Article de Edwige Berthault (MS EEDD parcours RSEDD 2025-26)
Introduction
L’industrie du cuir est un secteur en croissance marqué par une demande de produits de luxe forte notamment à l’international mais également par la valorisation du savoir-faire artisanal[1]. Par définition, « le cuir est une matière issue de la transformation de la peau d’un animal, rendue imputrescible ».[2] En France, le chiffre d’affaires des industries françaises du cuir (made in France) est de 6,7 milliards d’euros réparti entre trois secteurs : la maroquinerie (84%, 3ème exportateur mondial, +16% vs. 2022), la chaussure (9%) et la tannerie (7%).
D’un point de vue commercial, les feux sont au vert. D’un point de vue environnemental, le bilan est bien moins enthousiasmant. La vision des industriels du cuir et des défenseurs du bien-être animal diverge notamment concernant la prise en compte de l’élevage, ou non, dans le calcul de l’empreinte carbone et de l’impact plus global de cette industrie. Coproduit de l’industrie alimentaire ou acte de cruauté devant être stoppé ?
L’élevage, majoritairement bovin, représente 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial et 10 % au niveau européen (méthane principalement) venant essentiellement des productions d’aliments pour le bétail, du transport de ces derniers et de la gestion de leurs déchets.[3] La consommation d’eau (150 000 L par m2 de cuir bovin), de denrées et d’espaces, le traitement et le tannage du cuir ont un impact fort sur l’environnement comme sur la santé humaine lorsqu’ils ne sont pas suffisamment encadrés, notamment hors Europe.[4]
Les mentalités changent au sein des consommateurs français avec une augmentation notable sur internet des recherches de produits Mode écoresponsables. Faites-vous partie des 50% des internautes qui ont utilisé la toile pour trouver un article de consommation plus respectueux de la planète et des hommes ? (« slow fashion » 90 millions d’impressions sur l’année, « développement durable » + 37%, « mode upcyclée » +42%)[5]
Le véganisme est en constante augmentation ces dernières années induisant un « mode de vie alliant une alimentation exclusive par les végétaux (végétalisme) et le refus de consommer tout produit (vêtements, chaussures, cosmétiques, etc.) issu des animaux ou de leur exploitation »[6]. Conscience éthique et considérations environnementales se rejoignent désormais souvent. Cette tendance de fond a amené certains chercheurs à s’intéresser aux alternatives au cuir animal, n’ayant pas recours à la pétrochimie, appelé cuir végétal, c’est-à-dire le cuir issu de végétaux tels que les champignons, les ananas, les cactus…
Nous allons nous intéresser dans cet article au cuir dit de champignon, mis sous le feu des projecteurs par plusieurs Maisons de mode renommées ces derniers mois. Cette innovation permettant d’allier bien-être animal (puisqu’ils ne sont plus impliqués), baisse des émissions carbone, diminution nette de la consommation de ressources et transparence, s’inscrit tout à fait dans cette « philosophie et approches conceptuelles interdisciplinaires prenant pour modèle la nature afin de relever les défis du développement durable », appelées biomimétisme[7].
Mycélium, nouveau matériau vertueux
Intéressons-nous de plus près à l’anatomie d’un champignon ainsi qu’à son cycle de vie.

Un champignon naît d’une spore toute petite, qui forme un filament. Celui-ci en rencontre un autre et fusionne. Une multitude de cellules formant un filament extrêmement fin et invisible à l’œil nu se développe (hyphe). Il pousse, se ramifie et contribue à un réseau d’une densité remarquable appelé mycélium. A titre d’exemple, 10 centimètres cubes de bonne terre peuvent contenir jusqu’à un kilomètre de mycélium !
Le mycélium est en réalité la « partie végétative des champignons, formée de filaments souterrains ramifiés, généralement blancs, et sur laquelle croîtront les carpophores, ou champignons au sens usuel du mot »[8] Les propriétés du mycélium ont intéressé des chercheurs comme Mariana Dominguez qui a décidé de créer un laboratoire de recherche biomimétique et ainsi transformer ce composant en biomatériau, désireuse de créer une alternative au cuir.
Les souches de mycélium sont placées dans une boîte de pétri, un petit bout est coupé, inséré dans un pot de graines pour réaliser des semences. Celles-ci sont ensuite étalées sur des plaques recouvertes d’un coproduit agricole ou de sciure de bois humide permettant de les nourrir (substrat). Le mycélium se nourrit de la cellulose et de la lignine et va métaboliser ces aliments pour les transformer en une autre matière : le MaeliumTM pour l’entreprise Fungus Sapiens, le Fine MyceliumTM pour Mycoworks et le MyloTM pour Bolt Threads.[9]
Trois sociétés innovantes dans le domaine des biomatériaux fondées par Mariana Dominguez Peñalva, chercheuse et biodesigner pour la première, par les artistes Sophia Wang et Philip Ross pour la seconde et par une startup californienne pour la dernière.
Les bénéfices de ce nouveau matériau responsable sont nombreux :
- Ecoconçu car pouvant être cultivé sur des résidus de bois ou de déchets agricoles, il contribue donc à l’économie circulaire
- Économe tant dans sa matière première que dans son besoin en eau : 40 L d’eau par m2 vs. 150 000 L pour une vache pour une surface produite équivalente
- Rapide car il suffit de 10 à 15 jours pour obtenir une plaque de 1 m x 50 cm
- Souple, résistant et durable grâce à un traitement exempt de produits chimiques polluants
- 100% biodégradable, il se décompose naturellement sans générer de substances toxiques [10]
- Personnalisable tant dans son épaisseur, dans son aspect (lisse, grainé, vieilli…) comme dans sa couleur[11]
Alternative écologique et durable plébiscitée par les Maisons de Luxe, mais pas uniquement
Dès 2022, la créatrice Stella McCartney se lance dans l’aventure de ce cuir végétal avec son sac Frame MyloTM avec l’appui de la startup Bolt Threads. Une première édition limitée à 100 exemplaires a été mise en vente lors de la saison printemps/ été 2022.
« Le Frayme Mylo™️ est le tout premier sac de luxe au monde fabriqué à partir de mycélium, les structures semblables à des racines de champignons. Cette alternative végétalienne pionnière au cuir animal est cultivée en laboratoire à partir de ressources renouvelables par nos partenaires de longue date, Bolt Threads. Son design comporte également une chaîne et un médaillon en aluminium recyclable, faisant du Frayme Mylo™️ une nouvelle icône Stella. »[12]
Hermès s’est associée quant à elle à MycoWorks afin de concrétiser sa volonté d’allier tradition et innovation au travers du cuir Sylvania, utilisé pour la création de son sac Victoria.
« Fruit de trois années de travail exclusif et collaboratif entre Hermès et MycoWorks, le Fine MyceliumTM est produit dans les installations de MycoWorks, puis tanné et fini en France par les tanneurs d’Hermès afin d’affiner sa résistance et sa durabilité, conformément aux normes de qualité d’Hermès, avant d’être façonné dans les ateliers Hermès par leurs artisans. »[13]
Ces deux premières réalisations permettent de positionner ce cuir végétal comme alternative sérieuse au sein des Maisons de Luxe.[14] Des marques plus accessibles en prix se sont également lancées dans l’aventure, avec pour Adidas un modèle de Stan Smith conçu à partir de MyloTM en collaboration avec Bolt Threads, et pour Lululemon, un tapis de yoga à base de champignons.
« L’introduction de MyloTM comme nouveau matériau est un pas en avant important dans notre ambitieuse mission de contribuer à mettre fin aux déchets plastiques », a déclaré Amy Jones Vaterlaus, Global Head of Future chez Adidas.
« En tant qu’habitants de cette planète, nous devons apprendre à travailler avec la nature plutôt qu’à l’affronter et nous efforcer de trouver des solutions innovantes qui sont créées de manière responsable avec des ressources qui se renouvellent à un rythme durable. Des solutions conçues en synergie avec les écosystèmes de la terre. Et en tant que marque, nous continuons à explorer les possibilités d’innovation en termes de matériaux.”[15]
Limites et freins à lever
Malgré la montée en puissance en France de la clientèle vegan et de celle soucieuse de préserver notre Planète, le développement des produits en cuir dit végétal, et plus spécifiquement de mycélium prend du temps. En effet, bien que le marché du cuir végétalien soit dynamique et en croissance (taux de croissance annuel composé de 49,3% entre 2023 et 2030) du fait de préoccupations éthiques et environnementales grandissantes, le polyuréthane (PU) et le plastique polyvinylique dominent avec 65% de part de marché (45% PU et 20% vinyle). Le textile à base de plantes représente en 2023, 35% de part de marché, et devient tout de même le sous segment à la croissance la plus rapide.[16] Plusieurs réalités freinent aujourd’hui le développement de cette alternative plus respectueuse de l’environnement dans l’univers de la Mode.
Tout d’abord, historiquement, le cuir a été utilisé dès la préhistoire (première chaussure retrouvée datant d’il y a 5 500 ans)[17]. La difficulté de conservation des articles a limité son développement à cette période bien qu’il soit apprécié pour se vêtir et se protéger des intempéries[18]. Ensuite, le cuir a connu son premier essor à l’époque romaine en tant que matériau de luxe pour se protéger lors des combats. Son utilisation s’est développée au fil des siècles qui ont suivi à travers la fabrication d’articles du quotidien tels que les livres, les meubles, les chaussures, les sacs. Ses qualités de durabilité, de souplesse, de résistance et son aspect en font un matériau toujours très apprécié au sein d’un secteur en croissance.
Les études d’ailleurs menées sur les propriétés du cuir concernant sa résistance au déchirement (142 N) et sa faculté d’absorber la vapeur d’eau (8,4 mg/cm²) révèlent que ce matériau a des caractéristiques incomparables à date. Les échantillons analysés d’alternatives à base de cactus, d’ananas, de champignons, de teck et autres ne peuvent rivaliser pour l’instant.[19] De plus, le cuir étant un sous-produit de l’industrie de la viande et le lobby de cette dernière étant puissant en France, cela peut indirectement avoir un impact sur le développement des produits réalisés grâce aux alternatives vegan et végétales comme le mycélium.
Une étude menée en 2016 montre l’importance de la filière viande en France (2 500 coopératives agricoles) et la puissance des deux acteurs majeurs du lobby de la viande que sont Interbev et la FNSEA. Le premier avec un budget de plusieurs dizaines de milliers d’euros dont un tiers dédié à la communication, le second s’appuyant sur des alliés politiques telle que Cécile Duflot.[20]
L’industrie du cuir utilisant un matériau coproduit de l’industrie agroalimentaire et mettant en avant les bénéfices de la valorisation des peaux d’animaux (transformation chaque année de 160 000 tonnes de peaux, soit plus de 20 fois la Tour Eiffel qui seraient sinon jetées), associée aux actions de lobbying, cela réduit les chances de diminution des peaux disponibles, ce qui alimente donc l’industrie du cuir traditionnel.[21]
Enfin, la production de mycélium à grande échelle reste encore relativement coûteuse, ce qui peut limiter son accessibilité pour toutes les marques, même si les coûts diminuent au fil des années grâce aux progrès technologiques.
Conclusion
Comme partagé par le laboratoire Bolt Threads, le cuir végétal issu du mycélium ne détrônera pas le cuir, toujours très utilisé pour les caractéristiques évoquées dans cet article, mais il est une alternative matériau précieuse pour les créateurs et les Maisons de mode souhaitant réduire l’empreinte de leurs articles en cuir, et séduire une clientèle grandissante désireuse de moins ou de ne plus consommer de produits venant d’animaux tant dans leur alimentation que dans leur garde-robe.[22]
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Notes
[1] La filière cuir tirée par le luxe et l’export sur fond d’inflation – FashionNetwork France
[2] Où en le cuir dans son Développement Durable ? – The Good Goods
[3] Marché vegan : 40 % des Français veulent consommer davantage de produits végétaux
[4] Connaissez-vous l’impact du cuir sur notre environnement ? | COSH!
[5] Les recherches concernant les vêtements écoresponsables ont augmenté de 50 % dans l’Hexagone !
[6] Définitions : véganisme – Dictionnaire de français Larousse
[7] Biomimétisme : Quand la Nature nous inspire | MNHN
[8] Définitions : mycélium – Dictionnaire de français Larousse
[9] Conférence Salon Biomim’expo 2024 sur les alter-cuir.
[10] Mycélium : un matériau qui ne demande qu’à croître | Build Green
[11] Alternative au cuir : cap sur la matière à base de champignon 🍄
[12] Sac porte epaule Frayme Mylo™ Noir pour Women | Stella McCartney FR
[13] Hermès annonce une collaboration exclusive avec MycoWorks, une start-up spécialisée dans les biomatériaux – Forbes France
[14] Le cuir de champignon : alternative écologique révolutionnant la mode
[15] QUAND LA NATURE NOUS INSPIRE : COMMENT ADIDAS A CRÉÉ UNE ICÔNE EN UTILISANT LES RACINES SOUTERRAINES DES CHAMPIGNONS
[16] Taille du marché du cuir végétalien, tendances compétitives et prévisions
[17] L’histoire fascinante du cuir : un matériau qui a su traverser les siècles – Caminteresse.fr
[18] L’histoire et la culture du cuir : de la préhistoire à l’ère industrielle
[19] Annexe : Synthèse de l’étude FILK sur le cuir et les nouvelles matières alternatives en vogue
[20] Etude du lobby de la viande – Master Intelligence Economique et Stratégies Compétitives
[21] Tout savoir sur le cuir – Alliance France Cuir | L’actualité et l’information professionnelles de la filière cuir
[22] La mode est-elle prête à dire adieu au cuir ? | Euronews
BIBLIOGRAPHIE
- FASHION NETWORK. La filière cuir tirée par le luxe et l’export sur fond d’inflation.
- THE GOOD GOODS. La filière cuir vers un développement durable [en ligne, podcast] ?
- Marché vegan : 40 % des Français veulent consommer davantage de produits végétaux
- COSH ! La vraie histoire derrière votre sac à main et vos chaussures en cuir
- La mode : un secteur en pleine mutation.
- Définition de véganisme.
- MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE. Quand la Nature nous inspire.
- Développement des mycètes
- Définition de mycélium
- BIOMIM’EXPO 2024. Conférence sur les alter-cuir.
- BUILD GREEN.
- GREENY BIRD DRESS. Alternative au cuir : la matière à base de champignon
- Femme. Le sac Frayme
- Hermès annonce une collaboration exclusive avec MycoWorks, une start-up spécialisée dans les biomatériaux
- Le cuir de champignon : alternative écologique révolutionnant la mode
- Quand la nature nous inspire
- VÉRIFIE MARCHE RAPPORTS. Taille du marché du cuir végétalien, tendances compétitives et prévisions.
- CA M’INTÉRESSE. L’histoire fascinante du cuir : un matériau qui a su traverser les siècles
- CUIRS NEY. L’histoire et la culture du cuir : de la préhistoire à l’ère industrielle
- FEDERATION FRANÇAISE TANNERIE MEGISSERIE. Synthèse de l’étude FILK sur le cuir et les nouvelles matières alternatives en vogue. 2020-2021.
- MASTER INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE ET STRATÉGIES compétitives. Étude du lobby de la viande
- ALLIANCE FRANCE CUIR. Tout savoir sur le cuir
- La mode est-elle prête à dire adieu au cuir ?