Article de Karine Moal (RSEDD 2021)
Mots-clés : propagation, transmission, seuil critique, point de bascule, changement d’état, cluster, connectivité, migration, pandémie, perméabilité, conduite du changement, réseau, ambassadeurs, RSE, communauté, formation, pédagogie, fresque du climat
L’influence de la machine à café dans l’entreprise n’est plus à démontrer. Bien souvent, nous le savons tous, c’est autour du café, et non en réunion, que se nouent les alliances et s’élaborent les stratégies.
Mais vous êtes-vous déjà demandé comment fonctionne ladite machine à café ? Qu’elle soit classique, italienne, à expresso sans même entrer dans le débat pro ou anti capsules, le principe est globalement le même : l’eau chauffée passe sur le café moulu et en extrait les arômes pour donner une délicieuse boisson énergisante ou un vulgaire jus de chaussette.
Le système peut être plus ou moins perfectionné : eau chaude sous pression, café tassé, extraction en plusieurs étapes pour développer une qualité d’arôme maximum… Mais le principe qui régit cette extraction reste le même : la PERCOLATION.
Après une présentation très simplifiée du principe et de la théorie de la percolation illustrée de quelques exemples d’applications pratiques, cet article montrera en quoi sa transposition fait sens dans la conduite du changement, et en particulier dans l’appropriation individuelle des enjeux du développement durable jusqu’à un point de bascule collectif pour une transition écologique sociétale. Nous verrons ensuite quels outils pratiques d’animation d’une démarche RSE peuvent contribuer à la percolation dans l’entreprise ce qui nous permettra de conclure que la percolation est effectivement porteuse d’espoir.
La théorie de la percolation, qu’est-ce que c’est ?
La percolation désigne à l’origine le passage d’une substance à travers une matière absorbante, c’est-à-dire un milieu plus ou moins perméable. Lors de ce passage, à partir d’un certain seuil des modifications de l’état microscopique du système, on observe en phénomène induit que les propriétés macroscopiques de la substance peuvent subitement changer.
Intuitivement, la propagation d’un fluide dans un milieu aléatoire traduit la capacité d’un matériau à laisser passer l’eau ou un autre liquide ou gaz, donc sa porosité dans une certaine mesure. Pour analyser de tels processus, les scientifiques ont conçu des modèles relativement simples pour lesquels il est possible de se poser des questions élémentaires. L’étude des modèles de percolation est relativement récente dans l’histoire des mathématiques puisqu’elle date de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle s’est révélée puissante et a contribué au progrès de divers domaines scientifiques.
Le mathématicien John Hammersley[i] est le premier à théoriser le concept scientifique initial (1957) pour tenter d’expliquer le dysfonctionnement de masques à gaz encrassés. Pour opérer cette modélisation, Il considère un dallage dont chaque case ou chaque intersection est potentiellement vecteur de propagation d’une information. Hammersley en généralise le sens à la transmission, ou non, d’une « information » par un réseau de sites et de liens, à savoir les pavés et les intersections/côtés du dallage.
La théorie mathématique de la percolation de Hammersley définit une probabilité critique pc et les régimes associés (sous-critiques, critiques et sur-critiques) de connecter les pavés pour qu’ils forment un amas, ou cluster, de taille infinie. Cette probabilité traduit d’une part, les conditions de l’existence probabiliste d’un chemin entre deux points, la source et la cible, en suivant le dallage, et d’autre part, le changement d’état qui peut advenir lorsqu’on dépasse un certain seuil, et par là-même, la dynamique d’émergence de divers phénomènes.
Le physicien français Pierre-Gilles de Gennes, Prix Nobel 1991, a également employé et développé le concept de percolation , en particulier, pour l’étude du comportement de matériaux magnétiques en le qualifiant de « concept unificateur ».
Quelques exemples d’applications pratiques
Au-delà de la modélisation purement mathématique, les applications de la théorie de la percolation sont multiples et propices à caractériser nombre de phénomènes, dont certains très contemporains et actuels.
Physique et chimie : En physique, la théorie de la percolation permet de modéliser le passage du courant électrique dans un milieu contenant des particules magnétiques. Ainsi, un matériau non conducteur dans lequel sont intégrés des brins de limaille de fer deviendra conducteur au-delà d’un seuil critique lié à la quantité de brins. De même si on mélange deux « poudres » dont une serait conductrice et l’autre non.
En chimie, la percolation permet également de modéliser la polymérisation des molécules et l’étude des gels. Les allergiques aux équations chimiques préfèreront peut-être l’exemple de la gelée de coings dans laquelle ce sont les « molécules de sucre » qui viennent s’associer et s’agglomérer pour former un gel.
Epidémies et incendies : Plus proche de nous, un exemple très parlant d’application est celui de la propagation des épidémies et des feux de forêts. En effet, dans le cas typique d’une pandémie telle que le COVID-19, c’est bien la percolation qui permet de modéliser la contamination à partir d’un individu malade vers les personnes cas contacts, ou au sein d’un « cluster », foyer de contagion ; ou de même, dans une forêt, la transmission d’un feu depuis un arbre vers les arbres voisins.
Migration : la percolation est un des outils théoriques testés pour la modélisation de la capacité d’individus et de populations à migrer. En effet, la géographie du territoire, considérée comme un milieu perméable, est plus ou moins propice au déplacement des espèces qu’elles soient animales ou végétales, aquatiques ou terrestres. La migration n’est possible que si les écosystèmes compatibles avec la survie d’une espèce sont connectés. L’élévation du niveau des océans pourrait engendrer la transformation de portions de continents en archipel d’îles entre lesquels certaines espèces ne pourraient plus transiter. Etudier la connectivité écologique permet de mesurer l’accessibilité de nouveaux territoires et le degré de facilité de circulation des espèces.
Apprentissage/pédagogie : Enfin, et pour finir sur un exemple dans un tout autre registre et à une autre échelle, en pédagogie, on parle également de percolation de schèmes (connaissances). Il s’agit alors que qualifier la capacité à mettre en œuvre nos connaissances à partir des briques élémentaires de connaissances accumulées dans le cerveau, celles-ci pouvant être issues de l’expérience, de l’apprentissage, du mimétisme, etc..
Transposition à la conduite du changement
Dans le cadre professionnel, il y a changement lorsque la personne est affectée dans son être ou dans ses relations sociales par une transformation de son environnement professionnel, qui comporte des effets sur ses compétences, sur son travail, sur son rôle ou sur son rang dans l’organisation, ou sur ses valeurs. Le changement s’attache donc à la personne.
La résistance au changement est l’acte naturel de tout organisme vivant tendant à conserver la situation, plus ou moins satisfaisante mais viable et connue de lui, qui lui assurait un équilibre de vie. Cette résistance au changement se manifeste obligatoirement mais sous des formes différentes (de la déception passagère à la crise profonde) chez toute personne concernée par un changement, que celui-ci soit désiré ou imposé.
Ce cheminement passe par plusieurs étapes, appelées « courbe du changement » analogue à la « courbe du deuil » issue des travaux d’Elisabeth Kübler-Ross psychiatre et psychologue suisse. Les étapes de cette courbe s’observent globalement dans tous les processus de fin de cycle et début d’un cycle nouveau. Selon les personnes et le contexte, ces étapes sont vécues de manière plus ou moins longue, et avec une intensité variable.
Le psychologue américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947) a étudié les interactions au sein d’un groupe. Il a été le premier à conceptualiser la notion de dynamique de groupe, notamment en milieu professionnel.
Dans la dynamique des groupes, Lewin observe deux conditions favorables au changement : d’une part l’implication des parties concernées, d’autre part le fait de pouvoir s’appuyer sur des « alliés ».
Pour Kurt Lewin, le comportement humain est une fonction de la personnalité et de l’environnement compris comme le groupe auquel appartient l’individu. Il est la résultante de forces d’attraction/opposition au sein du groupe à l’identique des forces électriques s’opposant dans un champ magnétique. Les interdépendances dans le groupe permettent d’expliquer ses comportements. Et en agissant sur un ou des éléments privilégiés du groupe, il est possible d’induire un changement à l’ensemble du groupe. Et à son tour, le petit groupe ainsi transformé devient l’agent du changement social à l’intérieur de secteurs plus vastes de la collectivité.
Kurt Lewin n’avait pas connaissance de la théorie de la percolation qui a émergé plus tard dans le 20ème siècle. Mais on voit bien ici le parallèle qui s’opère de manière immédiate entre les deux modélisations.
Par la suite, les mêmes observations ont été constatées et popularisées par Malcolm Gladwell dans le principe sociologique du « Tipping point » (« Point de bascule ») selon lequel l’émergence d’un changement social de grande ampleur pourrait s’apparenter à la propagation d’une épidémie. Ainsi selon Gladwell, quand dans une population le nombre des individus ayant un comportement singulier dépasserait un certain seuil, alors ce comportement singulier deviendrait la norme.
Dès lors, puisque le nombre de personnes sensibilisées aux enjeux du développement durable et du changement climatique est croissant, l’espoir d’un point de bascule nous est donné !
Et comment alors faire en sorte qu’un nombre suffisant de salariés et/ou de citoyens soient convaincus de la nécessité du changement sociétal et écologique pour qu’une transformation par percolation advienne ?
Animation d’une démarche RSE : des outils puissants pour la percolation
La communication est un élément essentiel de l’animation de la démarche RSE. Une part conséquente de cette animation passe par la sensibilisation, la formation et la mobilisation des décideurs et des salariés, ces trois modes étant parfois combinés.
La sensibilisation peut intervenir en mode magistral, par exemple, en proposant des événements tels que des conférences autour d’une problématique particulière du développement durable. Elle peut également être plus participative. Un exemple très concret : la Fresque du climat. Aujourd’hui, pour sensibiliser les salariés aux enjeux du dérèglement climatique, de nombreuses entreprises font intervenir des animateurs, externes ou internes autour de la Fresque. D’autres ateliers du même type, fresque du numérique, de l’économie circulaire, de l’aérien, etc., voient peu à peu le jour et contribuent sur le même modèle à sensibiliser les salariés et le grand public.
Il est également possible de proposer des formations. Selon les secteurs, celles-ci seront propres aux métiers ou généralistes mais toutes incluront la prise en compte de la démarche. Plusieurs MOOC peuvent aussi être proposés autour de la RSE et du développement durable, par exemple le programme du C3D[1].
Enfin, on pourra créer des occasions de mise en œuvre de bonnes pratiques et challenger les collaborateurs et les équipes. Ainsi s’appuyer sur les moments fédérateurs comme la semaine européenne de la mobilité ou de la gestion des déchets, pour engendrer la mobilisation et faire connaitre les actions de l’entreprise, et ainsi démultiplier le nombre de ceux qui feront passer les messages.
Ne pas négliger également l’accueil de scolaires ou les interventions dans les établissements scolaires. En présentant les actions de démarche RSE, ce sont des enfants et au-delà, des familles qui seront sensibilisés même à l’extérieur de l’entreprise.
Un dernier outil à mobiliser pour activer la percolation : mettre en place un réseau d’ambassadeurs. Qu’on les nomme référents, relais, ou champions, les ambassadeurs sont souvent des personnes déjà convaincues par le sujet, et prêtes à s’en faire le relais. Ils et elles contribuent à la production d’initiatives et à leur diffusion. Il convient d’adopter un maillage adéquat pour une couverture optimale des unités business, géographique, par affinités, ou en lien avec des réseaux internes existants.
On serait tenté de croire que leur motivation est auto-suffisante. Au contraire, dans certains contextes, un militantisme exacerbé peut s’avérer contre-productif. Il est donc nécessaire de les professionnaliser pour qu’ils contribuent efficacement à la dynamique. Leur rôle et leurs ressources doivent également être clairement établis.
Ainsi naissent dans l’entreprise et la société des communautés ou clusters de salariés ayant partagé une expérience commune et qui contribueront à la percolation. En synthèse, multiplier le nombre de personnes touchées, c’est permettre la transmission virale de la connaissance des enjeux du développement durable et favoriser le changement sociétal.
Conclusion : « Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie. », Kurt Lewin
La théorie de la percolation est un outil qui donne la mesure de l’importance et la nécessité de notre engagement individuel, et avec lequel nous pouvons modéliser les conditions de propagation de la prise de conscience des enjeux du développement durable.
A l’échelle individuelle, lorsqu’une personne s’imprègne de connaissances sur les enjeux liés à l’environnement, au climat, à la biodiversité, à l’énergie, etc… la théorie de la percolation nous explique le changement d’état qui s’opère alors chez cette personne de la connaissance, à la conscience et à l’action dans son quotidien.
A l’échelle macroscopique, au regard de la théorie de la percolation, nous pouvons fonder l’espoir que, dans chaque entreprise engagée dans une démarche RSE, lorsque le seuil critique d’un nombre suffisant de salariés ayant intégré ces enjeux sera dépassé, un changement d’état est susceptible d’advenir entrainant la dynamique globale d’émergence de changements de comportements et de stratégie, voire de modèle d’affaire pour l’entreprise elle-même.
Ce qui est vrai à l’échelle de l’entreprise l’est a fortiori à l’échelle de la société : plus le nombre de personnes conscientes et agissantes augmentera, plus elles constitueront inconsciemment des clusters, plus le phénomène de percolation se produira et entrainera un changement sociétal pour le développement durable et la préservation de notre planète.
La théorie de la percolation est non seulement une théorie pratique, mais surtout une source d’espoir pour tous ceux qui s’engagent sur le chemin de la responsabilité sociétale de l’entreprise et du développement durable, et qui peuvent croire, enfin et pour bientôt, en un vrai changement sociétal.
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Notes
[1] Collège des Directeurs du Développement Durable
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Références
- Jean-Pierre Goux, Le siècle bleu (2014)
- Théorie de la percolation. (page consultée le 1/11/2021) https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_percolation
- Stéphane Pajot (2001). [Percolation et économie] Chapitre 1 Les concepts fondamentaux du modèle de percolation. (page consultée le 1/11/2021). http://percolation.free.fr/theseweb003.html
- Hugo Duminil-Copin pour Images des Maths et Pour la science. La percolation, un jeu de pavages aléatoires [archive] (page consultée le 1/11/2021).
http://images.math.cnrs.fr/La-percolation-jeu-de-pavages-aleatoires
- Serge Gallam, in Pour la science n°306 (2003). Terrorisme et percolation
- Jean-Claude Coulet (2014). La conceptualisation dans l’activité individuelle et collective, Implications pour le management des connaissances et des savoirs
- Malcolm Gladwell (2000). The Tipping Point : How Little Things Can Make a Big Difference
- Des enjeux et des hommes (2011). Guide méthodologique : Comment mettre en place et animer un réseau de correspondants DD/RSE dans une entreprise
- MOOC [en ligne] (page consultée le 1/11/2021) https://www.cddd.fr/mooc-comprendre-crise-ecologique-reinventer-entreprise-c3d-pre/
- https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/les-mathematiques-du-cafe-filtre_108193 (page consultée le 09/04/2022)
- http://pascale.et.vincent.bourges.pagesperso-orange.fr/fractales%20et%20chaos1/Chapitre%202.htm (page consultée le 09/04/2022)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Probl%C3%A8me_du_sofa (page consultée le 09/04/2022)
Pour les férus d’histoire mathématique contemporaine, évoquons-ici le problème du sofa, non encore résolu, qui consiste à déterminer quel est le sofa de surface maximale qu’il est possible de déplacer le long d’un parcours constitué de deux couloirs mesurant 1m de large et formant un virage à angle droit. John Hammersley est également le premier à avoir proposé une réponse optimale à ce problème fondamental, à savoir un canapé en forme de téléphone -ancien- d’une aire environ égale à 2,2074 m2 (soit π/2+2/ π).