par Nelly Chaussabel (IGE 2018)

 

Évolution de la fonction achat et intégration des achats responsables

Dans ses débuts la fonction achat était considérée comme une fonction support, au service des usines. Lors des Trente Glorieuses, le marché est caractérisé par une demande supérieure à l’offre, et la fonction achat demeure donc administrative et orientée prix, tandis que les relations avec les fournisseurs sont généralement conflictuelles et de courte durée. Ce sont les nombreuses conjonctures économiques au cours des années 70 et 80 qui ont, par la suite, déclenché un intérêt croissant pour la fonction. En effet les différents événements économiques (notamment les chocs pétroliers) intensifient la concurrence, provoquent l’inflation et des taux d’intérêts élevés, ce qui inverse la relation entre l’offre et la demande. La fonction achat est alors reconnue comme contributeur à l’avantage concurrentiel de l’entreprise, et commence à développer une relation avec ses fournisseurs. Dans les années 80, et après la crise financière des années 70, les entreprises se recentrent sur leur cœur de métier et comprennent l’intérêt de développer un management des achats, gérant des partenaires clés. Ainsi les Achats se professionnalisent et deviennent le pivot de ce que l’on appelle l’entreprise étendue. On passe ainsi progressivement d’une logique de réduction des coûts à un management de ressources externes. Au début des années 2000, c’est de nouveau la crise qui joue le rôle de catalyseur de la reconnaissance de la fonction achat. Après l’explosion de la bulle internet, le rôle stratégique des Achats est reconnu : ce sont eux qui permettent à l’entreprise de conserver ses marges, de nouer des partenariats stratégiques avec des fournisseurs et de rechercher l’innovation. L’acheteur se retrouve dans une logique triptyque incluant la gestion des coûts, le management des risques et la création de valeur. Dès 2010, l’innovation est devenue un axe prioritaire, et c’est grâce à une co-construction avec son écosystème de partenaires externes (fournisseurs) et internes (autres fonctions), dont la fonction achat est le chef d’orchestre, que l’entreprise peut se démarquer. (1)(2)

Ces dernières années, une nouvelle dimension, celle des achats responsables, s’impose progressivement dans le métier. Les business models issus de la mondialisation, certains scandales comme l’effondrement du Rana Plazza en 2013 et la prise de conscience accrue des consommateurs et des entreprises ont progressivement fait évoluer le contexte réglementaire, notamment ces deux dernières années avec la Loi Sapin 2 (sur la transparence et la lutte anti-corruption) et la Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et partenaires commerciaux. Ces changements de paradigme conduisent aujourd’hui à une intégration forte des achats responsables au sein des démarches RSE des entreprises. La fonction Achat y joue un rôle stratégique puisque l’entreprise doit maîtriser sa chaîne d’approvisionnement et assurer une visibilité sur la performance RSE de ses fournisseurs et sous-traitants, afin de garantir aux consommateurs la fiabilité de son produit. (3)

 

Blockchain et traçabilité

C’est dans ce contexte que de plus en plus d’acteurs s’intéressent à une innovation datant déjà de quelques années : la blockchain. Faisons un rapide rappel de son fonctionnement :

Selon Blockchain France, « la blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle ». Pour schématiser, la blockchain fonctionne comme un grand livre de compte (une base de données) répertoriant chacune des actions, réalisées par les différents acteurs de la chaîne, relatives à un produit. L’avantage, c’est que dans le cas d’une blockchain, ce livre de compte est infalsifiable. En effet, chaque échange effectué par un utilisateur est enregistré sous forme de bloc dans lequel figure la transaction. Chaque bloc est crypté par un « hash » (un code permettant d’identifier le bloc) et contient également le « hash » du bloc précédent, ce qui permet de le situer dans la chaine. Chaque nouvelle transaction doit être validée par l’ensemble des acteurs, et, une fois ajoutée à la blockchain celle-ci ne pourra pas être effacée, ce qui garantit sa viabilité. Pour approfondir la compréhension du concept, vous pouvez regarder l’excellente vidéo de Cookie Connecté « La Blockchain expliquée en emojis ». (4)

Il est également nécessaire de différencier les blockchains publiques, accessibles à tous, et les blockchains privées, limitées à un nombre d’acteurs défini. Dans le cas d’une blockchain publique, la meilleure image est donnée par le mathématicien Jean-Paul Delahaye, qui la décrit comme « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible. »

De là, il est aisé d’imaginer les potentiels impacts d’une telle innovation dans le domaine de la supply chain. En inscrivant chaque étape de la chaine de valeur d’un produit, dans une blockchain publique, transparente et incorruptible, sa traçabilité est fondamentalement garantie.

Comment ? Blockchain France explique : « l’inscription sur le registre peut se faire de façon manuelle (en photographiant les documents avec son smartphone et en les mettant en ligne sur une plateforme ad hoc), ou automatique (via l’utilisation de capteurs connectés, attachés au produit, capables de transmettre automatiquement des données – localisation, température, humidité…) […] et chaque partie prenante ayant reçu l’autorisation d’accéder à cette blockchain peut vérifier quel participant a inscrit une information donnée, à quelle date et à quel horaire, etc. »

L’utilisation de cette technologie dans les filières « à risques » est d’ores et déjà testée. La start-up Everledger par exemple, fait le pari de rendre l’industrie du diamant plus transparente en créant un « registre numérique qui recense les transactions diamantaires, […] des mines jusqu’aux joailliers. ». Carrefour également, s’est lancé dans l’aventure en 2017 en annonçant la prochaine utilisation de la blockchain pour garantir la transparence de ses filières animales. (5) Tous les secteurs sont concernés, car la blockchain est une occasion unique de construire une chaîne logistique numérique moins opaque, efficace et non-frauduleuse.

 

Revenons-en aux achats responsables

Nous venons de démontrer qu’une supply chain intégrant une blockchain pouvait améliorer la traçabilité du produit tout en réduisant le risque de fraude. Mais qu’en est-il de la visibilité sur la performance RSE des fournisseurs et sous-traitants de l’entreprise ?

Dans une démarche d’achats responsables, le dialogue avec les parties prenantes de la chaine de valeur est primordial, et la blockchain ne pourra en aucun cas se substituer à celui-ci. Elle pourrait permettre cependant d’attester de manière transparente de ce dialogue. Puisque chaque bloc de la blockchain contient les informations des actions effectuées par l’acteur en question, on peut imaginer que chaque partie prenante ait l’obligation de publier sur la blockchain, au moment de la transaction, les informations habituellement demandées par l’entreprise en matière d’environnement, de sécurité, ou de gestion sociale. Ainsi, le livre de compte ne permettrait pas seulement de « tracer » les fournisseurs, il regrouperait également la « carte d’identité RSE » de chacun d’eux.

Aujourd’hui, les entreprises mènent différents types d’audits (environnementaux, sociaux…) au sein de leurs filiales, fournisseurs et sous-traitants, afin de s’assurer de la viabilité des informations récoltées en amont. Une blockchain publique, retraçant la chaîne de valeur et offrant l’accessibilité de ces informations à tous, pourrait être un moyen d’engager plus profondément les parties prenantes, et permettrait de faire un pas de plus vers la transparence des pratiques au sein des supply chain.

Il convient cependant de noter que la blockchain génère également un débat sur son impact énergétique, en effet, les blockchains les plus célèbres (Bitcoin, Ethereum…) utilisent des consensus lourds basés sur la preuve de travail (Proof of Work), ce qui les rend énergivores. Sans entrer dans une description technique, le mécanisme de consensus est celui qui décrit la manière dont sont validés les blocs de la blockchain, il en existe plusieurs types, dont l’impact environnemental varie (6). Il est donc important, lors du design d’une blockchain appliquée à la supply chain, d’intégrer cette dimension à la réflexion.

 

Sources :

 

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