Article d’Emmanuel Hart de Keating (IGE 2022)

 

Non, “Fit for 55” n’est pas un nouveau régime de fitness magique permettant de perdre du poids, mais bien la pierre angulaire d’une politique climatique européenne ambitieuse.

« Fit for 55 » est un paquet législatif européen, dressant des objectifs contraignants afin d’atteindre l’objectif de l’Union Européenne (UE) de réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Publié le 14 juillet 2021 par la Commission Européenne, ce paquet législatif contient la révision de 8 directives européennes existantes, et la création de 5 nouvelles, afin de concrétiser l’engagement climatique européen d’atteindre la neutralité carbone en 2050, listées ici :

Les révisions de politiques existantes :

  • Révision du système d’émissions de quotas carbone au sein de l’UE
  • Révision de la régulation sur le partage de l’effort climatique
  • Amendement de la Directive sur les Energies Renouvelables
  • Révision de la Directive sur l’Efficacité Energétique
  • Révision de la Directive sur la Taxation de l’Energie (ETD).
  • Révision de la régulation dite LULUCF (Land Use, Land Use Change and Forestry)
  • Révision de la directive portant le déploiement d’infrastructures pour carburants alternatifs (AFID),
  • Amendement de la norme fixant les standards d’émissions de CO2 des voitures et des vans

Les nouvelles initiatives du paquet :

  • Création d’un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières
  • Création d’un Fonds Social pour le Climat
  • ReFuelUE Aviation Initiative
  • FuelEU Maritime Initiative
  • Création d’une nouvelle Stratégie européenne pour les Forêts

L’adoption de l’intégralité de ce paquet, qui passera notamment par un vote du Parlement Européen, est visée pour 2023. Via le « Fit for 55 », l’UE a pour ambition d’agir sur 4 secteurs essentiels pour atteindre la neutralité carbone en 2050 :

  • Le secteur de la consommation et de l’industrie (3ème secteur d’émissions de l’UE, cf figure 1), via son marché intérieur, le plus grand marché de consommateurs mondial ;
  • Le secteur de l’énergie, via le marché européen de l’énergie, un secteur dont les émissions ont fortement baissées depuis 1990 mais qui reste le principal secteur d’émissions de l’UE (cf. Figure 1)
  • Le secteur des transports, 2ème secteur d’émissions de l’UE, et dont les émissions ont augmenté d’environ 150 kt eCO2 depuis 1990 (figure 1);
  • Le secteur de la capture naturelle de carbone, qui stagne depuis les années 1990 à un niveau loin de compenser les émissions existantes (figure 1).

Si l’UE possède des outils pour peser dans ces secteurs, comme sa continuité territoriale ou son rôle de leader mondial sur les questions climatiques, cette ambition la confronte également à ses limites internes, allant des divergences de stratégies de chaque Etat Membre aux inégalités entre certains pays de l’UE.

 

Figure 1 : Emissions de gaz à effet de serre par secteur agrégé dans l’Union Européenne (kt eCO2)
Figure 1 : Emissions de gaz à effet de serre par secteur agrégé dans l’Union Européenne (kt eCO2)

 

 

L’Union Européenne, un espace capable d’agir concrètement sur 4 secteurs essentiels

Avec le premier marché de consommation mondiale, l’UE a à sa disposition de nombreux leviers pour la lutte contre le dérèglement climatique. Une des caractéristiques de ce marché intérieur est qu’il est géographiquement délimité, et fortement réglementé, ce qui rend son identification, ainsi que celles des industries opérant au sein de celui-ci, très facile. Pour toutes ces raisons, l’UE s’appuie sur ce marché intérieur pour bâtir le premier pilier du « Fit for 55 » :

Une des premières réponses apportées par l’UE passe d’ailleurs par le renforcement du système d’émissions de quotas carbone au sein de l’UE, le SEQE-UE (Système d’Echanges de Quotas d’Emissions de l’UE, EU-ETS en anglais).  Ce système impose actuellement à environ 10 000 installations énergétiques, manufacturières ou de compagnies aériennes couvrant 40% des émissions de GES de l’UE une limite de GES à émettre, qui baisse tous les ans. Il fixe également un prix de la tonne de carbone, et ouvre une possibilité d’échange de quotas d’émissions entre les installations couvertes par le système.La réforme proposée par le « Fit for 55 » vise à réduire la quantité de GES à émettre par les installations couvertes, ainsi qu’à inclure le secteur du transport maritime dans le système. De plus, un système séparé serait installé à partir de 2026 pour le chauffage des bâtiments et le transport routier, ce qui permettrait une cohérence avec l’objectif de réduction de 55% des émissions de GES d’ici 2030. Cette réforme serait accompagnée de deux nouvelles directives :

  • La création d’un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), qui aurait pour principe d’imposer le même prix du carbone aux produits fabriqués dans et en dehors de l’Union européenne. Ainsi, cela limiterait les fuites de carbone induites par le SEQE, ainsi qu’une meilleure prise en compte de l’impact carbone de l’UE.
  • La création d’un Fonds Social pour le Climat, qui viserait principalement à soutenir les transitions écologiques des ménages et PME les plus affectés dans l’UE, pour la rénovation énergétique ou l’achat de véhicules électriques par exemple. Son financement serait assuré à 50% par le nouveau SEQE-UE, et à 50% par les Etats Membres, à qui seront ensuite alloués des montants à redistribuer.

Ici, il est clair que l’UE souhaite mettre en avant sa qualité de premier marché mondial, en accompagnant les entités les plus modestes en son sein, afin de faire baisser ses émissions d’ici 2030, en étendant son scope au niveau des importations et des industries, mais aussi en accompagnant les consommateurs vers des choix de consommation plus durables.

La cohérence territoriale de l’UE lui permet également d’agir au niveau de l’énergie dans sa politique de décarbonation. En effet, cette cohérence permet de développer des réseaux électriques ou gaziers européens, d’identifier des différents gisements d’énergies renouvelables comparables entre les Etats Membres, et ainsi d’harmoniser les objectifs de développement d’énergies renouvelables par les Etats Membres. Tout ces éléments permettent également de travailler sur une taxation énergétique cohérente entre les Etats Membres. Ainsi, le deuxième pilier du « Fit for 55 » est la revisite du marché européen de l’énergie, à travers la révision de trois directives spécifiques.

  • Tout d’abord, une nouvelle ambition au niveau du développement et de l’intégration des énergies renouvelables (ENR) est fixée par la révision de la Directive sur les Energies Renouvelables (RED). Ainsi, l’UE se fixe un objectif de 40% de production d’énergie renouvelable par les Etats Membres, et de 49% de l’énergie utilisée dans les bâtiments au sein de l’UE.
  • Ce dernier objectif vient compléter la révision de la Directive sur l’Efficacité Energétique (EED), qui fixe notamment un taux annuel de rénovation des bâtiments au sein de l’UE de 3% par an.
  • Le paquet prévoit également la révision de la Directive sur la Taxation de l’Energie (ETD). Cette mise à jour permettrait de relever les niveaux de taxation des combustibles fossiles, en réduisant les exonérations et en étendant cette taxation aux secteurs de l’aviation et du transport maritime notamment. De plus, cette taxation serait calculée non plus sur le volume consommé comme aujourd’hui, mais sur le contenu énergétique des produits visés, en mettant en place une forte taxation sur les énergies les plus polluantes.

Le troisième pilier de ce paquet législatif repose sur une refonte de la politique des transports au sein de l’UE. Cette politique serait désormais guidée par 4 textes du « Fit for 55 » :

  • La norme fixant les standards d’émissions de CO2 des voitures et des utilitaires. Cette norme viserait notamment à réduire de 100% les émissions des nouveaux véhicules mis en vente d’ici 2035, c’est-à-dire interdire la commercialisation de véhicules thermiques au sein de l’UE d’ici 2035. Elle permettrait également d’assurer une répartition égale sur le continent des bornes de recharge des véhicules électriques, imposant une distance maximale de 60 km entre 2 bornes dans l’UE, mais aussi un déploiement des infrastructures de recharge à hydrogène.
  • La révision de la directive portant le déploiement d’infrastructures pour carburants alternatifs (AFID), qui vise notamment à assurer un accès aux carburants alternatifs dans tous les ports et aéroports de l’UE pour les avions et bateaux.
  • La création de deux nouvelles directives, la ReFuelUE Aviation Initiative et la FuelEU Maritime Initiative. Ces deux nouvelles directives auraient un objectif similaire de décarbonation de leurs secteurs respectifs, en imposant par exemple 5% de biocarburants à utiliser en 2030 pour les compagnies aériennes d’ici 2030 et en augmentation la taxation des carburants le plus polluants.

Enfin, après les trois premiers piliers visant à réduire les principaux secteurs d’émissions de l’UE, le 4ème porte sur ses capacités à compenser les émissions restantes, notamment à travers la gestion de ses sols et de ses forêts.

  • Ainsi, la révision de la régulation dite LULUCF (Land Use, Land Use Change and Forestry) permettrait à l’UE d’augmenter ses objectifs d’absorption de CO2, qui sont comprises dans l’objectif de réduction de 55% des émissions d’ici 2030 et la neutralité carbone en 2050. La révision de cette régulation fixerait ainsi un objectif d’absorption de 310M de tCO²eq en 2030 vs 265M aujourd’hui, réparti entre les Etats Membres et étalé de 2026 à 2030 sous la forme d’objectifs contraignants.
  • Enfin, la Commission Européenne a proposé dans le « Fit for 55 » la création d’une nouvelle Stratégie européenne pour les Forêts, la dernière datant de 2013. Cette nouvelle stratégie viserait l’objectif de 3 milliards d’arbres plantés en plus d’ici 2030 dans l’UE, accompagné d’une gouvernance plus stricte et transparente pour la sylviculture. Ainsi, la  Commission présentera une proposition législative relative à un cadre sur l’observation des forêts, elle établira un cadre de surveillance intégrée des forêts à l’échelle de l’UE et proposera un instrument juridiquement contraignant pour la restauration des écosystèmes. De plus, la Commission proposera une gouvernance actualisée qui rassemble deux groupes existants actuellement, le comité permanent forestier et le groupe de travail sur les forêts et la nature, en un seul groupe d’experts, afin de faciliter le dialogue et décloisonner les sujets.

 

 

 

Les outils à la disposition de l’UE pour remplir ses objectifs climatiques

Si l’UE mise sur 4 secteurs essentiels pour atteindre ses objectifs climatiques à court et moyen termes (l’industrie, l’énergie, les transports et la gestion des sols), elle peut également s’appuyer sur différents atouts pour les atteindre :

  • Tout d’abord, sa cohérence territoriale et sa continuité géographique lui permettent à la fois d’assurer un marché européen solidaire, tant industriel qu’énergétique, avec notamment la possibilité d’assurer les transports et les interconnexions nécessaires à ces marchés. En agissant de façon cohérente et uniforme sur le territoire européen, ces politiques peuvent se révéler beaucoup plus efficaces que si elles étaient appliquées de façon non harmonisée au sein des Etats Membres. L’échelon européen est ici pertinent, permettant d’actionner des financements nécessaires à une transition écologique juste (comme le Fonds Social pour le Climat), tout en permettant de nombreuses économies d’échelles. De plus, si les inégalités existantes au sein de l’UE entre Etats Membres sont bien réelles, une stratégie européenne commune peut permettre de combler ces différences, et de veiller à la prise en compte des spécificités de chacun, pour une transition juste. L’exemple polonais, particulièrement dépendant du charbon aujourd’hui, est pertinent ici, avec des fonds renforcés pour la Pologne financés par les reste de l’UE.
  • De plus, ce marché intérieur étant extrêmement régulé, aucun Etat Membre n’aurait d’avantages comparatifs d’un point de vue climatique, renforçant ainsi les incitations de chacun à agir. Cette cohérence de régulation passe notamment par les mesures liées au SEQE-UE, au MACF, ainsi qu’à la taxation sur les énergies et les carburants. Ce genre de mesures ne pourraient pas être appliquées Etat par Etat, car elles créeraient de trop fortes différences entre chacun, et mettraient ainsi en péril la cohérence même de l’UE. A travers ces mesures, l’échelon européen prouve également toute sa pertinence en tant que levier d’action climatique.
  • Enfin, l’ambition politique européenne de se placer comme leader mondial sur les questions climatiques est un levier intéressant pour pousser à des objectifs plus ambitieux, mais également un meilleur contrôle de leur application. En effet, l’UE a tout intérêt à être exemplaire sur ces questions, afin de trouver sa place dans le monde géopolitique de demain. Cette pression peut la pousser à assurer la bonne exécution des mesures votées dans ses institutions par les Etats Membres, et ainsi à relever le défi climatique que certains Etats Membres pourraient rechigner à traiter.

 

La politique climatique comme révélatrice des faiblesses structurelles de l’Union Européenne

S’il est tout à fait pertinent de traiter la question climatique et de favoriser la transition écologique au niveau européen comme décrit ci-dessus, l’Union Européenne rencontre néanmoins des difficultés à mettre en œuvre certaines de ses politiques. Tout d’abord, plusieurs mesures restent à mettre en œuvre au niveau des Etats Membres, et relèvent de leurs compétences. Ainsi, le taux de rénovation de 3% des logements européens par an semble difficilement contrôlable au niveau européen par exemple. De plus, le 13ème texte du « Fit for 55 », la révision de la régulation sur la répartition de l’effort (Effort Sharing Regulation), qui prévoit la répartition des émissions à effectuer au sein de l’UE par Etat Membre, donne seulement des indications d’efforts à faire pour chaque Etat, et non des objectifs contraignants, ce qui fait douter de l’efficacité de cette répartition.

Ensuite, il existe de nettes dissensions autour des politiques climatiques au sein des institutions européennes elles-mêmes, qui risque de compliquer l’adoption du « Fit for 55 ». En effet, le paquet proposé par la Commission cet été doit encore être validé par différentes institutions européennes avant d’être adopté, et c’est précisément l’ambition du paquet législatif et ses objectifs pour la plupart contraignants, témoins de la pertinence de l’UE, qui risquent de faire bloquer ces politiques. En effet, certains Etats Membres ne souhaitent pas s’engager dans une transition aussi ambitieuse, et risquent de ralentir le processus d’adoption du « Fit for 55 », rendant ainsi les objectifs de l’UE plus difficilement atteignables. Le Parlement, qui s’était montré ambitieux avec le vote de la loi climat européenne, relevant les objectifs de réduction d’émissions de GES à 55%, pourrait cette fois prendre plus de temps à valider ces mesures, n’étant pas à leur origine.

Toutefois, le Parlement ne sera probablement pas l’institution la plus difficile à convaincre, les dernières élections européennes ayant fait la part belle aux Verts. En effet, la révision de l’ETD semble presque impossible : portant sur la fiscalité de l’UE, le Conseil européen, l’instance regroupant les chefs d’Etat des Etats Membres, doit se prononcer à l’unanimité pour faire adopter ces mesures. Or, au vu des divergences internes sur le sujet de la fiscalité, notamment climatique, il semble peu probable que le texte proposé par la Commission soit adopté, même avec des modifications. En effet, plusieurs réformes de la fiscalité, notamment de l’énergie, ont été bloquées ces dernières années au Conseil pour cette raison.

Enfin, ce risque de dissensions internes s’illustre également sur le sujet des forêts. En effet,  les pays scandinaves, tirant une partie conséquente de leurs revenus de ce secteur, bloquent les négociations au niveau européen, afin de ne pas être concurrencés par d’autres Etats Membres. C’est notamment cette tension qui explique en partie pourquoi aucune politique sylvicole contraignante n’est encore appliquée au niveau européen. Cette pression des pays scandinaves peut ainsi faire craindre un échec de la mise en place d’un politique européenne de gestion des sols et des forêts, pourtant souhaitée par d’autres Etats Membres comme l’Espagne ou le Portugal.

Enfin, les portées même de certains des textes du « Fit for 55 » posent question sur l’ambition réelle de l’UE, ou leur faisabilité. L’exemple du Fonds Social pour le Climat montre que l’ambition affichée risque de ne pas suffire. En effet, les sommes prévues pourraient ne pas suffire à aider suffisamment les ménages les plus précaires à faire face aux hausses des prix de l’énergie, ou pour acheter des véhicules électriques. De plus, les modalités de répartition entre Etats Membres, et leur responsabilité dans la redistribution de ces fonds posent question. Ces modalités pourraient induire une répartition peu pertinente des aides prévues par le Fonds, et donc une transition risquée d’un point de vue social.

 

Finalement, le « Fit for 55 » est bien une façon pour l’Union Européenne de se mettre au régime, climatiquement parlant. Afin de remplir les objectifs ambitieux qu’elle s’est fixée en 2019, ce paquet législatif contient tous les ingrédients d’une recette efficace : visant ses secteurs les plus émetteurs de GES (énergie, transports et marché intérieur) tout en augmentant sa capacité de stockage de carbone (usages des sols et forêts), via des outils pertinents à son échelle (taxation, concurrence, volonté politique), ce paquet législatif marquera peut-être un tournant dans la construction de l’économie européenne en transition de 2030, une étape nécessaire pour la neutralité carbone du continent en 2050.

Encore faut-il pour cela qu’elle réussisse à surmonter les difficultés qui ont toujours été les siennes, à savoir maintenir ce niveau d’ambition tout au long du processus d’adoption du paquet, et veiller à sa mise en place effective. Un régime n’est utile que si l’on est volontaire pour le suivre.

 

 

Sources :

 

Annexe : Pour approfondissement, liens vers les textes du « Fit for 55 »

Révisions :

Nouvelles initiatives :

 

 

 

 

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