Article de Valérie Villers (MS EEDD parcours RSEDD 2023-24)

Introduction

De nombreuses villes côtières se trouvent menacées par l’eau, qu’il s’agisse de submersion marine, d’inondations ou de subsidence. La subsidence, moins connue du grand public que les deux autres phénomènes, est décrite comme un lent affaissement de la croûte terrestre. Il peut être dû au poids des constructions, à une exploitation du sous-sol, ou aux deux à la fois. Étudions le cas de Jakarta, grande mégapole, capitale d’Indonésie, victime de ce phénomène…

Interactive map of Land Subsidence sites https://www.landsubsidence-unesco.org/maps/
Interactive map of Land Subsidence sites https://www.landsubsidence-unesco.org/maps/

Etat des lieux

L’Indonésie est un pays exceptionnel à bien des égards : le plus grand archipel au monde avec près de 17000 îles, 275 millions d’habitants inégalement répartis sur ces îles, une histoire compliquée avec des colons portugais puis hollandais et l’occupation japonaise, mais une langue commune à tous ses habitants, le Bahasa, et un taux d’alphabétisation de 93,9% soit 4 points au-dessus de la moyenne mondiale.

Sa capitale, Jakarta, se trouve sur l’île de Java, la plus densément peuplée de ses îles avec 940 habitants par km2.

Au recensement de 2020 l’agglomération Jabodetabek (Jakarta, Bogor, Depok, Tangerang, Bekasi) comptait 31,24 millions d’habitants, sur 4384 km2 (), soit la surface des Alpes Maritimes. Ainsi, Jakarta et son agglomération constituent l’aire métropolitaine la plus peuplée au monde après Tokyo.

La croissance de sa population a aussi atteint des records, avec environ 150.000 nouveaux arrivants par an sur la dernière décennie.

Photographie de Joshua Irwandi pour National Geographic
Photographie de Joshua Irwandi pour National Geographic

 

Alors comment gérer une telle densité de population avec une croissance si élevée ?

Les plus grosses difficultés sont le logement, les transports et l’approvisionnement en eau. Concernant l’eau, aucune politique publique n’a jamais été mise en place, ni à l’échelle de l’agglomération ni à l’échelle du pays. La conception du système d’approvisionnement en eau de la ville date encore pour partie de la période coloniale.

Jusqu’à la fin des années 1990 tout l’approvisionnement en eau se faisait par pompage privé dans les nappes phréatiques, et ce n’est qu’en 1998 qu’une concession de 25 ans a été attribuée à deux opérateurs privés : Thames Water International pour l’est de la ville et Lyonnaise des Eaux pour l’ouest.

En juin 2021, le journal indonésien Kompas écrivait que selon les chiffres de la «  DKI Jakarta Drinking Water Service Regulatory Agency » sur le besoin annuel de 1.1 Mds de m3 « l’eau courante ne fournissait que 32% des besoins de la population, le reste étant pompé dans les nappes phréatiques ».

A cette situation dramatique s’ajoute l’artificialisation excessive des sols, liée à une urbanisation rapide : « les surfaces imperméabilisées sont passées de 40,9 % en 1976 à 73,4 % en 2004, et on l’estime en 2020 à presque 97 % » iii. Cette artificialisation empêche les nappes de se recharger en eau et, paradoxalement, au manque d’eau s’ajoute un risque d’inondation permanent (300.000 déplacés lors de l’inondation de 2007)

La conséquence de ce pompage massif, qu’il soit légal ou illégal, est que la ville s’enfonce inexorablement, jusqu’à 25 cm par an pour certains quartiers. Aujourd’hui 40% de la ville est sous le niveau de la mer. Selon les sources « on estime que 90% du nord de Jakarta serait sous le niveau de la mer en 2030 et les 13 rivières et canaux de Jakarta devraient cesser de couler librement jusqu’à la mer vers 2025 si aucune mesure n’est prise. À mesure que le niveau de la mer monte, l’intrusion d’eau salée dans les nappes phréatiques devient également un problème ».

Quelles ont été les solutions imaginées pour faire face à ce risque majeur d’inondations et de submersion ?

Pour faire face aux risques d’inondation et de submersion, dans un premier temps les autorités ont imaginé construire  un mur pour se protéger de la mer.

La ville de Jakarta est construite sur un delta, au niveau de la mer, et les facteurs évoqués préalablement  la fragilisent encore plus face aux phénomènes naturels (risque de submersion lié au changement climatique)

Le mur, au nord de la ville, aurait été pensé dès les années 80 et est construit dans les années 90, puis réhaussé, allongé et colmaté à plusieurs reprises, notamment en 2010 et plus récemment en 2015. Il mesure aujourd’hui  5m de haut, 32 km de long, mais ne protège en aucun cas la ville d’un engloutissement. Notamment les quartiers les plus pauvres du bord de mer, des villages de pêcheurs préexistants à l’extension de la capitale ne sont nullement protégés.

Indonésie : Jakarta, une capitale sous les eaux (Images de Reporterre – France 24) https://www.youtube.com/watch?v=QHyLdHZ8QQw
Indonésie : Jakarta, une capitale sous les eaux (Images de Reporterre – France 24)
https://www.youtube.com/watch?v=QHyLdHZ8QQw

Alors un deuxième projet a vu le jour, the Great City Wall Garuda : des îles artificielles ressemblant au projet Palm Islands de Dubaï avec, concernant ce projet indonésien, l’objectif supplémentaire d’empêcher l’eau de mer d’envahir la ville. Le coût de construction, estimé initialement entre 25 et 40 Mds de dollars US dans les années 2014-2015, n’a jamais été réestimé et le coût de fonctionnement jamais évalué.

The Great Sea Wall and artificial islands in Jakarta Bay; rendering of the project before it was scaled down. [KuiperCompagnons]
The Great Sea Wall and artificial islands in Jakarta Bay; rendering of the project before it was scaled down. [KuiperCompagnons]
Ce projet a été entaché de soupçons de corruption, et très vite remis  en question pour des raisons écologiques majeures, telles que la récupération de sable sur des terres voisines mettant en danger celles-ci, et le pourrissement des lagunes artificielles qui devaient être créées suite au manque de brassage des eaux derrière les digues.

Face à ces deux échecs, la décision a été annoncée par le gouvernement indonésien en 2019 de déplacer sa capitale administrative à Kalimantan, la province indonésienne située sur l’île de Borneo.

Nusantara, projet pharaonique ou ville du futur ?

256.000 ha, soit 24 fois la superficie de Paris, sont consacrés à ce projet qu’on appelle aussi Ibu Kota Negara (« La Capitale Nationale » ou IKN). Les travaux, retardés par le COVID, ont réellement commencé en 2023. Ils se déroulent jour et nuit pour atteindre l’objectif d’inaugurer la ville en août 2024 auquel s’est engagé le président de la république, Joko Widodo, avant la fin de son mandat en octobre 2024.

https://reporterre.net/La-foret-de-Borneo-sacrifiee-pour-une-ville-dont-presque-personne-ne-veut
https://reporterre.net/La-foret-de-Borneo-sacrifiee-pour-une-ville-dont-presque-personne-ne-veut

Les promesses de cette nouvelle capitale sont de désengorger Jakarta, de mieux répartir le développement économique aujourd’hui concentré sur l’île de Java, de créer une ville neutre en carbone à partir de 2045, électrifiée grâce à l’énergie solaire et à un futur barrage hydroélectrique près de la frontière malaisienne, tout ceci sur un territoire appartenant à l’Etat, et donc sans expropriation.

Force est de constater que la réalité n’est pas aussi prometteuse : sur les 256.000ha, l’Etat en possède réellement 198.000 et nombre de villages sont déplacés. A l’annonce de l’interdiction prochaine d’extraction du charbon dans la région d’IKN, les petites mines illégales prolifèrent, pour profiter d’une richesse bientôt inaccessible, criblant le territoire de trous qui entrainent accidents et troubles pour le projet mais aussi pour la population locale.

Conclusion

A ce jour, les parties prenantes n’auraient pas eu accès à l’étude d’impact que le gouvernement dit avoir menée, à l’instar de l’association écologiste indonésienne Walhi qui dénonce notamment l’atteinte à la biodiversité dans la baie de Balikpapan (qui abrite des singes nasiques et des dauphins de l’Irrawaddy, espèces endémiques), et plus largement sur le territoire de réintroduction des orang-outan.

Nirwono Joga, pourtant représentant de l’Autorité de la capitale de Nusantara (OIKN), a également admis que le terrain n’était pas favorable à l’installation d’une grande ville :  la chaleur et la forte humidité rendront nécessaire une climatisation permanente, le terrain est accidenté, le drainage y est difficile, et l’on observe déjà de fortes accumulations d’eau dans certains quartiers.

Le magazine « Eco-business » qui reprenait avec une certaine complaisance en avril 2022 les promesses du gouvernement central de ce projet en matière de développement économique respectueux de l’environnement, dénonce en avril 2023 les impacts lourds et irréversibles de la création d’autoroutes pour acheminer les matériaux depuis le port de Balikpapan (forêt rasée, sédiments accumulés dans la rivière pour n’en citer que deux)

Les élections présidentielles du 14 février 2024 semblent assurer la continuité de ce projet puisque le candidat Prabowo Subianto, actuel ministre de la Défense, soutenu par le président en fonction, a été élu. Il sera officiellement institué en octobre prochain. Les investisseurs privés, principalement chinois et saoudiens, attendaient ce signal fort pour envisager tout projet.  Les bulldozers vont donc pouvoir creuser de plus belle. Et pendant ce temps, la ville de Jakarta continue de s’enfoncer…

Sources

https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/asie-du-sud-est/articles-scientifiques/politiques-de-l-eau-et-pauvrete-a-jakarta

– article du 12.12.2018 https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/geologie/ces-grandes-villes-du-monde-comme-teheran-qui-s-enfoncent_130166

– article du 06.01.2023 https://www.lematin.ch/story/la-nouvelle-capitale-sera-une-catastrophe-ecologique-massive-278208579875

– https://www.nationalgeographic.fr/environnement/2022/08/jakarta-sera-bientot-sous-les-eaux-le-gouvernement-lance-un-plan-de-sauvetage

– Émission d’Arte, « Le dessous des cartes » https://www.youtube.com/watch?v=MjiR-kyfNNU

– Émission « Enquête exclusive, diffusion M6 du 4 février 2024 : Indonésie, le saccage du poumon de la planète

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/et-maintenant/l-indonesie-change-de-capitale-pour-raisons-climatiques-7495205

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