Article de Anne LE QUEAU (MS EEDD parcours IGE 2023-24)

INTRODUCTION

Lorsque le 30 mars 2023 à Savines-le-Lac (05), le président Emmanuel Macron prononce son discours introduisant le Plan Eau, les esprits sont encore marqués par le placement  en “état de crise (sécheresse)” de 79 départements à l’été 2022, mais aussi par les 32 jours consécutifs de janvier-février 2023 durant lesquels il n’aura pas plu une goutte sur l’ensemble du territoire métropolitain. Ce record n’est pas une fête. Sur la planète bleue, l’eau douce, utilisée à des fins sanitaires, alimentaires, agricoles, industrielles…ne représente que 2,5% du volume d’eau total existant. C’est une ressource rare et indispensable aux nombreux services écosystémiques. La France n’est pas un cas isolé : la dernière évaluation des limites planétaires par le Stockholm Resilience Center de septembre 2023 estime que l’eau bleue est la 6ème limite dépassée.

Dans les mécanismes du cycle de l’eau, les pluies automnales et hivernales, dont aura été partiellement privée la France à l’hiver 2022-2023, sont d’autant plus importantes qu’elles permettent de remplir les nappes dans lesquelles la flore, l’agriculture et les services d’eau potable viendront pomper au printemps et à l’été. Quand l’eau manque, la priorisation des usages peut donner lieu, par exemple, à des restrictions d’usages. En 2023, en Loire Atlantique, les agriculteurs ont dû restreindre leur utilisation de l’eau pour l’irrigation dès le mois de mai.

Le Plan Eau du 30 mars 2023 est donc présenté comme venant “améliorer la réponse face aux crises de sécheresse”, et structure  les sujets de la sobriété des usages, de la gestion quantitative de la ressource et de la préservation de la qualité de l’eau, dans une logique de planification écologique en 53 mesures.

Dans les objectifs déclinés au sein du deuxième axe,  le premier, intitulé “Massifier la valorisation des eaux non conventionnelles : développer 1000 projets de réutilisation sur le territoire d’ici 2027” est accompagné de 5 mesures destinées à faciliter la réalisation de ces projets. Parmi ces eaux non conventionnelles valorisables, on compte les eaux usées qui sortent des quelques 21 000 stations d’épuration du territoire français. Les 1000 projets devront contribuer à objectif de volume : 10% de Reut d’ici 2030.

Récapitulatif des usages et types d’eau désignés par “la réutilisation des eaux non conventionnelles” - Rapport ASTEE “Favoriser le recours aux eaux non conventionnelles“ 19/04/2023
Récapitulatif des usages et types d’eau désignés par “la réutilisation des eaux non conventionnelles” – Rapport ASTEE “Favoriser le recours aux eaux non conventionnelles“ 19/04/2023

Cette massification répond à la situation actuelle où ce ne sont que 0,6% de ces eaux usées traitées qui sont réutilisées à des fins d’arrosage, lavage, ou d’irrigation, avant de rejoindre le milieu naturel. En Italie et en Espagne cette part est respectivement de 8 et 14%. Comment expliquer cette faible proportion en France, alors même que la réglementation est en place depuis 2010 et que le Conseil d’Etat a clairement présenté cette solution de “REUT” comme ”une solution pertinente localement, pour éviter de puiser dans des nappes déjà trop sollicitées” ?

Le verrou du risque sanitaire – les enjeux technico-économiques de la REUT

Depuis l’Arrêté du 2 août 2010 ce n’est pour autant pas tout à fait le calme plat : grâce aux différentes études et expérimentations menées depuis près d’une quinzaine d’années, il existe un panel de solutions techniques pouvant répondre au principal enjeu : le risque sanitaire.

De fait, la logique est la suivante : l’eau utilisée par les ménages et industriels rejoint le réseau d’assainissement collectif jusqu’à la station d’épuration (STEP). Celle-ci est dimensionnée suivant deux critères. Celui des volumes entrants (m³/j) en sur-estimant toujours la capacité maximale, ne serait-ce qu’en prévision d’une augmentation de la population raccordée ; et celui de la qualité des effluents. On ne traite pas tout à fait de la même façon des effluents principalement domestiques ou en mélange avec des rejets industriels.

Toujours est-il que les stations sont soumises au Code de l’Environnement. Elles présentent chacune un arrêté préfectoral qui définit les seuils de qualité de différents paramètres à partir de la Directive Cadre sur l’Eau. Suivant les contextes locaux, les STEP peuvent être amenées à respecter des seuils plus stricts, ou sur des paramètres complémentaires. Cela signifie que l’on met en place des traitements plus ou moins avancés selon les usages en amont et en aval de l’installation.

La logique est bien sanitaire : traiter les polluants dans l’eau pour ne pas dégrader ni le milieu naturel dans lequel ces eaux sont rejetées, ni les usages de l’eau en aval, d’autant plus quand ils sont particulièrement sensibles pour les populations, comme la baignade et la conchyliculture en zones littorales.

Cela se traduit notamment au sein de la station d’épuration par une ou plusieurs barrières techniques aux divers pathogènes : l’affinage/filtration qui peut permettre d’arrêter des particules de l’ordre de 0,1 à 0,01µm lorsqu’il s’agit de bioréacteurs à membranes, et la désinfection chimique ou par irradiation d’ultraviolets … Plus le seuil de qualité visé est bas, c’est à dire moins il doit y avoir de pathogènes dans l’eau, plus les équipements mis en place sont coûteux, aussi bien en investissement qu’en exploitation.

La logique est la même concernant un projet de REUT. Chacun des usages autorisés par la réglementation présente des seuils de qualité attendus et qui ont été rangés en 4 catégories : A, B, C, D. Ainsi, en suivant le tableau ci-dessous, un golf qui souhaiterait mobiliser de l’eau usée traitée plutôt que de l’eau potable pour l’irrigation de ses parcelles, renvoie à la catégorie “Espaces verts ouverts au public”, et ne peut mobiliser qu’une eau de qualité A dans des conditions d’usages strictement réglementées : “Irrigation en dehors des heures d’ouverture au public, ou fermeture aux usagers pendant l’irrigation et deux heures suivant l’irrigation dans le cas d’espaces verts fermés.”

Extrait de la page “Reuse : une réglementation qui change” sur veolia.fr

Cette eau de qualité A fait référence à 6 paramètres décrits ci-dessous qui doivent respecter soit une logique de seuils quantifiables (par exemple MES < 15 mg/L), soit une qualité d’abattement (> à 4 log) (cf tableau ci-dessous).

Extrait de la page “Reuse : une réglementation qui change” sur veolia.fr

Dès lors, pour atteindre ces seuils il est fréquent de devoir installer des équipements complémentaires souvent onéreux pour améliorer ou ajouter des étapes de filtration et de désinfection. Les conséquences économiques du seuil de qualité sanitaire est le premier frein identifié à la mise en place d’un projet de Reut.

La réponse du Plan Eau sur cette dimension rappelle, à travers la mesure n°15 la prévalence de l’enjeu sanitaire : “Les freins réglementaires à la valorisation des eaux non conventionnelles seront levés à la fois dans l’industrie agro-alimentaire, dans d’autres secteurs industriels et pour certains usages domestiques, dans le respect de la protection de la santé des populations et des écosystèmes.”.

Vis-à-vis de cette démarche, les recommandations de l’ASTEE sur ce frein sont de considérer : “une approche de gestion du risque plutôt que des prescriptions trop précises et génériques pour permettre, lorsque le risque est maîtrisé, de déroger aux exigences de qualité (exemple de l’approche multi-barrières promue par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS))”. En d’autres termes, le groupe de travail regroupant les professionnels de l’eau invite à ne pas confondre prévention et précaution. Une telle recommandation vise aussi bien les futurs décrets venant préciser les conditions de mise en place des “nouveaux usages”, que la gouvernance des projets et en particulier le rôle de l’ARS et de la DDTM.

Petits ou grands projets, l’incompressible temps de réalisation des projets

Les projets REUT s’inscrivent dans le temps long. L’étude du CEREMA de juin 2020 estime la durée moyenne de la réalisation d’un projet à 7 ans et présente comme très rares les projets qui s’établissent en moins de 5 ans. Leur étude qualitative fait même état d’un découragement vis-à-vis des contraintes réglementaires qui imposent cette durée et auront conduit à ne même pas envisager de démarrer les investigations. La mesure n°16 du Plan Eau propose pour accélérer la mise en œuvre des projets, la prise en charge de leur accompagnement :

“L’accompagnement des porteurs de projets de réutilisation des eaux usées traitées sera structuré autour : d’un guichet unique pour le dépôt des dossiers (le préfet de département), d’un accompagnement France Expérimentation pour les dossiers innovants rencontrant des blocages réglementaires (dispositif ouvert à tous les projets favorables à la ressource en eau), d’un chef de projets.”

Ce temps long s’explique par la gouvernance des projets qui croise les acteurs économiques potentiellement bénéficiaires de l’eau non conventionnelle (golf, agriculteurs, industriels, communes…), avec des acteurs institutionnels (ARS, DDTM), et des acteurs publics (collectivités propriétaires des stations d’épuration) ; et par le temps administratif. Les démarches font intervenir : enquête publique, demande d’autorisation, passage en CODERST, avis de l’ARS…

C’est une gestion intégrée de la ressource en eau qui nécessite une animation à part entière, et qui a pour enjeu une définition précise des conditions techniques pour l’autorisation du projet et les investissements à engager par chaque partie prenante. A ce titre le décret du 29 août 2023 contribue à raccourcir ce temps administratif en simplifiant l’instruction des dossiers. Désormais un avis simple des ARS sans passage en CODERST est requis à partir du moment où la qualité respecte des seuils précisés pour chaque usage. Les arrêtés d’application usage par usage sont donc particulièrement attendus pour que cette simplification soit effective.

D’autre part le temps long vient aussi de la dimension technico-économique de la mise en place d’une REUT. Tout projet est soumis à une campagne initiale d’analyses, pour qualifier la qualité du système de traitement (A, B, C ou D), 1 an avant la potentielle autorisation préfectorale. Ainsi, il est à la fois nécessaire d’engager des frais pour ces analyses de qualité d’eau, mais aussi pour être dans les conditions de la future REUT (nouvelle étape de traitement, canalisation de transfert,…).

Cette campagne initiale peut être amenée à être répétée si elle ne démontre pas les conditions réglementaires de qualité. Si l’on prend en considération que chacun de ces projets est conditionné par la rentabilité entre un nouveau prix de l’eau usée traitée par rapport à celui de l’eau potable déjà en place, le frein à la réalisation du projet devient économique.

Sur cette dimension, le décret du 29 août 2023 vient aussi faciliter la mise en œuvre de REUT en supprimant la durée maximale de l’autorisation préfectorale, autrefois limitée à 5 ans, permettant ainsi de s’inscrire dans un temps plus long, utile à l’amortissement des investissements.

Pour atteindre l’engagement des “1000 projets de REUT d’ici 2027” la simplification des démarches administratives et d’animation s’impose.

L’épineuse question de la sécurisation d’un usage – les enjeux socio-économiques

Depuis l’arrêté du 2 août 2010, une partie des usages possibles de l’eau non conventionnelle est décrite : irrigation d’espaces verts ou de culture, nettoyage de voirie… mais le champ devrait s’étendre vers de “nouveaux usages”. Les décrets n’ont à ce jour pas de date de sortie mais devraient concerner entre autres l’hydrocurage des réseaux d’assainissement ou bien encore les aires de lavage des voitures.

D’un côté cela permettrait de s’approcher de l’objectif quantitatif du nombre de projets de Reut d’ici 2027, d’un autre ces nouveaux usages font intervenir de nouveaux acteurs.

En effet, poser la question de “pour qui ?” dans un contexte de raréfaction de la ressource engendre celle de la priorisation des usages. Un projet de REUT en place permet en quelque sorte de sécuriser l’accès à une ressource en eau pour un acteur en particulier, qu’il réponde ou non aux restrictions d’usages dans le cadre d’arrêtés sécheresse par exemple.

C’est la thèse professionnelle de Maëlie Benistand-Hector (IGE 2022-2023) qui considère une forme de privatisation de l’eau non conventionnelle, d’autant plus si le projet n’a pas été établi dans une vision globale de gestion intégrée de la ressource en eau. Cela conduit à arbitrer non plus de manière globale sur le nombre de projets mais en local sur la viabilité environnementale de ces nouveaux petits cycles de l’eau.

Souvent les stations d’épuration continentales soutiennent les débits d’étiage des rivières et cours d’eau dans lesquels elles rejettent les eaux traitées. Ce premier cas de figure vient interroger sur l’arbitrage entre favoriser la REUT plutôt qu’un soutien aux écosystèmes aquatiques d’une part, mais aussi sur les conditions dans lesquelles l’eau est prélevée avant de devenir potable pour justifier de la mise en place du projet.

Prenons le cas d’une irrigation au moyen d’une eau potabilisée à partir d’un prélèvement d’eaux souterraines de nappes phréatiques ; peut-on la considérer plus durable qu’une potabilisation à partir d’eau de surface ? Vaudrait-il mieux alors soulager les prélèvements dans la nappe au risque de réduire le soutien au débit d’étiage des cours d’eau en aval ? C’était l’angle de vue du Conseil d’Etat en 2011, comme cité plus haut.

En littoral la question se pose différemment. La logique a été d’installer ces STEP en bord de mer pour renvoyer ces eaux à l’océan, et compter sur leur forte dilution. Ce rejet d’eau douce dans de l’eau salée devient une perte stricte. Dès lors, la logique de la REUT en littoral semble plus appropriée, et peut être considérée comme systématique. Revient alors la question de la priorisation des usages. Prenons l’exemple d’une STEP littorale qui permet l’irrigation d’un golf.

L’ensemble du volume des eaux usées traitées disponible est donc utilisé en période sèche (avril-octobre) pour un usage de loisir. Le même territoire connaît ensuite des épisodes de stress hydrique à répétition qui viendraient affecter par arrêté préfectoral de sécheresse le monde agricole. L’irrigation de ces parcelles agricoles par de la REUT aurait pu être possible, mais la STEP ne fournit pas suffisamment d’eau pour deux usages. Comment le territoire arbitre-t-il  alors cette incompatibilité ? Comment organise-t-il le sujet des eaux non conventionnelles en croisant au bout du compte usages possibles, viabilité économiques et impacts environnementaux ?

 

Conclusion

Les décrets et arrêtés découlant du Plan Eau du 30 mars 2023 sont donc en train de préciser les conditions de réalisation des projets de REUT et répondent en partie aux différents blocages identifiés depuis une dizaine d’années. Néanmoins, 0,6% des eaux usées réutilisées en France, c’est environ 150 projets différents si l’on en croit le recensement du CEREMA en 2019. Les perspectives données par les autres eaux non conventionnelles (eaux de pluies, eaux grises – issues des lavabos, douches, lave-linges…) pourraient contribuer à rendre possible les 1000 projets prévus pour 2027.

Mais à ce nombre de projets est adossé un objectif de volume : 10% de REUT d’ici 2030. Ce sont donc bien ces 1000 projets qui contribueront aux objectifs de volume. Aussi leur déploiement doit d’ors et déjà être engagé dans une gestion intégrée et raisonnée de la ressource en eau à l’échelle des bassins versants. Cela fait partie des recommandations de l’ASTEE que de favoriser “le multi usage” de ces eaux non conventionnelles en sortant des logiques de silos pour construire des projets adaptés aux besoins d’un territoire donné, tout en prenant en compte les scénarios d’évolution des ressources disponibles du fait du changement climatique.

 

Sources

[1]Météo France, 2023 : du 21 janvier au 20 février inclus il n’a pas plu en France, durée inédite depuis les premières données de Météo France de 1959

[2] La limite planétaire du cycle de l’eau à son tour dépassée, 14/09/2023, Reporterre

[3] L’eau bleue est l’eau des rivières, lacs, étangs… que l’on peut prélever et consommer

[4] “Un premier arrêté sécheresse préventif en Loire-Atlantique” Philippe Ecalle, 27/05/2023, OuestFrance

[5] https://www.gouvernement.fr/preservons-notre-ressource-en-eau/les-53-mesures-du-plan-eau

[6] Quelles sont les ressources en eau dans le Monde ? CIEAU, 2017

[7] Arrêté du 2 août 2010

[8] REUT est un raccourci pour “Réutilisation des Eaux Usées Traitées”

[9] Rapport du Conseil d’État, L’eau et son droit, 2011 dans (Condom et al., 2013)

[10] Art. R214-6, CE

[11] Directive Cadre sur l’Eau (DCE 2000/60/CE) de l’Union Européenne

[12] Dossier de presse 30 mars 2023 “53 mesures pour l’eau”, Gouvernement Français

[13] ASTEE : Association Scientifique et Technique pour l’Eau et l’Environnement

[14] Recommandation présentée dans “La réutilisation des eaux usées : approfondir les connaissances pour lever les freins et relever les défis, Condom et al. Sciences Eaux & Territoire, 2023/2”

[15] ARS : Agence Régionale de Santé

[16] DDTM : Direction Départementale des Territoires et de la Mer

[17] “Réutilisation des Eaux Usées traitées : le panorama français”, CEREMA, juin 2020

[18] CODERST : Conseil Départemental de l’Environnement et des Risques Sanitaires et Technologiques

[19] Décret n° 2023-835 du 29 août 2023 relatif aux usages et aux conditions d’utilisation des eaux de pluie et des eaux usées traitées

[20] “La Réutilisation des Eaux Usées Traitées pour s’adapter au changement climatique ? Un développement contraint et nécessairement au cas par cas” Maëlie Benistand-Hector, 2023

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