introduit la notion de société à mission comme étant l’association d’une raison d’être (article 1835 du Code Civil) et d’objectifs associés (article L210-10 du Code du commerce) :

  • La raison d’être est constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. Elle explicite l’identité et la vocation de l’entreprise et éclaire son passé et son futur ;

 

  • Les objectifs associés sont un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité.

Elle précise également que la raison d’être doit s’accompagner de moyens : « les principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. »

Raison d’être et objectifs associés sont à inscrire dans les statuts de la société à mission. Elle doit également mettre en place un dispositif de gouvernance particulier, le comité de mission, ainsi qu’une évaluation par un Organisme Tiers Indépendant.

La société à mission rencontre un succès grandissant en France. La Communauté des sociétés à mission (site de référence qui propose des guides pour aider des entreprises à devenir une société à mission) publie chaque année un baromètre des sociétés à mission. Ainsi l’édition de 2022 constate que le nombre de sociétés à mission a franchi la barre des 1000 sociétés, soit une augmentation de 69% en un an, concerne plus de 660 000 salariés, mais regroupe principalement des sociétés inférieures à 50 salariés (81% des sociétés à mission), voire des micro-entreprises (57%). Des efforts restent à faire pour promouvoir ce statut de société à mission auprès des moyennes et grosses entreprises.

Comment définir sa raison d’être et ses engagements

La définition de la raison d’être est un exercice complexe et exigeant. Pour comprendre la raison d’être, on peut revenir à sa définition donnée dans le rapport Notat Senard qui fut à l’origine de la Loi PACTE : « la raison d’être exprime ce qui est indispensable pour remplir l’objet de la société. Cet objet social étant devenu un inventaire technique, il est nécessaire de ramasser en une formule ce qui donne du sens à l’objet collectif de la société. C’est un guide pour déterminer les orientations stratégiques de l’entreprise et les actions qui en découlent ». On peut noter que cette définition fait également le lien entre raison d’être, orientations stratégiques et actions.

La raison d’être se doit d’être unique et révéler la singularité de l’entreprise. Elle doit permettre de la projeter dans l’avenir et être cohérente avec son modèle économique. Elle doit exprimer clairement la contribution sociétale et environnementale de l’entreprise et créer les conditions d’engagement de ses parties prenantes.

La volonté de devenir une société à mission et d’établir une raison d’être est une décision stratégique qui doit être instruite par les dirigeants de l’entreprise. Un dialogue avec son écosystème et ses parties prenantes internes et externes est évidemment nécessaire.

La raison d’être devient une réalité pour l’entreprise quand elle s’introduit dans son modèle économique et dans sa gouvernance. Ainsi, il est nécessaire d’identifier, dans les processus opérationnels de l’entreprise, ce qui est conforme à la raison d’être, ce qui doit être renforcé, ce qui n’est pas conforme et doit donc être redéfini, ce qui est nouvellement possible.

La Communauté des entreprises propose un outil d’auto-évaluation de la mission choisie par l’entreprise ; cet outil permet de porter une appréciation sur la définition et la singularité de la mission, sur la mobilisation des parties prenantes, sur l’alignement avec le business model, sur la contribution sociétale et environnementale et sur l’ambition d’innovation de la mission.

Sur la gouvernance de l’entreprise, une réflexion doit être engagée pour repenser les fonctions managériales et les ressources humaines afin de favoriser l’engagement et la motivation des salariés, pour renforcer les liens avec son écosystème et ses parties prenantes externes.

Anticiper le risque de « Purpose Washing »

Devenir société à mission en se dotant d’une raison d’être sans y rattacher d’engagements et de moyens associés (alignement avec le business model) peut être associé à une pratique de « Purpose Washing », pratique qui consiste à utiliser l’engagement social et environnemental comme un simple outil de communication, sans réel engagement et actions concrètes en la matière.

Ce manque d’engagement génère également les principaux risques suivants :

  • Un risque de réputation : la société à mission joue sa réputation si elle ne se montre pas à la hauteur de sa raison d’être, de sa prise de position vis-à-vis de la société civile ;

 

  • Un risque d’incompréhension : sans engagement, sans moyens, sans actions, une raison d’être reste purement conceptuelle. Sans engagements précis, chaque partie prenante de l’entreprise interprétera la raison d’être suivant son point de vue, sa propre problématique et sera donc forcément déçue si le management avait une vision différente.

 

  • Un risque de manque d’approbation : sans engagement, sans moyens, sans actions, il ne sera pas possible d’emporter l’adhésion de toutes les parties prenantes, en particulier des salariés pour la prise en compte de la raison d’être dans l’ensemble des activités de l’entreprise. Sans cette adhésion, les actions nécessaires à la réalisation des engagements associés à la mission ne pourront pleinement se faire ;

 

  • Un risque d’impact limité : sans engagement, sans moyens, sans actions, il ne sera pas possible de mettre en œuvre la raison d’être de l’entreprise de manière opérationnelle dans les processus de l’entreprise ; son impact social et environnemental sera limité, voire inexistant.

Ainsi, une société à mission se doit de définir sa raison d’être en intégrant dans sa réflexion et dans sa démarche la définition d’engagements précis et d’actions à mettre en œuvre, qui seront les preuves de son implication sociale et environnementale. D’autant que, dans bien des cas, seuls ces engagements et ces actions permettent de comprendre la mission et comment la société compte l’appliquer. Sinon comment comprendre une mission de « contribuer à la construction de bâtiments inclusifs », une mission « d’œuvrer pour la maîtrise de la langue », une mission de «se réinventer pour un confort de vie durable » sans les engagements et actions correspondants.

Ce sont ces engagements et la réalité de ces actions que chercheront à vérifier d’une part, le Comité de mission et, d’autre part, l’Organisme Tiers Indépendant lors de son audit du rapport du comité de mission, rapport prévu par la Loi PACTE.

Communiquer par la preuve et éviter le « purpose washing »

La politique RSE de l’entreprise doit évidemment être mise en cohérence avec sa raison d’être : elle doit se fixer des priorités, des améliorations, des indicateurs chiffrés conformes aux objectifs et engagements pris par l’entreprise.

C’est à travers ses priorités et indicateurs chiffrés que l’entreprise à mission prouvera la réalité et la matérialité de ses engagements sociaux et environnementaux.

Ces objectifs chiffrés seront doublement évalués, par le comité de mission et par l’Organisme Tiers Indépendant :

  • Le comité de mission, qui rappelons-le est une obligation associée au statut de société à mission, est distinct des organes de direction existants. Il est exclusivement chargé du suivi de la mission. Il présente annuellement un rapport joint au rapport de gestion à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes de la société. Il procède à toute vérification qu’il juge opportune et fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l’exécution de la mission ;

 

  • L’Organisme Tiers Indépendant doit rendre un avis motivé sur le respect par la société à mission de ses objectifs. En particulier, il s’enquiert de l’existence d’objectifs opérationnels ou d’indicateurs clés de suivi et de mesures des résultats atteints par la société à la fin de la période couverte par la vérification pour chaque objectif mentionné aux statuts de la société.

Dans le cas où le Comité de mission ou l’Organisme Tiers Indépendant concluent que la mission de la société n’est pas respectée du fait d’engagements non pris, imprécis ou incohérents avec la mission, avec des résultats insuffisants, il peut déclarer que la société ne respecte pas sa mission. Dès lors et comme le rapport de l’OTI est consultable par le public, la société court le risque d’être accusée de « purpose washing ».

Le statut de société à mission étant encore récent et comme les sociétés à mission sont en très grande majorité des entreprises de moins de 50 salariés et qu’elles ont 2 ans avant d’être évaluées par un OTI, il n’y a pas eu à ce jour de véritables scandales sur une société à mission comme on a pu en avoir sur des entreprises notées positivement par des agences de notation extra-financière.

Citons, malgré tout, les polémiques autour de Danone, société à mission, avec l’éviction d’Emmanuel Faber et les questionnements légitimes sur le respect et l’importance de sa mission  et autour de la société Backmarket, société à mission et spécialiste du reconditionné et qui a dû licencier une partie de son personnel et faire face à des critiques sur la mise en avant sur son site internet de revendeurs étrangers, ce qui a été considéré comme contraire à son objectif environnemental et son plan de décarbonisation dans la trajectoire des 1,5°C.

La loi PACTE permet à des entreprises engagées de dépasser un objectif de rentabilité (qui reste évidemment un objectif indispensable à sa survie) en se donnant une volonté d’agir positivement sur la société civile et son environnement. Cette Loi est très différente des autres réglementations durables qui cherchent à imposer la responsabilité sociétale par la mise en œuvre de mesures contraintes et de reporting forcés. Elle s’appuie finalement sur la prise de conscience des dirigeants et la nécessité de leur rendre leur autonomie en cessant de leur dicter leur conduite.

En contrepartie de cette autonomie, elle demande une communication exemplaire sur la réalité des engagements à travers la double vérification du Comité de Mission et de l’Organisme Tiers Indépendant, seul moyen de lutter efficacement contre le « purpose washing ». Gare aux entreprises tentées par une telle pratique, l’attente de la société civile sur l’engagement des entreprises devenant de plus en plus forte.

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