Article de Vincent Marcadon (RSEDD 2021)
Recueil de nouvelles écrites sous forme de dystopie, Au Bal des actifs [1] est un ouvrage qui nous propose d’entrapercevoir des mondes du travail dans lesquels le travailleur n’est plus qu’une simple ressource ou le rouage d’un système désincarné. Ces textes sont, pour partie, à l’origine de la réflexion qui suit autour des éternels enjeux du sens du travail accompli par chaque travailleur et de sa reconnaissance. On pourrait s’interroger sur la nécessité d’aborder une nouvelle fois ces sujets tant ils occupent une place importante dans le dialogue social de nombreuses entreprises. Cependant, s’ils sont indissociables des enjeux du bien-être au travail, force est de constater que les politiques de reconnaissance des Ressources Humaines ne rencontrent que rarement la demande de sens des salariés.
L’enquête Parlons travail [2] révèle en effet que, si une majorité de salariés se dit globalement heureuse au travail, 42% des répondants citent le manque de reconnaissance comme première source de mécontentement au travail. De même, 45% des répondants estiment ne pas avoir le temps de faire leur travail correctement. Ces questionnements quant au sens de leur engament professionnel, de plus en plus de salariés se les posent jusque dans les milieux professionnels les plus favorisés [3-5], et la pandémie de la COVID 19 n’a fait qu’accélérer le phénomène. Bien sûr, on pourra arguer que les changements de vie professionnelle sont finalement peu nombreux, et que nombre de salariés s’accommodent de leur situation. Il y a pourtant des questions à se poser lorsque les personnes dites des « classes dominantes » commencent à ne plus croire dans le système qui les a amenées là. Et, pour quelques-uns qui trouvent une échappatoire en franchissant le pas de la reconversion, combien de salariés restent avec le sentiment d’être pris au piège, avec pour certains une exposition accrue aux Risques Psycho-Sociaux et à leur cortège de Troubles Musculo-Squelettiques, d’anxiété, de burn-out … voire de suicides dans les cas les plus dramatiques [6,7].
Evolutions du monde du travail, comment en est-on arrivé là ?
La richesse produite par travailleur, mesurée au travers de la productivité horaire apparente, n’a cessé de croître en France depuis le milieu du 20ème siècle [8,9]. Le niveau d’études moyen des travailleurs n’a lui aussi cessé de croître, les cadres représentant à présent 20% de la population française [5]. Sont apparues dans le même temps les notions de Qualité de Vie au Travail et d’économie des loisirs. On aurait donc pu s’attendre à ce que l’effet conjugué de ces évolutions et de ces gains de productivité se traduise par de meilleures conditions de travail pour les salariés. Au lieu de cela, c’est une logique comptable, d’optimisation des coûts et des profits qui a primé [10,11]. Loin de partager la charge de travail, les salariés se sont ainsi retrouvés avec toujours plus de travail, et tant pis pour les personnes au chômage ou en situation d’emploi précaire que l’on a laissées sur le bord du chemin [12]. Qui plus est, cette augmentation de la charge de travail a aussi résulté de la multiplication et de la spécialisation des tâches afin d’assurer la continuité de processus de production de plus en plus éclatés à cause de la mondialisation [13,14]. La part des tâches non-considérées dans la mesure des résultats, le travail invisible, a crû elle aussi. Les salariés n’ont finalement plus de réelle visibilité en termes de concrétisation des tâches qu’ils effectuent :
« L’individu social […] ne produit rien de ce qu’il consomme et ne consomme rien de ce qu’il produit » A. Gorz [15].
Les cadres croulent à présent sous les réunions, les activités de reporting en tout genre, ou sous d’innombrables échanges de mails pour rassurer un client, un fournisseur, ou tout simplement la hiérarchie. Les personnels techniques, dont le rôle était primordial pour la concrétisation, la mise en œuvre et le bon fonctionnement des processus industriels, se retrouvent maintenant souvent cantonnés à surveiller et maintenir des machines qui effectuent le travail à leur place. Les ouvriers et les employés à la base du système productiviste se voient proposer des emplois toujours plus précaires. Les métiers du social, du médical, de l’éducation, sont débordés par des logiques budgétaires laissant de moins en moins de place à l’humain. Impossible d’être exhaustif tant la liste des évolutions du travail ayant conduit à une perte de sens pour les salariés est longue [14].
Le sentiment de manque de reconnaissance est quant à lui alimenté par un déclassement général, tel que décrit par L. Chauvel [16]. Ce déclassement repose sur un constat simple : depuis la fin du 20ème siècle, le fait de faire des études s’est très fortement démocratisé dans les pays riches en particulier, mais sans que cela se traduise par un sentiment d’évolution du rang social. Pour fixer un ordre de grandeur, un jeune français qui entre dans la vie active à présent, a en moyenne deux années d’études de plus en termes de niveau de diplôme que ses parents lorsqu’ils ont débuté leur vie active. Malgré cela, ce jeune adulte se verra proposer un poste d’un niveau d’études équivalent à celui que ses parents s’étaient vu proposer. Si les personnes les « mieux » diplômées (au sens des classements généralement admis) sont épargnées par ce phénomène, il en résulte pour la majorité des diplômés une dévalorisation générale qui s’étend à l’ensemble de la classe moyenne. Dans l’imaginaire collectif cela se traduit par la sentence que l’on entend à propos des personnes en recherche d’emploi : « du travail il y en a, il n’y a qu’à traverser la rue pour en trouver ». Un tel discours revient à nier les aspirations professionnelles de la personne qui s’est formée pour un métier et que l’on ne veut voir que comme de la main-d’œuvre corvéable à merci ; la personne en question finira par accepter un travail alimentaire, mais au prix d’un renoncement. Pendant longtemps le diplôme était en effet souvent associé à un métier qui induisait une place dans la société. Mais, nombre de métiers étant aujourd’hui réduits à des fonctions, cette reconnaissance sociale externe tend à disparaitre pour nombre de salariés, le besoin de reconnaissance se reporte donc naturellement sur la reconnaissance interne à l’entreprise.
Les leviers de la reconnaissance … des leviers à repenser ?
La reconnaissance au travail peut prendre de multiples formes, qu’elles soient matérielles ou symboliques. Elle doit s’attacher à reconnaitre la personne, les pratiques de travail, les résultats, mais aussi les efforts fournis pour atteindre ces résultats. Elle doit aussi s’exercer de la hiérarchie vers les salariés, ce qui vient immédiatement à l’esprit dès que l’on évoque le sujet, mais aussi entre les salariés eux-mêmes, et des salariés vers la hiérarchie. Le but ici n’est pas de reproduire les propos de J.-P. Brun et C. Laval [17] mais de mettre en exergue trois notions liées aux enjeux de la reconnaissance au travail : la confiance, la formation et le salaire.
S’entend en premier lieu au travers de la notion de confiance celle de la hiérarchie envers ses subordonnés. C’est seulement si cette confiance existe que peut se mettre en place un cercle vertueux qui renforcera la confiance du salarié en lui-même, et le sentiment d’être reconnu par sa hiérarchie, hiérarchie en laquelle il pourra avoir confiance et qu’il saura reconnaitre en retour. Malheureusement, le manque croissant de relations humaines entre des managers et des salariés toujours plus isolés et surchargés par de multiples tâches à réaliser, génère toujours plus de demandes d’indicateurs à fournir et de comptes à rendre, ce à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique. Cela contribue non seulement à une perte d’humanité dans les relations, mais aussi au sentiment pour les salariés de ne pas être reconnus pour leurs capacités à l’autonomie. Cela représente aussi des pertes de temps et de productivité considérables. Confiance, engagement et performance des salariés sont indiscutablement liés [17-19].
La question de la formation n’a quant à elle pas forcément un lien immédiat avec celle de la reconnaissance. Néanmoins, c’est un enjeu majeur dans un monde qui évolue de plus en plus vite [10,11], en particulier pour les salariés les moins diplômés. La formation est en effet un moyen d’évoluer professionnellement et d’accéder à différentes promotions. Il est donc important que les entreprises ne pensent pas à la formation uniquement comme à un outil qui leur serait utile pour rendre leurs salariés plus productifs ou performants, ou parce qu’il faut répondre à des injonctions règlementaires et sécuritaires. La formation doit au contraire être vue comme un moyen de faire progresser le salarié et de l’accompagner dans ses souhaits d’évolution professionnelle. En ce sens, la réforme de la formation professionnelle qui est entrée en vigueur au 1er janvier 2019 (Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel) apporte des réponses dans la mesure où les droits à formation sont à présent rattachés au salarié et non à son entreprise. De plus, grâce à différents mécanismes tels qu’un prélèvement redistributif des grandes entreprises vers les petites et des droits à formation calculés en euros et non plus en heures, elle permet une plus grande équité dans l’accès à la formation entre les salariés, indépendamment de l’entreprise à laquelle ils appartiennent et de leur niveau de formation initiale. Le salarié dispose ainsi d’une certaine autonomie vis-à-vis de son employeur pour se former … mais c’est encore mieux si celui-ci le soutient et l’accompagne ! Un tel positionnement apparaitra inévitablement comme une marque forte de reconnaissance envers le salarié.
Enfin, comment ne pas évoquer la délicate question de la reconnaissance salariale ? C’est souvent la première forme de reconnaissance qui vient à l’esprit lorsque que l’on parle reconnaissance au travail, même si ce n’est pas celle qui a le plus d’effet sur le long terme [17]. Il ne s’agit pas de dire que la rémunération n’a pas d’impact sur la vie des salariés car, bien au contraire, elle est une nécessité pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins. En revanche, son influence sur leur motivation et leur sentiment d’être reconnus peut être discutée pour différentes raisons [2,17]. Par le passé, dans un monde de forte croissance économique, la progression salariale considérée comme source de motivation principale des salariés a pu éclipser la question fondamentale du sens au travail. En la plaçant au centre de toutes les attentions on lui aurait par ailleurs conféré un caractère d’attendu, lui faisant perdre une partie de sa symbolique de reconnaissance. Et, en l’état, les mécanismes de reconnaissance salariale se révèlent souvent inégalitaires au détriment des salariés les plus précaires, les plus jeunes ou les moins diplômés. Le niveau de formation initiale, pour les plus diplômés, et l’ancienneté sont en effet souvent les déterminants majeurs de l’évolution salariale pour bien des carrières, aboutissant à une décorrélation entre l’investissement du salarié et sa rémunération. Qui plus est, l’évolution salariale à l’ancienneté favorise une aliénation du salarié à son employeur s’il ne veut pas perdre le bénéfice de son ancienneté en changeant d’employeur, à l’exception notable des plus diplômés pour lesquels la mobilité est au contraire valorisée. Les salariés sont au final davantage demandeurs d’une « juste rémunération » [2]. Si l’on souhaite redonner un pouvoir de reconnaissance au salaire, il faut donc trouver des mécanismes pour que les évolutions professionnelles et les efforts réalisés soient mieux reconnus, indépendamment de la classification catégorielle du salarié, de son diplôme initial ou de son ancienneté.
De la nécessité du sens
Les ouvrages sur la reconnaissance au travail montrent que les entreprises ont déjà à leur disposition de nombreux outils pour remettre la reconnaissance des salariés au centre de leurs politiques des Ressources Humaines. Pourtant, les différentes études réalisées sur le terrain tendent à montrer la persistance d’un certain mal-être au travail pour nombre de salariés, comme si les politiques de reconnaissance mises en œuvre dans les entreprises se révélaient inefficaces. Pourquoi ? Les leviers actionnés sont-ils les bons ? Est-il seulement possible d’actionner ces leviers ? Il est en effet regrettable de constater que, si les leviers de la reconnaissance au travail les plus efficaces sont bien identifiés conformément aux attentes exprimées par les salariés, des distorsions importantes persistent entre les ambitions affichées par les entreprises et la réalité du ressenti de ceux-ci. Confiance au sein de l’entreprise, perspectives d’évolution professionnelle, justice dans la reconnaissance salariale ne sont donc pas au rendez-vous.
Et le besoin de sens au travail dans tout ça ? Serait-il la clé de la réussite des politiques de reconnaissance sur le long terme ? Ce besoin de sens est l’un des piliers de la QVT. Et bien qu’il apparaisse en filigrane tout au long des ouvrages sur la reconnaissance comme une attente forte des salariés [17], aucune solution concrète n’est proposée pour y répondre. Il se pourrait donc qu’il faille poser la question de la compatibilité entre le souhait de remettre l’humain au cœur des entreprises et le souhait d’une croissance continue de la productivité imposée par le système économique et sa myriade d’indicateurs. Redonner du sens au travail nécessite donc de repenser en grande partie notre modèle productiviste [10,11,13]. La question qui vient alors à l’esprit est celle du rôle que jouera la Responsabilité Sociétale des Entreprises dans tout cela. Cette notion dont de plus en plus d’entreprises s’emparent dans le cadre du Global Compact [20], permettra-t-elle un réel changement de paradigme du monde du travail ? Ou, au contraire, aura-t-elle un effet contreproductif par l’ajout de nouveaux indicateurs et reporting extra-financiers traduisant surtout une volonté de RSEwashing de la part des entreprises ? Ce risque de détournement n’est pas nul et les acteurs de la RSE devront rester particulièrement attentifs s’ils veulent que la RSE atteigne les objectifs qui lui sont assignés.
Note à l’attention du lecteur
N’étant pas issu de formations dans les métiers des ressources humaines, les pistes de réflexion proposées ici autour des enjeux de sens et de reconnaissance au travail reposent surtout sur différentes lectures et leur mise en perspective vis-à-vis de mon expérience en tant qu’élu des Instances Représentatives du Personnel de l’entreprise à laquelle j’appartiens. Cette réflexion est par ailleurs centrée sur le monde du travail en France et ne peut a priori pas être extrapolée telle quelle à d’autres pays en raison de l’importance des influences culturelles sur la perception de notions intimement liées à l’humain. Pour finir, il ne semble pas qu’elle puisse s’appliquer telle quelle aux TPE et PME car nombre des éléments de discussion abordés nécessitent l’existence d’un dialogue social structuré et formalisé entre Directions et salariés, qui n’existe pas sous une telle forme dans les petites entreprises.
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Sources
[1] Dufour, C., Beauverger, S. et al (2017). Au bal des actifs : Demain, le travail. Ed. La Volte, 624 p.
[2] Portail internet de l’enquête Parlons travail lancée par la CFDT https://www.parlonstravail.fr/
[3] Site internet de l’APEC, page sur le parcours des cadres. https://www.apec.fr/tendances-emploi-cadre/parcours-de-cadres/la-crise-facteur-dacceleration-des-transitions-professionnelles-des-cadres.html
[4] Dossier « Les cadres se rebiffent ». Socialter, n°46, juin-juillet 2021.
[5] Cassely, J.-L. (2017). La révolte des premiers de la classe. Ed. Arkhê, 192 p.
[6] Portail internet de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) https://www.inrs.fr/risques/psychosociaux/ce-qu-il-faut-retenir.html#36c65b9a-6203-4d39-8692-9059e366aac3
[7] Mardon, G., Prolongeau, H., Delalande, A. (2019). Le travail m’a tué. Ed. Futuropolis, 120 p.
[8] Marchand, O., Thélot, C. (1990). Deux siècles de productivité en France. Economie et Statistique, 237-238, pp. 11-25.
[9] Marjorie Martin, M., Rignols, E. et al (2020). Tableaux de l’économie française. Edition 2020. INSEE, 266 p.
[10] Stiegler, B. (2021). Refuser l’agenda néoliberal. Socialter, hors-série n°10, juin-juillet-août 2021.
[11] Stiegler, B. (2019). Il faut d’adapter. Sur un nouvel impératif politique. Ed. Gallimard, 336 p.
[12] Collombat, B., Cuvillier, D. (2021). Le choix du chômage. Ed. Futuropolis, 288 p.
[13] Quintard, C. (2021). Libérer le travail, le choc des utopies. Socialter, hors-série n°10, juin-juillet-août 2021.
[14] Gomez, P.-Y. (2016). Intelligence du travail. Ed. Desclée de Brouwer, 184 p.
[15] Gorz, A. (2004). Métamorphoses du tavail. Ed. Gallimard, 448 p.
[16] Chauvel, L. (2016). La spirale du déclassement. Ed. Seuil, 224 p.
[17] Brun, J.-P., Laval, C. (2018). Le pouvoir de la reconnaissance au travail. Ed. Eyrolles, 148 p.
[18] Benquet, P. (2016). Intervention à l’école Centrale Paris. https://www.youtube.com/watch?v=iMmZlEw4pxA
[19] Kaufman, T., Chapman, T., Allen, J. (2013). The effect of performance recognition on employee engagement. Cicero Group.
[20] Site internet de Global Compact France https://www.globalcompact-france.org/