Article de Émilie Berger (MS EEDD parcours RSEDD 2023-24)
Introduction
Alors que la planète subit de plein fouet les conséquences du changement climatique, le débat autour de la manière de répondre à cette crise devient de plus en plus pressant. Dans ce contexte, la radicalité émerge comme un concept central, à la fois controversé et mal compris. Elle soulève des interrogations cruciales : où se situe la limite entre une action nécessaire et une démarche excessive ? Comment différencier une radicalité légitime de l’extrémisme ou du terrorisme ?
Cet article s’attache à éclaircir ces questions en plusieurs temps. Tout d’abord, il s’agit de définir la radicalité, et de la distinguer de concepts voisins avec lesquels elle est souvent confondue à tort. Ensuite, nous nous demanderons si l’on peut être radical.e, en explorant la légitimité de la radicalité. Puis, nous nous demanderons en miroir si l’on peut ne pas être radical.e, en interrogeant cette fois la nécessité de la radicalité. Nous explorerons ensuite le contexte de l’entreprise, pour y interroger la radicalité dans le monde du travail. Avant de conclure nous questionnerons l’efficacité de la radicalité et les réponses à ses supposées limites. Enfin, nous ouvrirons vers des solutions et pistes de réconciliations possibles.
Peut-on être radical.e sans basculer dans l’extrême ? Quelle est la frontière entre radicalité et illégalité ? La radicalité en entreprise est-elle possible, souhaitable, efficace ou contre-productive… ? Cet article tente de répondre à ces questions tout en soulignant la nécessité de reconsidérer la radicalité face à l’inaction climatique.
Définition de la radicalité
Radicalité = extrémisme ?
Les dictionnaires définissent l’extrémisme comme suit : « comportement politique consistant à défendre les positions les plus radicales d’une idéologie ou d’une tendance » (Larousse), ou « Doctrine poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes ; personne qui a des opinions extrêmes » (Le Robert).
L’extrémisme serait alors un niveau du spectre de la radicalité, la limite de ce spectre, c’est-à-dire « les positions les plus radicales ».
Le chercheur et essayiste Vincent Liegey, interrogé dans La Croix en 2021, illustre ainsi la différence entre radicalité et extrémisme :
“Prenons l’exemple de la transition écologique de la ville de Paris. Cette capitale est approvisionnée par un système très dépendant des énergies fossiles, dont la combustion est responsable du changement climatique. Il n’y a pas d’autre solution que de revoir ce modèle. Cette analyse est radicale, on prend le problème dans sa totalité et on réfléchit à la réorganisation de nos imaginaires, de notre culture, de nos échanges, de nos partages…Mais cette transition ne peut pas se mettre en place du jour au lendemain. On ne va pas couper brutalement la chaîne d’approvisionnement aussi polluante soit-elle : on mourrait de faim en quelques jours, ce serait très extrême. Mais on peut répondre à ce défi radical de manière non extrême en construisant sereinement et démocratiquement une alternative.”
Radicalité = terrorisme ?
Le Robert définit le terrorisme comme suit :
« Gouvernement par la terreur. Emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique ; actes de violence (attentats, destructions, prises d’otages). »
En octobre 2022, l’emploi par Gérald Darmanin, alors ministre de l’intérieur, du terme d’« écoterroristes » pour qualifier les manifestants contre le projet de mégabassine dans les Deux-Sèvres fait débat sur les scènes médiatiques et politiques. Depuis, le terme d’ « écoterrorisme » a été utilisé pour désigner de nombreuses actions qui n’en relèvent pourtant pas.
Eric Denécé, directeur du think tank Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de « Écoterrorisme ! Altermondialisme, écologie, animalisme : de la contestation à la violence », affirme en mars 2022 :
« On assiste en France à de nombreuses actions : de la protestation, de la manifestation, des sit-in, des blocages, des libérations d’animaux, des occupations de site… Il s’agit d’actions qui, si elles sont légitimes, ne sont pas toujours légales, peuvent relever du trouble à l’ordre public, mais on n’est pas dans l’écoterrorisme ».
Pour le Musée Mémorial du terrorisme : “l’absence de définition juridique universelle a, depuis le XIXe siècle, facilité les formes d’instrumentalisation de l’expression, parfois utilisées par des régimes non démocratiques afin de justifier la répression de leurs opposants. D’où la persistance de formes de suspicion quant à la pertinence du terme.”
Renonçons à l’universalité, et limitons le périmètre du débat à la France de nos jours. On peut alors revenir à une définition juridique très claire, car les actions terroristes ne sont pas seulement définies par le Code Pénal, elles sont aussi listées exhaustivement. Comme dans toutes les mesures dérogatoires du Droit Commun, la loi est très précise. En effet, les sanctions des actes terroristes sont dérogatoires du droit commun car systématiquement aggravées, et les procédures qui encadrent l’action juridique assouplies (perquisition, garde à vue, instruction…).
Il convient donc de ne pas prendre le terme à la légère. L’art 421-1 du code pénal parle d’infractions « commises intentionnellement, en relation avec une entreprise individuelle ou collective, ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». On pourrait discuter de la notion de terreur, qui est subjective.
Pour ne pas laisser place à interprétation, le législateur liste exhaustivement les infractions concernées, citant par exemple : les atteintes à la vie ou l’intégrité physique, le vol, l’extorsion, les infractions en matière d’arme, et certaines infractions financières ou de piratage informatique (lorsqu’elles ont pour but de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur…).
Il faut en conclure que, si certaines actions qui se qualifieraient de terroristes pourraient être commises au nom de l’écologie (comme c’est le cas aux États-Unis ou Royaume Uni notamment dans les années 70), en France aujourd’hui l’écoterrorisme n’a d’autre forme que rhétorique. Ainsi La radicalité, d’opinion ou d’action, n’est donc pas assimilable au terrorisme.
Bien qu’il soit utilisé par un personnage politique, le terme n’existe pas dans le code pénal et ne correspond à aucune législation. Et puisqu’il est utilisé dans un contexte politique faut-il y voir, comme l’augure le Musée Mémorial du terrorisme, une stratégie destinée à criminaliser les militant.e.s écologistes et les formes de désobéissance civile ?
Radicalité = provocation ?
Le Larousse définit la provocation de la manière suivante :
« 1. Action de provoquer quelqu’un, de le pousser à commettre une action blâmable, une infraction
- Acte par lequel on cherche à provoquer une réaction violente.
- Incitation à commettre un crime ou un délit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité, ordre. »
La provocation se différencie donc de l’appel ou de l’incitation, par des conséquences négatives (illégales, violentes, blâmables…).
La radicalité peut effectivement mener, intentionnellement ou non, à des actes de provocation. En effet, radicalité et provocation ont cela de commun, qu’elles cherchent à induire une réaction. Mais la provocation est le moyen ou la conséquence de la radicalité, et vice versa : les concepts se croisent sans se confondre.
Radicalité = racine.
L’étymologie du mot « radicalité » nous amène au terme latin radix, désignant la racine, l’essence d’un processus, quelque chose qui n’est pas transformé. En ce sens, ce qui est radical est ce qui est premier, sans compromis possible, sans interférences de médiations. La radicalité suppose une matière d’expression brute, teintée d’intransigeance, et peut en ce sens déboucher sur la violence que comporte souvent, mais pas nécessairement, tout acte de refus ou de rébellion.
Karl Marx, en 1843, a donné au mot « radical » un sens qui interpelle encore aujourd’hui. Dans l’introduction de son essai « Critique de la philosophie du droit de Hegel », il écrit : « Être radical, c’est prendre les choses par la racine ».
Si l’on suit cette idée, être radical.e signifie aller en profondeur, ne pas se contenter d’un regard superficiel. Ainsi, prendre un problème à la racine, en le traitant avec sérieux dès son apparition, en examinant ses racines c’est-à-dire ses origines, et agir conséquemment, serait une attitude radicale.
Une action radicale s’avère absolue, profonde, et exigeante. Elle récuse les demi-mesures, les hésitations et autres tergiversations. Dans le contexte de la crise climatique, être radical.e impliquerait donc un changement de paradigme nécessaire, une nouvelle ontologie qu’il serait souhaitable d’embrasser, plutôt que des solutions superficielles ou temporaires.
A l’échelle de l’individu, la radicalité écologique pourrait se présenter sous différentes formes :
- Au quotidien, à travers des habitudes et actions qui s’éloignent des normes sociales de la société : être végan, refuser de passer le permis de ou d’avoir une voiture, ne plus prendre l’avion, inclure impérativement l’écologie dans sa recherche d’emploi (citons par exemple le discours des étudiants ingénieurs refusant la voie professionnelle tracée par leurs études).
- En prenant parti pour un mouvement ou une communauté : choix de vivre dans un éco lieu autonome pour dépendre au minimum du système, rejoindre des mouvements comme le No Kids composés de personnes refusant d’avoir des enfants par conviction écologique.
- En faisant de la désobéissance civile pacifiste ou en exerçant une violence considérée comme juste : squatter des lieux, entreprendre des sabotages stratégiques…
Peut-on être radical.e ? La légitimité de la radicalité
Définition de la légitimité
A la suite des éclairages ci-dessus, il convient en premier lieu d’exclure la violence contre les personnes du cadre de cet article. En effet, cette forme de radicalité est systématiquement rejetée et condamnée par les principaux mouvements écologistes en France aujourd’hui (à l’instar de Laurence Veyne, Directrice adjointe du programme Greenpeace France), et il existe un consensus bien établi sur la limite à ne pas franchir, pour les organisations comme pour les individus. La violence dirigée contre les personnes est donc exclue du champ de la radicalité dans cette réflexion.
Cependant, dans tous les débats sur la radicalité s’invitent les questions sur la légalité, les opposant presque systématiquement. Ainsi, les actions militantes illégales sont généralement qualifiées de « radicales ». Il est alors intéressant d’étudier le rapport entre radicalité et illégalité. Sur le spectre de la radicalité, la loi constitue une frontière entre intransigeance et désobéissance civile.
Or, si aller à la racine en matière écologique c’est transformer l’ordre existant, d’aucuns trouveront naturel que pour le transformer il faille commencer par ne pas s’y conformer. Alexandre Poidatz, responsable plaidoyer Climat, Inégalités et Secteur privé chez Oxfam France, explique que la radicalité induit une forme d’« action non conventionnelle », la rupture face à l’ordre établi.
Mais alors, si être radical.e expose, voire mène, à l’illégalité, peut-on l’être ? Est-ce permis ? Et si c’est interdit, la désobéissance est-elle légitime ?
Il faut commencer par définir la légitimité. Selon le Petit Larousse, “La légitimité est la qualité de ce qui est fondé en droit, en justice, ou en équité”. Elle repose sur une autorité fondée sur des bases juridiques, éthiques ou morales. Par essence, le Droit considère que tout ce qui est légal est légitime, de par le caractère démocratique du processus même de création du Droit.
Cependant, ce qui est illégal est-il illégitime ? La théorie du Droit accepte à côté de la légalité, c’est-à-dire ce qui est conforme au droit, un concept qui ne recouvre pas la légalité, et qui permet même de s’en éloigner :
“La Légitimité est la conformité à un principe supérieur qui dans une société et à un moment donné est considéré comme juste”.
Ainsi, la Directrice adjointe du programme Greenpeace France Laurence Veyne, déclare-t-elle :
“La désobéissance civile, c’est enfreindre la loi quand on estime qu’il est légitime de le faire. A un moment donné, la discrimination raciale était légale, il était pourtant légitime de désobéir”.
Les exemples similaires sont nombreux, parmi lesquels le « Manifeste des 343 », paru le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur. Dans cette pétition, signée par plus de 350 femmes, les signataires déclarent avoir eu recours à l’avortement, alors illégal, et s’exposent par conséquent à des sanctions pénales.
Ces femmes dénoncent la loi alors en vigueur, illégitime à leurs yeux, et reconnaissent y avoir désobéi. Pourtant, aucune ne sera poursuivie. Ce manifeste, qui peut être qualifié d’acte de désobéissance civile, puisqu’il s’agit de revendiquer un acte illégal à des fins militantes, a contribué au débat public sur la légalisation de l’avortement. Elle interviendra finalement avec la loi Veil de 1975.
Surtout, cet épisode parmi d’autres démontre la capacité du Droit, et de la justice, à tolérer certains actes contrevenants, et le rôle qu’ils peuvent jouer dans l’évolution de la règle de Droit.
Animé par un idéal de justice et de morale, le désobéissant se place dans l’illégalité. Toutefois, une application clémente du Droit peut être faite à l’endroit de ces comportements lorsque certaines conditions sont remplies, en particulier dans des situations de désobéissance civile ou d’alerte éthique. En effet, la désobéissance peut s’avérer être un ressort de la démocratie, et avoir un rôle vertueux à jouer pour faire évoluer le droit.
L’exemple des actions des militants écologistes
Les soulèvements de la Terre
En novembre dernier, le Conseil d’État a annulé le décret du 21 juin 2023 portant dissolution des Soulèvements de la Terre. Le collectif écologiste formé à Notre-Dame-des-Landes, connu pour ses actions radicales contre les méga-bassines de Sainte-Soline, incarne en effet en France une forme de durcissement dans le combat écologique. Le décret parle de « collectif, particulièrement identifié au sein de la mouvance radicale », mais sans qualifier les termes de « mouvance radicale ».
C’est la violence des actions, leur coordination organisée, et l’appel à cette violence par les dirigeants du groupement, qui a motivé la dissolution par le Conseil des ministres. Et c’est bien sur cet argument qu’a répondu le Conseil d’Etat en annulant leur décision. Non pas qu’il légitime cette violence, mais il fait la différence entre celle commise à l’encontre des personnes et celle à l’encontre des biens. D’ailleurs, il confirme le même jour la dissolution d’autres groupements, en soulignant que c’est l’appel à la violence contre les personnes qui a motivé sa décision.
La Haute juridiction constate ainsi qu’« aucune provocation à la violence contre les personnes ne peut être imputée aux Soulèvements de la Terre », et que si ces derniers « [s’étaient] bien livrés à des provocations, à des agissements violents à l’encontre des biens » , ces faits ne justifient pas le recours à un danger plus grand constitué par la dissolution du groupement, en ce qu’il est une « atteinte grave à la liberté d’association, principe fondamental reconnu par les lois de la République ».
Il semble donc que pour le Droit, la radicalité ne soit pas un sujet. Ne faisant l’objet d’aucune définition, elle n’est évoquée que dans le cadre de la violence (actions, appels à actions, provocation, revendication, valorisation). Il est donc bien interdit d’être violent, pas radical.e. Et si la violence contre les biens est illégale, et donc répréhensible par la loi, sa condamnation cède parfois devant un principe supérieur lorsque le juge en décide.
Jet de soupe sur un tableau
Les deux militantes écologistes ayant aspergé de soupe au potiron la vitre protégeant La Joconde au Louvre se voient reprocher la contravention de « pénétration ou maintien dans un musée de France (…), pour avoir franchi l’espace sécurisé délimité devant le tableau », a détaillé le parquet. Cette contravention est passible de 1 500 euros d’amende.
Elles ont été présentées à un délégué du procureur qui leur a proposé, en alternative aux poursuites, de verser une contribution citoyenne à une association d’aide aux victimes.
Pour des faits similaires au musée des Beaux-arts de Lyon (jet de soupe sur un tableau de Monet), les activistes ont été quant à elles poursuivies pour « atteinte intentionnelle à un bien culturel ». Pour ce délit, le texte prévoit jusqu’à 10 ans d’emprisonnement, et 150 000 € d’amende lorsque l’infraction est commise par plusieurs personnes.
Et, dans tous les cas, les peines d’amende peuvent être élevées jusqu’à la moitié de la valeur du bien détruit, dégradé ou détérioré. Ici pourtant, le procureur de la République a requis une peine de deux mois avec sursis, tandis que la ville de Lyon a réclamé un euro symbolique en guise de réparation, le maire allant jusqu’à déclarer « regretter l’action », « Mais face à l’urgence climatique, l’angoisse est légitime. Nous y répondons par une action résolue ».
Dans ces deux cas, on constate donc une clémence des instances judiciaires à l’encontre des faits. En matière d’infractions militantes, la répression pourrait même constituer une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux. La Cour de cassation estime en effet aujourd’hui qu’il appartient au juge, et selon les faits de chaque espèce, d’apprécier si l’infraction a un lien direct avec la liberté d’expression d’une part, et si la condamnation atteint de façon disproportionnée à cette liberté d’autre part. La Cour de Cassation reconnaît donc un principe supérieur et légitime de la liberté d’expression.
Mais si dans certains cas la radicalité est légitime, même selon le juge et le législateur, peut-on aller jusqu’à la considérer nécessaire ?
Peut-on encore ne pas être radical.e ? Nécessité de la radicalité
Nous l’avons vu, la radicalité même lorsqu’elle amène à des actions illégales, peut être considérée comme légitime, y compris par le Droit. Cependant, si l’on peut être radical.e, faut-il l’être ?
L’urgence de la situation
Pour le chercheur britannique Oscar Berglund, il est logique de penser que « la tolérance et l’utilisation du sabotage augmenteront à mesure que la crise climatique se rapproche de la vie des gens et que nous sommes plus nombreux à être directement touchés ». « Aujourd’hui, en 2022, je ne me vois pas aller saboter quoi que ce soit », tempère Pascal Vaillant, membre des Scientifiques en rébellion. « En même temps, il y a cinq ans, je ne me voyais pas manifester. Si aucune réaction forte de la société et du gouvernement n’intervient d’ici là, on refait le point dans cinq ans », affirmait le chercheur il y a 2 ans.
L’inaction des instances publiques et sociales
La radicalité est alors une « ré-action », et non une volonté de puissance déstabilisatrice ex nihilo. Cette radicalité est la conséquence directe de l’inaction politique, économique et sociale, ainsi que de l’échec du militantisme classique, qui en 50 ans n’a enclenché aucune action d’ampleur, et a ainsi échoué à amorcer la transformation nécessaire.
A propos des mouvements écologistes, on parle de « radicalisa-TION », c’est à dire une dynamique, une montée en puissance qui n’était pas là avant. Faibles scores des partis portant un programme écologiste fort, déception générée par la Convention citoyenne sur le climat, une chose est certaine : l’écologie politique n’a pas réussi à s’imposer ni dans les débats ni dans les urnes. Thème fantôme des campagnes, traitée surtout à travers les enjeux énergétiques, elle n’a pas réussi à faire émerger les vrais enjeux, et les écologistes se sentent dépourvus de leviers politiques.
Sans prise en considération réelle des enjeux, sans réaction des politiques et des citoyens, les activistes cherchent de nouveaux moyens de se faire entendre.
Le greenwashing ambiant
Après les premières mobilisations des années 1970, les entreprises ont cherché, de bonne foi ou pas, à évacuer la dimension critique de leurs impacts environnementaux. Un environnementalisme gestionnaire s’affirme dès lors à travers la promotion d’incitations et d’objectifs, d’écogestes et de chartes écoresponsables, de diagnostics biodiversité ou de services écosystémiques, de politiques publiques… jusqu’à présent largement inefficaces ou biaisées en pratique.
Sylvain Lambert, associé PwC et vice-président de l’Observatoire de la Responsabilité Sociale des Entreprises, reconnaît avoir ressenti la nécessité de « muscler son discours » vis-à-vis de ses clients, pour « mieux mettre en lumière les conséquences économiques de réalités scientifiques incontestables ; plus seulement les opportunités de la transition, mais aussi les menaces sur des activités condamnées à terme. Il n’y aura pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd ».
Bien plus critique, Vincent Liegey résume ainsi le phénomène : « Ces 20 dernières années, on a imaginé une batterie de fausses solutions : le développement durable, l’économie circulaire, le bio, le fair trade et évidemment les adjectifs ajoutés à la croissance : verte, inclusive, intelligente… La prise de conscience des défis a avancé mais le chemin intellectuel n’est pas parvenu à son terme. Le grand défaut de cette illusion de « réalisme » ou de « pragmatisme » c’est de nous maintenir dans un système de pensée dominé par l’économie. »
L’ingénieur écologue et chargé de mission juridique pour l’Association Nationale pour la Biodiversité Pierrot Pantel, dénonce quant à lui clairement : « En l’état actuel des choses ne pas être radical aujourd’hui c’est une forme de coquetterie occidentale. Ne pas avoir le cœur bouillant c’est choisir de ne pas comprendre ce qui se passe sous nos yeux (…) nous n’avons plus le choix ».
Léna Lazare, enfin, membre des Soulèvements de la Terre, : expose clairement les fondations de sa radicalité : « Les revendications qui ne sont pas radicales ne sont pas à la hauteur des enjeux, mais sur les modes d’action, (…) on est très contents quand on peut gagner des victoires juridiques, ou influencer des législations grâce à des parlementaires d’opposition, sans entrer dans l’illégalité, mais parfois il y a des luttes ou il faut passer à d’autres modes d’action (sans jamais franchir la limite de la violence contre les personnes) ».
Conclusion
En définitive, la radicalité, loin d’être synonyme d’extrémisme ou de violence, pourrait être une réponse nécessaire à l’urgence climatique et à l’inaction des pouvoirs publics. Si certaines manifestations de la radicalité peuvent franchir les limites de la légalité, elles ne sont pas nécessairement illégitimes et peuvent jouer un rôle déterminant dans l’évolution des normes sociales et juridiques.
Ainsi, plutôt que de constituer une menace condamnable, la radicalité pourrait être perçue comme une approche rigoureuse et sans compromis aux défis actuels. Dans un contexte où l’on constate déjà des impacts du changement climatique, la véritable interrogation ne réside peut-être pas dans la pertinence de la radicalité, mais plutôt dans la capacité de nos sociétés à évoluer sans elle.
Sources
[1] « La radicalité écologique, c’est aller à la racine des problèmes » (la-croix.com)
[3] https://musee-memorial-terrorisme.fr/definir-le-terrorisme
[4] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006149845/
[8] Décret du 21 juin 2023 portant dissolution d’un groupement de fait – Légifrance (legifrance.gouv.fr)
[10] Cette qualification pourrait être débattue ; en effet les protagonistes ont déclaré avoir choisi délibérément une œuvre protégée par une vitre, qui par conséquent n’a subi aucun dommage. L’intentionnalité n’est donc pas constatée, et on pourrait arguer que l’infraction n’est pas constituée.
[11] (Crim. 29 mars 2023, n°22-83.458 Crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685, n° 21-86.647, n° 21-87.722) (Crim. 6 sept. 2023, n°22-86.132)
[14] 63c65b016a1dc_guide_publication_la_rse_doit_elle_etre_radicale.pdf (orse.org)
[15] https://www.la-croix.com/Debats/radicalite-ecologique-cest-aller-racine-problemes-2021-09-29-1201177972
[16] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-du-jeudi-10-aout-2023-2663645
Être ou ne pas être (radical.e), telle est la question (Partie 2)
Après avoir exploré la légitimité et la nécessité de la radicalité dans le cadre de la société civile, il est désormais pertinent de se pencher sur la place qu’elle peut occuper au sein des entreprises. Ces dernières, moteurs économiques et acteurs essentiels des transformations sociétales, sont souvent perçues comme des bastions du pragmatisme, où les valeurs éthiques se confrontent aux impératifs de rentabilité.
Dans ce contexte, comment la radicalité, avec sa promesse de changement profond et immédiat, peut-elle trouver sa place ? Est-il possible d’être radical.e tout en respectant les contraintes et les postures propres au monde codifié du travail ? Cet article explore les tensions entre radicalité et pragmatisme en entreprise, en s’interrogeant sur l’opportunité, voire la nécessité, d’un engagement plus profond pour transformer durablement les pratiques et les modèles économiques.
La radicalité en entreprise ?
Radicalité vs pragmatisme : Être radical.e en entreprise, est-ce possible ?
Dans le monde de l’entreprise privée, pragmatisme et rationalisme sont à la fois des principes et des valeurs, tellement valorisés qu’ils en sont devenus synonymes de sérieux et professionnalisme. Avec des valeurs éthiques pour fondement, la RSE et les considérations climatiques et plus largement environnementales sont estimées à l’opposé comme idéalistes, utopiques, et donc irréalistes. Ces réflexions ont peiné à y faire preuve de leur importance, et le.la directeur.ice RSE y est parfois vu.e comme le.la “doux.ce rêveur.se”, qui veut sauver les baleines ou les arbres, mais dont les idées ne pèsent pas lourd face à la réalité des affaires.
Pourtant, et comme le souligne Vincent Liegey : « Le changement climatique ou la raréfaction des énergies fossiles c’est physique, on ne peut pas négocier avec ça. Le pragmatisme, ce serait justement de saisir tous ces enjeux et de proposer des réponses à leur mesure. De ce point de vue, ceux qui défendent la décroissance sont très pragmatiques. »¹
Fabrice Bonnifet, au salon Produrable de septembre 2023, disait : « La première loyauté que doit avoir un cadre exécutif (envers sa direction ndlr), vu ce qu’ils me payent, c’est soit de leur dire ce qu’ils veulent entendre, et là je suis incompétent, soit leur dire ce qu’ils doivent entendre. Et moi j’essaie de faire preuve de loyauté. Non je ne dis pas à la direction que la croissance infinie c’est possible, que la croissance verte c’est possible, que le techno-solutionnisme ça va marcher, parce que c’est faux. (…) Je ne considère pas que mon discours est radical, il est juste réaliste, je dis juste la vérité de la science. »²
Au fur et à mesure de l’avancée des idées dans la vie citoyenne, et de la montée en compétence des médias et des politiques sur les sujets climatiques, des idées qui il y a quelques années n’avaient pas leur place en entreprise peuvent y trouver écho aujourd’hui. Anne-Fleur Goll au même salon Produrable déclarait :
« Les gens engagés de ma promo en 2016, on était 15, et ce qu’on demandait à l’époque était beaucoup moins radical que ce que demandent aujourd’hui les 15 plus radicaux. Donc même s’il y a un ventre mou, la dynamique de déplacement des outils dans le débat va vers plus d’écologie, et la fenêtre d’Overton³ s’est déplacée : les idées radicales il y a 5 ans entrent dans le champ de la pensée. »
L’entreprise, composée intégralement de citoyen.ne.s, n’est pas hors du champ public. Ainsi, avec l’avancée de la radicalisation des mouvements activistes écologistes, et la banalisation d’idées jugées radicales il y a encore quelques années, l’entreprise juge désormais acceptable d’évoquer des sujets qui lui semblaient encore contre nature auparavant.
Au début des mouvements écologistes, remettre en cause le modèle d’affaire de l’entreprise était une décision extrême. Et à ce titre, comme généralement les idées extrêmes en entreprise, impensable et impensée. Mais les crises de ces dernières années (crises financières, COVID 19, crise du transport, guerre en Ukraine…) ont rendu l’entreprise très consciente de son environnement VUCA (Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu). Dans cet environnement, où les crises sont de plus de plus nombreuses, mais surtout toujours nouvelles, les solutions d’hier ne fonctionnent plus. Une méthode éprouvée est une méthode révolue, et ceux qui répondront aux crises d’aujourd’hui avec les outils d’hier échoueront à les surmonter.
Dans le cadre dynamique et agile de l’entreprise, où l’échelle de temps et d’action est tellement plus rapide que celle du politique, certain.e.s responsables en viennent à accepter un changement profond de paradigme. Face à un contexte difficile, où les anciens avantages compétitifs sont remis en cause, le pragmatisme peut alors mener l’entreprise à décider de se transformer à la racine, radicalement, jusqu’à son modèle d’affaires.
Être radical.e en entreprise : est-ce souhaitable ?
La radicalité, parce qu’elle engage d’aller aux racines des sujets, aborde le temps long. Dans le cadre de l’entreprise, elle amène donc le recul nécessaire à la prospective, et permet aux radicaux.ales un accord nécessaire entre principes personnels et action professionnelle, qui participe beaucoup à leur efficacité à convaincre et embarquer.
Anne-Fleur Goll : « Être militante ça me rend un peu meilleure dans mon boulot. J’aime ce que je fais parce que j’ai de l’impact, touche les vrais problèmes et change les process des boîtes, j’en suis convaincue. L’objectif à la fin de mon action est le même chez Extinction Rebellion et dans mon quotidien, c’est de préserver les conditions d’habitabilité de la terre. Après pour y arriver chacun choisit ses méthodes. (…) Pour moi la meilleure méthode d’agir c’est celle où on est heureux. Parce que c’est en étant heureux dans notre méthode d’agir qu’on aura le plus de puissance et qu’on sera le plus convaincu »⁴
Fabrice Bonnifet : « Je dis souvent “la sincérité triomphe de tout”. Il faut mettre un peu d’émotion, parce que c’est grave, mais ne pas laisser les gens dans le désarroi. Si vous restez sur votre discours radical et que vous ne proposez rien derrière, c’est l’effet “so what”. (…) Je ne suis pas le porte-parole de la science, je dois aussi apporter les solutions. Il y aura moins de flux physiques qui vont rentrer dans l’économie donc il va falloir gérer la décroissance, qu’on le veuille ou non. Ce n’est pas que je le souhaite, ça va être un fait. (…) Comment on crée la valeur économique sans détruire la valeur écologique ? »⁵
Un.e (radical.e) pour tous, tous pour le collectif engagé
Seul.e à défendre une idée, on peut paraître radical.e. Mais la diffusion d’une même position la banalise, et participe à la rendre acceptable, voire souhaitable. Ainsi en entreprise, grands groupes ou entreprises de taille moyenne, de plus en plus de collectifs de collaborateurs.ices se créent, qui essaient de bousculer les dogmes et les pratiques. Ils sont le terreau d’une radicalité potentielle, mais aussi de « radicaux tempérés », notion étudiée dans la littérature des mouvements sociaux⁶ qui décrit une volonté de changer les choses de façon radicale c’est-à-dire en profondeur, à la racine, mais dans la limite du contexte et de la culture dans lesquels ils.elles agissent.
« Le niveau de radicalité de ces collectifs varie beaucoup, mais globalement on observe une forme de volonté de collaboration, de compromis. Il est très intéressant de voir comment, au sein de l’organisation, des individus qui partagent des valeurs et du sens, se regroupent en sous-organisation pour faire bouger les choses en dehors de la hiérarchie et des process établis », commente Valentina Carbone, Professeure in Sustainability & Supply Chain et Co-directrice de la Chaire Economie Circulaire à l’ESCP Business School.⁷
Est-ce que ça marche ? L’efficacité de la radicalité
Si elle est légitime, voire nécessaire, dans la société comme en entreprise, il faut alors s’interroger sur l’efficacité de la radicalité. L’habituation aux actions radicales, ou la polarisation qu’elles entraînent, ne nuisent-elles pas au résultat escompté ? L’action ou la posture radicale sont-elles les bonnes méthodes pour mettre en mouvement et convaincre ?
Le risque d’habituation
Des activistes écologistes qui bloquent une route, s’attachent à des équipements publics, perturbent des événements sportifs ou culturels… ces actions reviennent de plus en plus souvent dans les fils d’actualités. Si ces mouvements écologistes empruntent la voie de la radicalisation, obtiendront-ils le soutien des citoyen.ne.s dans leur lutte ? Rien n’est moins sûr. Les images de leurs actions saturent déjà les écrans et peuvent amener à une certaine lassitude dans l’opinion publique.
En entreprise comme ailleurs, la radicalité du ton, de la posture, peut atteindre son but d’être écoutée car elle « secoue », elle surprend car elle sort du ton conventionnel. Mais il y a un risque d’habituation, qui peut mener à un besoin de montée en radicalité, une « radicalisa-TION », qui fait que les actions militantes doivent aller toujours un peu plus loin pour continuer à être efficaces.
Ainsi, tout porte à croire que pour toucher l’opinion publique il faudrait ne pas faire dans la nuance, et proposer des messages simples, voire simplistes pour être toujours plus percutants. Comment la cause écologiste, par ailleurs complexe et multiple, peut-elle échapper à cela ?
Vincent Liegey donne une piste de réflexion : « Les outils médiatiques et les réseaux sociaux ne sont pas adaptés pour aborder de manière sereine des propositions radicales qui suscitent controverse et conflictualité. Il faudrait des lieux de débat apaisés et bienveillants, inscrits dans des temps beaucoup plus longs. Il faut sortir des logiques d’instantanéité, pour débattre de manière saine de ces enjeux compliqués.»⁸
Le risque de polarisation
Notamment en entreprise où le ton est univoque et les attitudes mesurées, les idées ou attitudes radicales peuvent créer des mouvements d’adhésion et rejet dans le même temps, ce qui pourrait avoir pour effet de polariser et séparer les destinataires du message. Mikaël Lemarchand, directeur de l’Engagement social, territorial et environnemental et directeur du projet d’entreprise de la SNCF :
« Traiter un sujet en profondeur, à la source, implique de ne pas hésiter à bouleverser, déranger, remettre fondamentalement en cause un sujet, un système, un ordre ou un équilibre établi.»
Du déséquilibre qui en résulte naît une « mise en mouvement », mais aussi « de l’inconfort pour beaucoup, à commencer par ceux qui étaient satisfaits de la situation antérieure et en tiraient profit. »⁹ Selon lui, l’opposition inévitable à la radicalité, et qui tient à son intransigeance et sa volonté de changement, n’empêche pas la mise en mouvement. Sous réserve que l’intention soit réellement de proposer un chemin pour transformer le système, de faire avancer l’entreprise sur des sujets difficiles, elle peut devenir un levier efficace du changement.
Pour Céline Soubranne, directrice ESG d’AXA Investment Managers, en revanche :
« L’adoption d’un point de vue extrême et l’exigence d’une forme de pureté absolue et immédiate qui caractérisent la radicalité sont incompatibles avec le rôle transversal d’un responsable RSE, amené à travailler et à chercher des solutions avec tous les métiers. »
En effet, chez ceux qui préfèreraient rester dans un statu quo connu et donc confortable, un mouvement fort dans un sens risque de provoquer un mouvement fort dans le sens inverse, pour ramener la balle au centre, où ils préfèreraient qu’elle reste. Mais pour Fabrice Bonnifet :
« Essayer de convaincre tout le monde ne sert à rien, il vaut mieux travailler avec les 5 % qui ont compris, car c’est avec ces personnes-là que se déclenchera la vague de la vertu, puis les autres suivront par opportunisme ou par mimétisme ».¹⁰
Alors la radicalité est-elle « contre-productive » ? Anne-Fleur Goll répond :
« C’est sûr qu’il y a des frustrations parfois d’être radical.e en entreprise, (…) la plupart du temps les freins qu’on imagine quand on n’ose pas dire des choses à son patron, quand on se dit “je ne suis pas en position de donner mon opinion, c’est pas mon rôle”, la plupart du temps ces freins viennent de nous. Si on a vraiment des choses à dire, et qu’on pose le discours et qu’on prend le bon ton, qu’on réfléchit aux mots qu’on emploie, (…) alors on est entendu. Il faut faire ses devoirs, être concret, prêt, on ne tape pas du poing sur la table si c’est pour ne rien dire, mais quand on est sérieux, qu’on parle de vrais sujets, qu’on ne peut pas vous contredire, c’est sûr qu’on vous écoute. »
Youcef Boudjemaï, qui travaille au développement associatif, résume la question en déclarant que cette radicalité « provoque des résistances comme elle produit une dynamique qui amène de nouveaux modèles de référence et la redéfinition des pratiques ».¹¹
Donner de la visibilité
« Une vague de désobéissance civile se formalise très clairement », atteste Sylvie Ollitrault, directrice de recherches au CNRS.¹² Lorsque la route est débloquée ou que l’évènement interrompu reprend son cours, quel est le bilan de ces actions ? « L’idée est d’abord de faire un coup médiatique », explique Sylvie Ollitrault, autrice du livre « La désobéissance civile ». Ces groupes ont bien compris qu’en recourant à la « désobéissance civile perturbatrice et aux dommages ou destructions de biens, ils sont en mesure d’attirer une plus grande attention des médias qu’avec des pétitions », analyse Michael Loadenthal, chercheur à l’université américaine de Georgetown, spécialiste de la violence politique.¹³
L’action militante radicale, par sa forme parfois choquante, entraîne généralement une couverture médiatique. C’est cette couverture, beaucoup plus large que le traitement des sujets de fond, qui permet de les remettre sur la table de discussion. Le débat sur l’utilisation de méga bassines pour l’irrigation par exemple, qui était un débat depuis longtemps dans le monde agricole, s’est transformé en débat de toute la société suite à la polémique liée aux manifestations. L’action a amené sur le devant de la scène le débat de la ressource en eau, qui avait été évincé des discussions.
Les exemples sont nombreux d’actions radicales ayant mené à une décision législative entérinant l’objectif recherché par les militants :
- L’abolition de l’interdiction de l’avortement avait suivi des actions de militantes féministes, comme mentionné plus haut
- Les fauchages de plantations OGM en 2015, qui étaient vus comme radicaux à l’époque, avait mené au vote de la loi européenne qui fait que les consommateurs européens ne trouvent pas d’OGM dans leurs assiettes aujourd’hui
- L’abandon du projet d’aéroport de Notre Dame des Landes après plus de 50 ans de blocage :
Interrogé par Jean-Mathieu Pernin sur France Inter, Stéphane La Branche, Sociologue du climat et chercheur, coordinateur scientifique du GIECO/IPBC :
« Est-ce que vous diriez que l’abandon du projet d’aéroport à Notre Dame des Landes est un succès de l’écologie radicale ? »,
« Je dirais que s’il n’y avait pas eu ces actions, il y aurait un aéroport… »¹⁴
Relativiser, déplacer la fenêtre d’Overton
En remettant le débat sur les tables médiatiques, la radicalité permet également de légitimer la partie moins radicale du débat : les Black Panthers par exemple, lors de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 50, ont permis de rendre audibles les réquisitoires de Martin Luther King. Ses discours, en comparaison, sont alors apparus comme moins radicaux, et même « raisonnables » face aux modes d’action plus extrêmes.
Ainsi, le membre du collectif « Scientifiques en rébellion » Kevin Jean considère que « ce que l’on fait peut permettre à des rapporteurs de GIEC, comme Valérie Masson-Delmotte ou Christophe Cassou, de tenir un discours à la hauteur des enjeux face à des décideurs sans apparaître comme des radicaux ».¹⁵
Avec encore plus de recul, on peut même considérer qu’en montrant qu’une attitude engagée est possible, on contribue également à la démocratiser, à déplacer la fenêtre d’Overton, à « proposer un nouveau récit désirable au ventre mou », comme le dit Anne-Fleur Goll :
« Être collaborateur engagé, ce n’est pas par nature engager les autres collaborateurs (…), mais il y a un effet d’entraînement possible et un réinvestissement social de l’action écologique ».
En fonction des objectifs recherchés, la radicalité pourrait donc être une tactique efficace, et une posture puissante. Elle permet d’engager des discussions de fond sur un projet de société commun, ou de modifier une stratégie d’entreprise, en étant exigeante, transformatrice, ambitieuse.
Une solution : de nouveaux récits
On pourrait envisager un usage de la radicalité comme un outil de renouvellement plutôt que de rupture. C’est l’ambition des sociétés à mission, ou du mouvement B Corp, qui visent à contribuer à une transformation profonde du monde économique. Ils prônent l’amélioration continue, mais imposent des critères obligatoires et des règles strictes déterminées pour certaines industries controversées, voire même le renoncement à certaines industries néfastes qui souhaitent pénétrer le champ de l’entreprise responsable. Ces nouveaux modèles sont donc transformateurs, mais également excluants lorsque cela est nécessaire. Le changement à la racine est ici synonyme de modernité, de progression, et la radicalité est créatrice au lieu de destructrice.
Une voie de réconciliation possible pourrait être de rendre la radicalité désirable. « Il faut établir un narratif où changer de monde ne sera pas un effort, mais une envie, sinon c’est comme les régimes, si c’est trop dur on arrête. Il faut transformer l’effort en envie. » dit Fabrice Bonnifet.¹⁶
« On est toujours le radical de quelqu’un », reconnaît-il.
Aujourd’hui, sa prise de parole sans concession prend la forme de « conférences profiteroles » mêlant science glaciale et solutions à la chaleur réconfortante conduisant au « monde d’après ». « C’est à nous, en entreprise, d’appliquer les solutions. On ne peut pas demander ça aux scientifiques, c’est à nous d’apporter une nouvelle façon de faire le business dans un monde sous contraintes.
Aujourd’hui nous n’avons plus le temps de tergiverser, être à la fois efficace et loyal ce n’est pas défendre des solutions simplistes inopérantes, mais bien proposer des solutions de rupture. (…) On peut faire moins mal en attendant de changer de système, parce qu’il va falloir changer de système et de modèle de société, d’où les narratifs et les nouveaux imaginaires ».
Conclusion
Finalement, la radicalité en entreprise, loin d’être une utopie inaccessible, apparaît de plus en plus comme la réponse pragmatique raisonnable face aux crises multiples qui secouent le monde actuel. Elle permet de repenser en profondeur les modèles d’affaires et d’agir de manière proactive face aux enjeux climatiques.
Toutefois, son efficacité dépend de la manière dont elle est mise en œuvre : une radicalité bien orchestrée, fondée sur la coopération et l’engagement collectif, peut conduire à des transformations durables et positives. Si elle est nécessairement disruptive, la radicalité, loin de s’opposer aux intérêts économiques, peut au contraire servir de levier stratégique pour garantir la pérennité des entreprises dans un monde en mutation rapide.
Sources
¹ https://www.la-croix.com/Debats/radicalite-ecologique-cest-aller-racine-problemes-2021-09-29-1201177972
² https://www.youtube.com/watch?v=pMe5CnhdUIY « Collaborateurs engagés quelle place pour la radicalité ? » salon Produrable 2023
³ La fenêtre d’Overton, aussi connue comme la fenêtre de discours, est une allégorie qui situe l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion publique d’une société. Selon la description d’Overton, sa fenêtre comprend une gamme de politiques considérées comme politiquement acceptables au regard de l’opinion publique existante, et qu’une personnalité politique peut donc proposer sans être considérée comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique.
⁴ https://www.la-croix.com/Debats/radicalite-ecologique-cest-aller-racine-problemes-2021-09-29-1201177972
⁵ https://www.youtube.com/watch?v=pMe5CnhdUIY « Collaborateurs engagés quelle place pour la radicalité ? » salon Produrable 2023
⁶ https://www.youtube.com/watch?v=pMe5CnhdUIY « Collaborateurs engagés quelle place pour la radicalité ? » salon Produrable 2023
⁷ Debra Meyerson, dans son livre “Tempered radicals : how people use difference to inspire change at work”, définit les “radicaux tempérés” comme “des personnes qui veulent devenir des membres performants et reconnus de leur organisation sans renoncer à ce qu’ils sont et à ce qu’ils croient” ; et encore “comme des individus qui s’identifient et s’engagent pour leur organisation mais aussi pour une cause, une communauté ou une idéologie qui peut être différente et opposée à la culture dominante de leur organisation”.
⁸ https://www.youtube.com/watch?v=pMe5CnhdUIY « Collaborateurs engagés quelle place pour la radicalité ? » salon Produrable 2023
⁹ https://www.la-croix.com/Debats/radicalite-ecologique-cest-aller-racine-problemes-2021-09-29-1201177972
¹⁰ 63c65b016a1dc_guide_publication_la_rse_doit_elle_etre_radicale.pdf (orse.org)
¹¹ L’engagement « Qu’est-ce que tu fous là ? » Le Sociographe 2018/1 (N° 61)
¹² https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/climat-les-actions-chocs-des-militants-ecologistes-servent-elles-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique_5478627.html
¹³https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/climat-les-actions-chocs-des-militants-ecologistes-servent-elles-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique_5478627.html
¹⁴
¹⁵ https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/climat-les-actions-chocs-des-militants-ecologistes-servent-elles-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique_5478627.html
¹⁶ https://www.youtube.com/watch?v=pMe5CnhdUIY « Collaborateurs engagés quelle place pour la radicalité ? » salon Produrable 2023