Article de Pauline Greneche (MS EEDD parcours RSEDD 2023-24)
Introduction
Ils s’appellent Clinton, Noah, Isabelle, Jacquez, Herbemont ou encore Othello. Leurs noms ne nous disent probablement rien et pourtant, ils ont représenté jusqu’à un tiers de la surface viticole française pendant la première moitié du 20ème siècle avant d’être interdits à la commercialisation en 1934. Pourquoi ces cépages si fortement implantés en France ont pu être bannis alors qu’ils pourraient aujourd’hui représenter une opportunité pour certains vignobles durement touchés par le réchauffement climatique ?
De l’âge d’or du vin à la crise du phylloxera
Notre histoire débute en 1860. C’est l’âge d’or des vignobles français. Poussée par le développement des chemins de fers qui permettent un abaissement des coûts de transport et par une politique de libre échange menée par Napoléon III, la production de vins en France s’envole. Elle va quasiment doubler entre 1860 et 1875, passant de 40 à 85 millions d’hectolitres (à titre indicatif, elle est de 46 millions d’hectolitres en 2023).
A la même période, des pépiniéristes importent et plantent des pieds de vignes américains en France pour tester le type de vin que cela pourrait donner. Malheureusement ces pieds de vignes d’Outre-Atlantique sont porteurs (sains) du phylloxera, une maladie de la vigne causée par un insecte. Également appelé le parasite de la vigne, ce minuscule puceron d’environ 0,50 mm s’attaque aux feuilles et suce la sève des racines. La vigne se dessèche et meurt en trois ans.
Le phylloxera sera responsable de la plus grande crise du vin dans le monde. D’abord identifié dans le Gard, la maladie se propage très rapidement dans d’autres régions en France, de la Provence au bordelais, du Languedoc à la Champagne, aucune région n’est épargnée.
On estime sa vitesse de propagation à 15 kilomètres de vignobles par an. Ainsi en 1880, les trois quarts du vignoble français ont disparu. Dans certaines régions comme l’Ile-de-France, la Lorraine ou le Massif central, c’est même la totalité de la vigne qui est détruite, plongeant le pays dans une grave crise économique et sociale.
On ne le sait en effet assez peu mais l’Ile de France a été jusqu’au 18ème siècle, le plus grand vignoble de France. Elle comptait 42 000 hectares cultivés (à titre de comparaison, il y en a 30 000 aujourd’hui en Bourgogne) destinés principalement à la consommation parisienne. Puis le phylloxera a ravagé en totalité les vignes de la région et le développement du chemin de fer a permis de relier les grandes régions viticoles à Paris et de transporter les vins de toute la France à moindre coût. S’il reste encore quelques hectares de vignes au milieu du 20ème siècle, la pression sur l’immobilier aura eu raison des dernières parcelles de vigne.
En 1890, la production de vin en France tombe à 23 millions d’hectolitres. De nombreux viticulteurs sont ruinés et trouvent refuge en Algérie. On tente par différents moyens d’endiguer cette maladie avec des insecticides ou des techniques d’irrigation du sol pour noyer les pucerons, mais rien ne fonctionne.
Ironie de l’histoire, si le vignoble a finalement pu être sauvé, c’est grâce à des techniques de greffe entre des cépages français, et des pieds de vignes américains, particulièrement résistants aux maladies (oïdium, mildiou, phylloxera…). Elle consiste à assembler un porte greffe américain, la partie souterraine de la vigne avec son réseau racinaire, à un greffon de cépage européen, la partie hors de terre.
Ainsi, aujourd’hui, la quasi-totalité des vignes du monde (environ 90%) sont greffées sur des plants américains ou hybrides, sauf dans certaines régions qui ont été épargnées par le phylloxera où l’on trouve encore des vignes franches de pied, c’est-à-dire sans porte-greffe.
Arrachez vos cépages prohibés
Une autre technique voit le jour à cette période, on croise des vignes françaises (dites vitis vinifera) à des vignes sauvages américaines (vitis labrusca) plus résistantes. C’est-à-dire qu’on féconde les fleurs d’une variété par le pollen des fleurs d’une autre variété. C’est le début des variétés hybrides.
Le vignoble français commence alors sa reconstruction. D’un côté les puristes, partisans des cépages français : Merlot, Chardonnay, Grenache… De l’autre les nouveaux cépages américains : le Clinton, l’Isabelle, le Noah, l’Herbemont, l’Othello et le Jacquez. Plus résistants et plus productifs que leurs cousins français, ils s’imposent dans certaines régions du sud, en particulier dans les Cévennes.
Ainsi, grâce à ces deux techniques de greffage et de vins hybrides, la production de vin augmente très fortement. A cette époque, on privilégie la quantité à la qualité. La surproduction est telle qu’en 1934 le Gouvernement décide de réguler le marché du vin à travers plusieurs mesures :
- La création des AOC (Appellations d’Origines Contrôlées) pour permettre un meilleur contrôle, une traçabilité des vins et la défense du patrimoine local ;
- L’interdiction des six cépages hybrides américains (décret promulgué le 24 décembre 1934 à 22 heures)
Si la vente est interdite, la consommation familiale reste autorisée. Ainsi on trouve encore à cette époque de nombreux pieds de vignes hybrides.
Ce premier décret n’ayant que peu d’échos, en 1955, la loi se durcit avec la publication d’un nouveau décret plus incitatif obligeant les derniers récalcitrants à arracher les pieds de vignes hybrides.
Voici ce qu’on pouvait lire à l’époque sur les affiches placardées un peu partout : “le Noah, l’Othello, l’Isabelle, le Jacquez, le Clinton et l’Herbemont sont des cépages dont la culture est interdite. Ils doivent disparaître avant le 1er décembre 1956. Arrachez vos cépages prohibés, ils vous exposent à des sanctions, ils donnent du mauvais vin. Profitez de la prime de 135.000 Francs par hectare accordée pour les arrachages définitifs des cépages prohibés effectués avant le 1er décembre 1956.”
Particularités des cépages interdits
Mais pourquoi ces hybrides américains ont-ils si mauvaise réputation et quelles sont leurs particularités ? Portrait-robot de ces six cépages qui rendent fous :
- Le Clinton : surnommé “le démon des cévennes”, il est reconnaissable à son goût de framboise et de fraise des bois. Si ce vin est interdit à la commercialisation ; accusé de rendre fou, de favoriser la cécité et d’avoir des propriétés aphrodisiaques ; il continue d’être produit en circuit familial. Dans les Cévennes, tout le monde le connaît et tout le monde en boit. On peut même dire qu’il fait partie de la culture et du patrimoine local ;
- L’Isabelle, également appelé raisin framboise ou raisin cassis, est proche du Clinton. Ce cépage présente deux avantages : il résiste aux maladies et aux conditions météorologiques extrêmes (au froid jusqu’à -30 degrés comme à la chaleur et aux épisodes de sécheresse) là où d’autres cépages non hybrides ne résisteraient pas. S’il est interdit en Europe, on trouve du cépage Isabelle partout dans le monde. C’est le cépage principal en Inde. Il est également très répandu en Ukraine, en Géorgie. En France, on en trouve dans les Cévennes, l’Hérault et les Alpes Maritimes ;
- Le Noah est originaire de l’Illinois, c’est un cépage blanc aux arômes de fraises des bois, de litchi ou de framboise. Il résiste aux principales maladies de la vigne, au mildiou, à l’oïdium mais ne résiste pas suffisamment au phylloxera. On en trouve quelques plants en Vendée, dans les Cévennes ardéchoises ;
- Le Jacquez, parmi les six cépages interdits, c’est certainement le plus riche et le plus complexe. Avec ses arômes de cassis, il donne un vin de garde très qualitatif et très apprécié. Il est particulièrement résistant à toutes les maladies de la vigne, résiste aux fortes chaleurs et ne nécessite que très peu d’eau. On le trouve aujourd’hui principalement au Texas, au Pérou. En France on le trouve dans les Cévennes
- L’Herbemont ressemble beaucoup au Jacquez mais est moins résistant aux maladies de la vigne, il produit un vin peu coloré (rosé) et a quasiment disparu au profit de ce dernier ;
- L’Othello, c’est un cépage franco-américain, issu d’un croisement entre du Clinton et du cépage muscat de Hambourg
Si on accuse ces raisins de rendre fous et aveugles, c’est à cause de leur soi-disant teneur élevée en méthanol, une molécule toxique pour le système nerveux et le nerf optique. Or le méthanol est naturellement présent dans tous les vins, il est produit lors du processus de fermentation du vin. Quant à nos cépages américains, ils n’en contiennent pas plus que les autres et restent bien en deçà des seuils réglementaires. Ils ne présentent donc aucuns dangers particuliers.
Quant au fait qu’ils produiraient du mauvais vin, s’il est vrai que ces raisins ont un goût particulier, qui peut surprendre avec ces arômes de fraises des bois, de framboise… ils sont très appréciés dans plusieurs régions du monde et leur mauvaise presse tient plutôt probablement au fait que ces cépages étaient vinifiés de manière artisanale et sans les techniques de vinification dont les vignerons disposent aujourd’hui.
Les cépages qui rendent fous : vins de demain ?
Hervé Garnier, c’est un peu le « bad boy de la vigne » comme on le surnomme. Depuis plus de 30 ans, il se bat avec l’association qu’il a créé, Mémoire de la vigne, pour la réhabilitation de ces cépages injustement interdits. Et ce pour plusieurs raisons.
La première, c’est qu’ils font partie du patrimoine cévenol et ardéchois. Ici, Le Clinton, l’Isabelle, le Noah ou encore le Jacquez, tout le monde les connaît, et tout le monde en boit, lors des fêtes de famille, fêtes de village, sur des salons de vignerons… A sa connaissance, ça n’a rendu personne fou, ou alors les cévenols sont tous fous !
Ensuite parce que ces cépages ont des supers pouvoirs : ils ont développé une résistance très forte aux maladies de la vigne (oïdium, mildiou, phylloxera…). Ces propriétés résistantes permettent de faire des récoltes abondantes, sans irrigation, sans engrais et sans traitements phytosanitaires. Il m’explique que « le Jacquez en particulier, issu de la famille des vitis astivalis (vigne d’été), résiste aux très fortes chaleurs et ne nécessite que très peu d’eau pour sa culture ». Ils sont donc parfaits pour produire des vins naturels. Et produire des vins plus propres, c’est justement tout l’enjeu pour les années à venir.
Aujourd’hui, pour répondre aux nombreux enjeux climatiques, c’est l’ensemble de la filière qui est amenée à repenser ses modes de culture, de production et de distribution en profondeur.
Quand on sait que la viticulture représente 3% de la surface agricole en France mais consomme 20% des pesticides utilisés, ce qui en fait l’un des secteurs agricoles les plus consommateurs en pesticides, il est urgent d’agir !
Alors à quand le retour des hybrides sur notre territoire ? C’est en tout cas également le souhait de Denis Verdier, Président des vins IGP du Gard et de Christian Vigne, ancien Président des vins IGP Cévennes (remplacé depuis par Christel Guiraud), fervents défenseurs de ces hybrides. Ils ont co-signés une lettre adressée au Ministère de l’agriculture dont voici un extrait :
« Autoriser à nouveau l’utilisation de ces cépages oubliés peut-être une réponse aux actuels impératifs environnementaux tout en renouant avec le patrimoine viticole et le territoire, dimension très importante dans le domaine de l’œnotourisme. Nous vous demandons donc, Monsieur le ministre, de lever l’interdiction européenne de ces cépages et de permettre leur commercialisation ».
Espérons que leur combat trouve une issue favorable et que d’ici quelque temps nous puissions boire un bon verre de Clinton ou d’Isabelle acheté en toute légalité chez nos cavistes préférés.
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Sources
Entretien avec Hervé Garnier, Président et fondateur de l’association Mémoire de la vigne.
Documentaire
Vitis prohibitas, documentaire de Stéphan Balay, 2019
Emissions radios
Les cépages interdits, diffusé dans l’émission Terre à terre, France Culture, le 29 décembre 2012
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/terre-a-terre/les-cepages-interdits-6377036
Interview de Denis Verdier, président de la fédération des vins IGP du Gard, 13 mars 2019
Articles
La revue du vin de France, Le vigneron des Cévennes qui cultive les cépages interdits, Idelette Fritsch
The New York Times, En France, les cépages américains font de la résistance, Norimitsu Onishi, 29 août 2021
Web
https://www.coop-cavale.fr/wp-content/uploads/2018/12/04-2-CS-19-dec-18-infographie-INRA.pdf
https://www.larvf.com/les-cepages-interdits-font-de-la-resistance,4727943.asp