Article de Claire Mauduit (IGE 2022/23)

Introduction

« Les qualités que doit présenter l’eau d’un réseau public d’eau potable sont au nombre de trois : ne pas nuire à la santé des consommateurs ; être conforme à la réglementation ; être acceptée par le consommateur et lui plaire. Ce dernier point est le plus difficile à satisfaire [Guillaume, Chéret, 1988] ».

Dans l’imaginaire collectif, une eau de bonne qualité est nécessairement agréable au goût : au XXIe siècle, une « bonne eau » pour les Parisiens se caractérise, par ordre d’importance, par le fait d’être « neutre en goût », « non calcaire », « agréable au goût », « claire et transparente », « sans odeurs ».

Ainsi, plus que la mesure objective de la qualité sanitaire de l’eau par l’absence de pollutions bactériennes ou industrielles, c’est bien le goût qui apparaît comme le critère par excellence du choix de consommation d’eau du robinet. Et cette idée se maintient au fil des années : en 1989, 28% des Français interrogés par une étude du Crédoc déclarent ne pas consommer d’eau du robinet en raison de son goût[1], et dans les années 2000 encore, le goût est sans conteste l’élément le plus clivant : parmi ce que les Parisiens apprécient le plus dans l’eau du robinet, 46,3 % citent le goût et parmi ce qu’ils apprécient le moins, 41,6 % citent également le goût.

Le fondement de ces appréciations est parfois douteux : un grand nombre d’usagers se plaignent ainsi du goût du calcaire, alors que ce dernier n’a ni goût ni odeur, ce qui est assez représentatif de la confusion régnant sur des paramètres parfois parfaitement rationnels. Alors d’où nous viennent ces exigences si spécifiques à l’eau du robinet ?

Une ressource idéalisée avant d’être exploitée

Si nous sommes si exigeants vis-à-vis de l’eau que nous consommons, c’est peut-être parce qu’elle convoie avec elle un ensemble de représentations culturelles que nous rattachons à notre représentation de l’environnement. L’eau est généralement conçue comme un élément naturel, correspondant à un idéal de pureté, et la distinction semble rarement faite par les consommateurs entre l’eau qu’ils consomment et celle qu’ils peuvent admirer lors d’une promenade. Ainsi, « on la boit un peu plus quand on pense qu’elle provient du traitement de l’eau des rivières et des lacs et on la qualifie alors de façon un peu plus positive qu’en moyenne [Hatchuel, Ortalda, 2000] ».

Dès lors, la rupture avec cette image idéalisée et la prise de conscience de la technicité de « l’eau dans les tuyaux » crée un décalage avec les attentes des consommateurs : dès lors qu’elle subit un traitement destiné à la débarrasser des polluants qu’elle véhicule, elle ne passe plus pour posséder un caractère naturel.

La distance avec l’idéal naturel de l’eau éloigne le consommateur du produit, qui lui semble dès lors appartenir au seul domaine de la technique : « Devenue « objet », l’eau du robinet est intégrée à un nouvel ensemble en référence à un objet technique, des normes sanitaires dont le consommateur n’a pas la maîtrise : elle appartient désormais aux ingénieurs, législateurs et scientifiques pour qui les critères de qualité d’eau font références à des exigences réglementaires et techniques plus qu’à l’agrément recherché par le consommateur [Euzen, 2010] ».

Un imaginaire qui crée une concurrence avec l’eau en bouteille

Ce changement de statut de l’eau ainsi réifiée fait alors naître chez les usagers une certaine méfiance à l’égard de l’eau du robinet, devenue peu familière. Au contraire, l’idée du cycle naturel de l’eau est fortement mobilisée par les distributeurs d’eau en bouteille, qui peuvent ainsi tirer profit de la nostalgie du consommateur :

« L’eau est aussi considérée comme un élément naturel, loin de la pollution de la ville et de toute fréquentation humaine. Elle jaillit d’une source, descend de la montagne, tombe du ciel. C’est dans la nature, au plus loin des zones urbanisées, souvent assimilées à des zones polluées, qu’elle acquiert ses valeurs symboliques et sa pureté, par conséquent considérée comme inaccessible pour les urbains. Difficilement atteignable, loin de toute emprise humaine, l’eau prend alors une valeur plus grande, elle-même stimulée par l’imaginaire et les représentations individuelles et collectives [Bachelard, 1942 ; Durand, 1992]. C’est d’ailleurs souvent à cette dimension que font référence les vendeurs de boisson dans leur argumentaire pour rendre encore plus précieuse cette eau qu’ils mettent en bouteille [Euzen, 2010] ».

En outre, les eaux embouteillées bénéficient d’une place de choix sur le marché de l’eau. Si les eaux minérales étaient historiquement prescrites aux malades pour leurs vertus, leur consommation prend un tournant avec l’essor des problématiques hygiénistes au XIXe siècle. Les habitants des grandes villes se méfient désormais de l’aqua simplex et la préférence se porte souvent sur une eau apportant davantage de garanties, sur un territoire où les infrastructures d’assainissement sont encore très largement absentes.

Dès lors, les eaux en bouteille se constituent en solution idéale de repli pour pallier les problèmes auxquels fait face l’alimentation en eau du service public au tournant du XIXe et du XXe siècle :

« Déjà en 1910, Évian avait marqué les esprits en livrant à Paris des trains entiers d’eau minérale pour empêcher la population de consommer une eau viciée à cause des inondations. Pendant l’hiver 1955, de nombreuses régions subissent de redoutables crues. Les rivières charrient les cadavres des bêtes. Immédiatement après, un été torride fait renaître la crainte des épidémies et une partie importante de la population des villes délaisse alors l’eau courante qui risquait d’être polluée [Marty, 2006] ».

Dynamisée par ces crises, la consommation d’eau en bouteille s’est ensuite pérennisée et n’a eu de cesse de s’accroître au long du second XXe siècle :

La consommation des eaux embouteillées. Entre alimentation, distinction et hygiène
La consommation des eaux embouteillées. Entre alimentation, distinction et hygiène

Source : MARTY Nicolas, « La consommation des eaux embouteillées. Entre alimentation, distinction et hygiène », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 91, 2006/3, p. 28.

En comparaison, la consommation d’eau du robinet subit une baisse continue, et en 1995, environ 30% des Français déclarent ne pas en boire au quotidien.

La pollution, un terrain d’affrontement

Pour la chercheuse Ariane Dufour, cette désaffection rejoint également les préoccupations grandissantes pour l’environnement : dans les années 1990, la lutte contre la pollution de l’eau, des rivières et des lacs arrive à la seconde place des actions jugées prioritaires dans le domaine de la protection de l’environnement.

La concurrence avec les minéraliers et autres concurrents des services publics d’eau potable s’engage alors en grande partie sur le champ environnemental :

 

La quantité de déchets générés par l’industrie des eaux en bouteille
La quantité de déchets générés par l’industrie des eaux en bouteille

Cette campagne d’affiches des Amis de la Terre contre Schweppes dans les années 1970, aux débuts de l’association, met notamment en lumière un aspect peu pris en compte jusqu’alors, à savoir la quantité de déchets générés par l’industrie des eaux en bouteille. De fait, certaines mobilisations mettent particulièrement l’accent sur les systèmes de valeurs très différents dans lesquels s’inscrivent ces deux types de consommations.

« L’eau en bouteille est devenue un produit de grande consommation lorsque ses contenants sont devenus jetables. Derrière les enjeux financiers, énormes, et les préoccupations des consommateurs, se livre un combat acharné entre deux visions de l’eau, elles-mêmes représentatives de deux visions de la société humaine : savoir si l’eau est une marchandise, ou non, en sachant que c’est finalement le droit à la vie qui est dans la balance [MEEB, 2017] ».

L’eau en bouteille relève alors d’une consommation standard de produits sur un marché économique auquel échapperait l’eau du robinet.

La lutte pour la conquête du public

En parallèle, si la consommation d’eau en bouteille a longtemps été l’apanage de catégories socioprofessionnelles favorisées, cette distinction s’atténue depuis les années 1980, et, d’un bien de distinction, cette consommation se généralise finalement à l’ensemble de la population. Pour aller plus loin, les classes les moins favorisées sont même aujourd’hui les plus concernées par la consommation d’eau en bouteille. De fait, une part importante de ces populations est moins sensibilisée au fait que l’eau du robinet soit aujourd’hui en France le produit alimentaire le plus contrôlé. La Cristalline et la Vulcania, moins chères, sont alors les plus consommées, mais pas toujours dans de bonnes conditions : en restant ouvertes longtemps, elles peuvent amener d’autres problèmes sanitaires, que ces populations n’auraient pas avec de l’eau du robinet. En outre, la distinction entre eaux minérales et eaux de source n’est pas toujours claire pour ces publics, qui peuvent ainsi consommer une eau en bouteille contenant plus de minéraux que la concentration conseillée, tout en souhaitant éviter de supposées hormones dans l’eau du robinet. La crise sanitaire, comme l’on pouvait s’y attendre, a en outre été un déclencheur d’une méfiance accrue vis-à-vis de l’eau du robinet, dont certaines populations craignaient particulièrement qu’elle soit vectrice de contamination au Covid-19.

Ces éléments valident l’idée que la dimension psychologique de la consommation est cruciale. Or, les entreprises d’eau en bouteille connaissent une très large avance sur la pédagogie réalisée autour du produit. Le marketing et la publicité constituent un facteur essentiel de cette consommation. Aldric Willotte, pour Eau de Paris, relate le décalage subsistant encore largement entre ces deux mondes. Pour certains, ouvrir le robinet constitue encore un effort en comparaison d’ouvrir une bouteille. C’est tout le résultat du marketing des minéraliers, l’usage étant en outre très lié à la marque. Du côté du service public, un opérateur n’a pas de produit packagé à mettre en valeur, ni ne communique sur son produit. Les distributeurs manquent de toute cette tradition de publicité et de communication de masse. C’est en essayant aujourd’hui de se rendre visible à des événements et en réalisant quelques campagnes de promotion qu’ils parviennent à faire grandir la notoriété d’Eau de Paris parmi les Parisiens.

Toutefois, la communication sur ce sujet risque de se transformer en campagne d’opposition aux eaux en bouteille. Des actions menées vers 2005-2006 avec la SAGEP (Société Anonyme de Gestion des Eaux de Paris, ancêtre d’Eau de Paris) autour de la qualité de l’eau du robinet avaient notamment choisi comme slogan « eau économique et eau écologique », ce qui a valu à la société d’être attaquée par les minéraliers. S’ensuivirent des campagnes de ces derniers contre l’eau du robinet, comparée alternativement par Cristalline avec l’eau des toilettes, puis par Badoit avec une eau bonne simplement à arroser les plantes. L’entrée sur le registre de la composition minérale de l’eau a également causé de nouveaux problèmes, un guide du buveur d’eau précisant que certaines eaux en bouteille ne devaient être consommées qu’en cure. Attaquée en justice en 2009, Eau de Paris a retiré cette partie, mais gardé la composition minérale de l’eau du robinet sur leurs carafes. Toutefois, l’eau du robinet distribuée ne peut par exemple être qualifiée de neutre ou équilibrée, ces termes relevant du registre des minéraliers On dénombre aussi quelques erreurs stratégiques de communication, avec une campagne sur « Eau de Paris, un grand cru » qui leur a valu des sanctions de l’Institut national de l’Appellation d’origine.

Actualité de l’eau et conclusion

Compte tenu de ces différentes affaires, la régie publique Eau de Paris est aujourd’hui très vigilante. Toutes ces campagnes ont néanmoins contribué à construire une forme d’univers de marque, et à montrer aux Parisiens comment un opérateur public pouvait faire la différence.

Au niveau français, affaiblie peut-être par les mouvements citoyens, l’eau en bouteille connaît également une désaffection progressive et l’on observe une inflexion de sa consommation à partir de 2005, le nombre de Français qui déclarent en consommer tous les jours ou presque passant de 59 % à 50 % en 2020. La courbe des consommations d’eau du robinet s’inverse également et passe de 56 % à 67 % dans le même temps.

Si l’eau des tuyaux, innovation pour le XIXe siècle français, a longtemps manqué son public, sa confrontation avec le monde des eaux embouteillées et le marché ainsi créé lui a permis de s’imposer aujourd’hui comme une ressource fiable. Mise en lumière par les préoccupations environnementales grandissantes et les campagnes afférentes invitant à prendre soin de cette ressource rare, elle retisse ainsi le lien avec l’ensemble du cycle de l’eau bien présent dans l’imaginaire collectif.

Bibliographie

Crédoc – IFPEN, Enquêtes sur les Conditions de vie et Aspirations des Français, 1989, « Le mauvais goût de l’eau ».

HATCHUEL Georges, ORTALDA Laurent, « La perception de la qualité de l’eau et la sensibilité de la population à l’environnement », Crédoc, septembre 2000, 208 p., p. 141.

POQUET Guy, « Les Français préfèrent économiser l’eau que la payer plus cher », Crédoc Consommation et modes de vie, n° 115, février 1997, pp. 3-4.

MARESCA Bruno, POQUET Guy, POUQUET Laurent, RAGOT Karine, « L’eau et les usages domestiques. Comportements de consommation de l’eau dans les ménages », Crédoc Cahier de recherche, n° 104, septembre 1997, p. 54.

DUFOUR Ariane, « Opinion des Français sur l’environnement et appréciations sur l’eau de robinet », Crédoc, n°162, octobre 1995, 116 p., p. 62.

CHERET Ivan, GUILLAUME Jacques, « La distribution d’eau potable », Annales des Mines, n° 7-8, juillet-août 1988, 146 p., p. 30.

EUZEN Agathe, « Voir, goûter, sentir… Perceptions de la qualité de l’eau par les Parisiens », in SCHNEIER-MADANES Graciela (dir.), L’eau mondialisée : la gouvernance en question, Paris, La Découverte, 2010, 492 p.

NOURRISSON Didier (dir.), L’eau, source de vie : actes du colloque du Festival d’histoire de Montbrison des 15 et 16 novembre 2018, Montbrison, La Diana, 2019, 373 p.

Le monde enchanté de l’eau embouteillée, Chroniques d’un théâtre d’ombres, H20 avec le soutien de la Coordination eau Île-de-France, 2017, document numérisé sous licence, 60 p., p. 3.

« Les eaux minérales », Annales de recherches et de documentation sur la consommation, 1956, pp. 93-96, GRIGNON Claude et Christine, Consommation alimentaire et styles de vie. Contribution à l’étude du goût populaire, Institut national de la recherche agronomique, CNRS Editions, 1980.

Entretien les 11 et 12 juin 2021 avec Armelle Bernard, d’Eau de Paris.

Entretien le 19 mars 2021 avec Bénédicte Nozières, de SUEZ Eau France.

Entretien le 28 avril 2021 avec Aldric Willotte, d’Eau de Paris.

Entretien le 12 avril 2021 avec Nathalie Davoisne, du Centre d’Information sur l’Eau.

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