Article de Nicolas Bernard (IGE 2020)
La science-fiction est une source d’inspiration pour la réalité.
Jules Verne, en 1865, dans « De la Terre à la Lune » inventait le canon lance-fusée afin de propulser un astronef vers l’espace. Par la puissance de ses mots, Jules Verne a participé à la création d’un imaginaire collectif de découverte de l’inconnu, du monde qui nous entoure, mais aussi au développement de la science comme moyen à cette découverte. Jules Verne est une incarnation de l’essor de la science-fiction au moment de la révolution industrielle ces bouleversements techniques décuplent les possibilités de l’homme d’imaginer son rapport technique à l’environnement. A partir de cette époque, puis de manière de plus en plus importante au début du XXème siècle, la science-fiction ou le roman d’anticipation devient un genre littéraire à part entière.
Nous définirons ici l’imaginaire comme le fruit de l’imagination des sociétés dans sa capacité à construire des représentations, des récits ou des mythes, en rapport avec la réalité. Un imaginaire n’est en théorie, qu’illusion et n’a pas de portée politique ou sociétale. Néanmoins, de nombreux auteurs et penseurs considèrent l’imaginaire comme un ensemble construit de représentations qui façonnent une vision collective et partagée du monde. Ainsi, l’imaginaire est l’une des caractéristiques inaliénables de l’être humain qui le rend conscient de son environnement, de ce qui l’entoure.
Yuval Noah Harari, dans « Sapiens » (2011), montre que la stabilité des groupes humains dépend de l’imaginaire qui les rassemble. En 2017, James C. Scott, dans « Une Histoire profonde des premiers Etats » l’illustre parfaitement : le bâtiment le plus important des premières cités était les temples, le siège de Dieu, le lieu de la loi. Aujourd’hui, c’est le pouvoir démocratique qui a progressivement remplacé le pouvoir de Dieu dans la culture occidentale : combien de films et séries ont imaginé l’explosion du Capitole[1] ? 22, rien que dans cet article du Temps. Et à quels lieux se sont attaqués les révolutionnaires contemporains les plus récents : le Capitole aux Etats-Unis début 2021, l’Elysée en France avec les gilets jaunes en 2019[2].
De la même manière, les notions que sont le bien, le mal, le bonheur, l’avenir, le mérite et la justice sont imaginées individuellement, avant d’être partagées pour incarner l’imaginaire collectif.
L’imaginaire, c’est ce par quoi se construisent nos pensées politiques, sociales, sociétales, nos convictions, les concepts que nous épousons. Georges Orwell, dans 1984, illustrait parfaitement ce qu’une société sans imaginaire pourrait advenir : dénaturée de tout moyen d’expression, la pensée devient unique et les imaginaires fanent.
De son côté, la science-fiction est un genre narratif, un genre de création d’imaginaire, qui a pour vocation de mettre en scène des progrès scientifiques et techniques sous forme littéraire, cinématographique et de jeux vidéo principalement.
Ces thèmes principaux, tels que le voyage dans le temps et dans l’espace, ainsi que les rencontres inter-espèces, robotiques et les scénarios post-apocalyptiques, émergent historiquement en même temps que la révolution technique et technologique post-révolution industrielle. Par essence, la science-fiction a mis en avant et participé au progrès scientifique et technique, tout en illustrant les dérives associées qui pourraient en découler. Elle a facilité la « conduite du changement » de l’arrivée des technologies dans nos vies : par leurs apparitions dans nos imaginaires littéraires, quelqu’un était en mesure de les créer matériellement et nous, en tant que population, étions prêts à les accueillir dans nos vies : les ordinateurs étaient déjà écrits dans « Les voyages de Gulliver » en 1726, bien avant l’apparition du premier MacIntosh.
La bataille des imaginaires
La montée progressive de la science-fiction a suivi le développement de notre civilisation depuis la révolution industrielle. C’est également à cette période que l’Homme, par le progrès, développe la sensation de s’être rendu maître et possesseur de la nature, que son environnement est un service à sa libre disposition, et que son exploitation n’est qu’une juste contrepartie au développement de la civilisation humaine.
C’est à cette époque que l’on introduit le début de l’Anthropocène. Concept de plus en plus répandu dans la sphère publique, il s’agit d’un terme scientifique qui viserait à qualifier que le système Terre serait rentré dans une nouvelle ère géologique depuis que l’Homme serait devenu un des facteurs déterminants de l’évolution du système.
Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, historiens des sciences, décrivent dans leur ouvrage « L’évènement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous » la multitude de termes qui sont utilisés, en concurrence avec l’Anthropocène, afin de qualifier l’ère que nous traversons. Cette recherche épistémologique est vitale pour eux afin de correctement qualifier la situation : l’Anthropocène commence-t-il au moment de la révolution industrielle ou au moment de la découverte de l’agriculture ? Le Capitalocène ne serait-il pas plus adapté pour décrire notre époque, alors même qu’il découle du capitalisme marchand, qui mettait en œuvre les mêmes mécanismes d’accaparement des ressources des pays les plus pauvres, et de rejets vers ces derniers des dégâts environnementaux. Mais le Thermocène n’est-il pas tout aussi pertinent afin de souligner l’importance de l’exploitation massive des énergies fossiles, qui a résulté de choix politiques et économiques et non pas d’une nécessité historique ?
Youness Bousenna, dans son analyse de l’ouvrage des deux historiens dans la revue « Socialter : Le Réveil des imaginaires » explique qu’il est important de multiplier les imaginaires pour conserver la diversité de notre lecture des évènements historiques qui nous ont conduits à cette situation. Il insiste sur la nécessité de ne pas s’enfermer derrière cette appellation d’Anthropocène qui ferme les imaginaires et offre un récit unique à des héros déterminés : scientifiques, ingénieurs, dirigeants. Pour lui, comme pour Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, il est nécessaire de « reprendre politiquement la main » et « de se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants ».
Or, pour reprendre politiquement la main afin d’incarner une transition vers un monde plus durable, il est nécessaire de renverser l’imaginaire dominant, afin de créer de nouvelles perspectives. C’est en tout cas ce qu’explique Corinne Morel Darleux, conseillère régionale d’Auvergne Rhône-Alpes et autrice de l’essai « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ». Dans la revue Socialter, elle décrit la fiction comme nourriture : certains ouvrages mettent en scène des personnages ou des situations qui nous font prendre conscience de l’intérêt de détechnologiser notre rapport au monde sans pour autant être des essais politiques, notamment « Dans la forêt » de Jean Hegland, ou « Ravages » de René Barjavel, qui nous confrontent à notre incapacité en tant que société à revenir à un rapport à la nature sans l’appui des technologies.
Nous nous interrogeons sur la construction des imaginaires dans notre société, puis spécifiquement sur la manière dont la science-fiction est aujourd’hui le champ le plus fertile de nos imaginaires avant de finir par donner des pistes d’imaginaire à explorer à nos lecteurs !
La science-fiction, un imaginaire au service des innovations ?
La science-fiction ouvre deux perspectives antagonistes : un idéal technique et technologique au service du bien commun face aux risques inhérents aux sociétés humaines, et aux conceptions de ses valeurs clés : la Morale, la Justice, l’Ethique … Le constat actuel est que la première perspective est celle qui domine les imaginaires de ces deux derniers siècles, dans notre conception du monde, sans s’interroger (ou trop peu) sur l’équilibre à trouver entre technologie et environnement.
Notre civilisation est de plus en plus technologique : l’émergence du numérique n’est plus simplement un imaginaire et de nombreuses œuvres de science-fiction sont de réelles clés de lecture de notre civilisation :
- Seul sur Mars (2015) et Ad Astra (2019) l’ont illustré : la conquête de Mars n’est plus un simple rêve. La NASA y a récemment atterri, et Elon Musk rêve d’y habiter.
- Les biotechnologies ne sont plus bien loin : l’épisode de Black Mirror avec les abeilles vengeresses vous hantent encore ? Nous aurons bientôt des robots pour pallier le manque de pollinisateurs.
- Alexa, Siri et Google Home vous impressionnent : attendez qu’ils aient un corps humain en plus de leurs intelligences artificielles, tels que I-Robot, ou bien Ex-Machina …
Ces innovations auraient-elles vu le jour sans un imaginaire collectif, bien au-delà de l’imaginaire entrepreneurial, tourné vers leur création ? C’est l’éternelle question de qui a vu le jour en premier : l’œuf ou la poule. Sans imaginaire, quelle « innovation » pour l’ingénieur, le créateur, l’inventeur ?
Dans tous les cas, c’est la course en avant technologique qui règne dans les imaginaires collectifs. Aujourd’hui, les débats sur la direction à prendre en tant que société peuvent rapidement s’enfermer dans une discussion assez caricaturale : une course en avant vers le progrès qui aboutira à la création d’un idéal commun, ou un retour à une civilisation moyenâgeuse atechnologique. La proposition de moratoire sur la 5G de la Convention Citoyenne pour le Climat, et l’argument d’autorité « Nous ne sommes pas des Amishs » de notre président illustrent parfaitement cette opposition de pensée.
L’imaginaire doit nous aider à nous projeter dans l’avenir afin de répondre à la question « comment voulons-nous vivre demain ? Quels sapiens voulons-nous devenir ?». De nombreuses réponses sont à construire : sortir de la civilisation fossile, rendre notre système sobre et durable, apprivoiser notre place de vivants parmi le vivant, respecter les écosystèmes nous entourant, transformer nos démocraties afin qu’elles cèdent place à la souveraineté populaire, reposer les concepts formant les ciments de nos sociétés que sont l’Etat, la Liberté, l’Egalité, la Justice.
La science-fiction au service de l’imaginaire du monde de demain
Les auteurs de Science-Fiction (SF) puisent largement dans la science pour construire leurs récits. Et si à l’inverse, les scientifiques s’inspiraient de la fiction ? C’est en tout cas les expérimentations qui semblent se dessiner : mettre au service de la recherche des auteurs de science-fiction pour permettre de sortir des « carcans » qui sont inhérents aux organisations universitaires et scientifiques, laisser l’imagination d’élèves de lycée la construction de notre futur pour mieux comprendre comment le construire.
Plusieurs exemples nous permettent de l’illustrer :
- Dans les années 1980, c’est EDF qui publiait des chroniques muxiennes[3], pour imaginer le futur de la télématique (ancêtre de l’informatique) dans une entreprise imaginaire. Aujourd’hui, ce sont la NASA, l’Agence Spatiale Européenne (ESA) avec le projet ITSF, ou les GAFAM qui mettent à contribution des auteurs de science-fiction pour lancer des projets de prospective.
Emile Poivet, dans le magazine Socialter, décrit très bien « Comment la SF est récupérée par les multinationales et l’armée ». Au-delà de simplement anticiper les tendances, ces manœuvres ont pour but d’anticiper les chocs systémiques, et de s’y préparer : un révélateur que la SF n’est pas simplement de la littérature de gare.
- En 2017, l’Institut de Transition Environnementale, en partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et la Sorbonne, lance un « Comité de Science-Fiction » avec des étudiants[4]. Le résultat : en 2039, la France est entrée en régime autoritaire écologique : le véganisme est imposé à toute la population.
Le but est d’inventer un imaginaire futur à partir des connaissances scientifiques actuelles, tout en travaillant avec des chercheurs et des auteurs de science-fiction. Anne-Caroline Prévot, chercheuse au CNRS déclare après-coup que les étudiants sont parvenus à imaginer des choses qu’un chercheur aurait eu du mal à concevoir.
- Par exemple, Experimental Design est une entreprise fondée par le chef décorateur du film « Minority Report », qui propose de construire des mondes anticipés pour Nike, ou Boeing. On parle de « sci-fi prototyping » ou de « futurecasting ».
La CIA a également publié un rapport « Le Monde en 2035 vu par la CIA », rédigé à la première personne, avec des noms, des vécus et des ébauches de personnalité. [5]
Ainsi, la science nourrit la fiction, et la fiction nourrit la science. Mais la science-fiction est également la première critique de la science, en alertant sur ses possibles dérives, sur le revers de la médaille des sociétés de demain, technologique à outrance.
Les exemples sont légions : qui n’a pas entendu parler du fameux Big Brother d’Orwell dans 1984 qui théorisait une société de contrôle, aux fakes news institutionnalisées, peuplée d’écrans et de caméra ? du meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), où l’eugénisme est un choix institutionnel ? de Fondation d’Isaac Asimov (1942), qui dépeint une pratique d’anticipation de l’avenir, la psycho histoire, qui permettrait d’anticiper, à la manière d’un modèle mathématique, les grands évènements du futurs, et qui est mis face à ses limites à cause du comportement insaisissable de certains individus ? du cycle de Dune (1965), dont l’épice est le pétrole, et dont l’exploitation, tout en donnant une avance technologique démesurée à ses usagers, détruit l’équilibre de l’éco-système planétaire.
Alain Damasio, ou comment la science-fiction peut devenir militante et politique
Dans l’optique de mettre en avant un auteur de science-fiction qui éveille les imaginaires de façon consciente, afin d’ouvrir le champ des possibles dans la transition à venir, nous souhaitons vous introduire à l’œuvre d’Alain Damasio, probablement l’écrivain français de SF le plus illustre de notre temps.
Auteur de la Zone du dehors, la Horde du Contrevent et des Furtifs, il mêle dans ses ouvrages anticipation politique, fantasy et science-fiction. Mais surtout, il ne renie pas la portée politique de son propos, en déclarant en octobre 2017 dans Ballast :
« Je considère qu’un artiste, à partir du moment où il dispose d’une parole publique, même minimale, engage à une responsabilité vis-à-vis de ceux qui vont le découvrir, le lire, le suivre ; il a dès lors un impact et ne peut plus faire les choses de façon neutre. »
Son dernier ouvrage, paru en 2019, les Furtifs, décrit la quête d’un père à la recherche de sa fille disparue, qu’il pense avoir été enlevée par les furtifs, des créatures quasiment invisibles, dotées d’une grande vivacité.
Ces créatures sont les seules à échapper à la société de contrôle de l’univers des Furtifs, où les villes sont devenues propriétés des multinationales qui commercialisent l’accès aux espaces urbains en fonction de la « bague », une sorte de smartphone intégré faisant office de passeport, de carte bancaire et d’outil de réalité virtuelle, mais surtout d’objets de traçage constant de son porteur. Cannes a été rachetée par la Warner, Orange, la ville où se situe le récit, par… Orange et Vendôme par LVMH. Oh, mes excuses, pour ce dernier, il s’agit bien de la réalité.[6]
En opposition à ces villes-entreprises, une rébellion citoyenne émerge afin de lutter contre cette société de contrôle avec une multitude d’éléments ancrés dans notre réalité : le hacking, les logiciels libres, l’organisation collective, l’éducation populaire, les communs[7], les zones autonomes en lutte ou à défendre, la guerre des imaginaires… Autant de thèmes qui font écho aux luttes actuelles des mouvements écologistes les plus militants.
Alain Damasio met un fort accent sur ces cultures alternatives avec la création de mouvements de révolte antilibéraux et d’autogestion qui sont composés de personnages en opposition au système, et proches du personnage principal.
Comme de nombreux romans de science-fiction, cette mise en perspective des alternatives au système établi, plus ou moins proche de notre système actuel, participe largement à la création des imaginaires nécessaires à une transition : une réappropriation des espaces urbains, de la démocratie, mais également de la vitalité qui doit nous animer, en opposition à la soumission aux technologies qui nous entourent.
Renouveler nos imaginaires pour créer un futur durable et désirable
Les films que nous regardons, les livres que nous lisons, les jeux vidéo auxquels nous jouons sont particulièrement aussi importants dans la transition que nous menons. Renouveler notre imaginaire fait partie de la lutte à mener pour construire un futur durable et désirable.
A titre personnel, la découverte d’Alain Damasio et de la Horde du Contrevent, un autre de ces ouvrages, fût un des éléments marquants de ma volonté de transition personnelle. J’ai la conviction que le renouvellement de nos imaginaires est un combat à mener, auquel la science-fiction participe largement.
Aujourd’hui, il est de notre responsabilité de faire entrer dans les imaginaires collectifs que la transition à venir n’est simplement nécessaire d’un point de vue physique, mais également souhaitable collectivement.
Pour compléter ces éléments, qui ont largement été inspiré par la revue Socialter et son hors-série « Le Réveil des Imaginaires »[8], je vous suggère de la découvrir, ainsi que l’œuvre d’Alain Damasio.
Entrez dans la couleur[9] !
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Sources
[1] https://www.letemps.ch/culture/capitole-un-symbole-souvent-attaque
[2] https://www.franceinter.fr/societe/le-1er-decembre-l-elysee-aurait-pu-tomber-un-crs-raconte-le-chaos-des-gilets-jaunes-l-hiver-dernier
[3] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33704545/f5.item
[4] https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Sciences-et-ethique/Quand-science-fiction-nourrit-recherche-2020-05-04-1201092530
[5] https://www.franceculture.fr/oeuvre/le-monde-en-2035-vu-par-la-cia
[6] https://www.lepoint.fr/politique/vendome-le-maire-defend-la-vente-du-nom-de-sa-ville-a-lvmh-10-02-2021-2413360_20.php
[7] https://lescommuns.org/
[8] https://www.colibris-laboutique.org/accueil/399-hs-socialter-le-reveil-des-imaginaires-3663322105395.html
[9] Pour plus d’informations, veuillez lire Les Furtifs J