Article de Mathilde VERDIER (RSE DD 2022-23)
Introduction
L’été 2023 a été marqué par trois évènements dramatiques à Nouméa. En moins de trois semaines, trois attaques de requin se sont produites aux abords des plages très fréquentées de la capitale, en période de vacances scolaires. En parallèle, plusieurs signalements sont remontés par les nombreux usagers de la zone maritime. L’opinion publique est choquée, le risque requin est au centre de toutes les conversations et la psychose s’installe dans l’esprit des calédoniens.
Immédiatement, la mairie réagit et décide d’interdire la baignade et les activités nautiques pendant un an, sur une distance de 300 mètres à partir du rivage (bande littorale sous autorité municipale) et sur les îlots à proximité.
Alors, chacun s’improvise expert en risque requin et y va de son analyse sur le pourquoi de la situation : dérèglement des écosystèmes, sur fréquentation et prise de risque par de mauvais comportements, réserves côtières, espèces protégées, réchauffement climatique, interdiction du rejet des poissonneries, eaux usées et pluviales, protection des tortues, post-covid… et il est certain qu’une seule cause ne peut pas expliquer cette prolifération de requins aux abords des plages, ni leur comportement agressif, et que celles-ci sont plurielles.
Pourquoi tant d’attaques de requins en Nouvelle-Calédonie ?
En effet, des liens de causes à effet existent nécessairement : quand les entreprises de pêche professionnelle jetaient leurs déchets organiques à la mer aux abords de Nouméa depuis des dizaines d’années et que soudain, ils cessent, un maillon d’une chaine alimentaire désormais établie disparait. Et au sommet de cette chaine alimentaire, les requins, et en particulier les bouledogues réputés comme charognards et classés comme espèce invasive sédentaire.
En ce qui concerne l’inscription de toutes les espèces de requins sur la liste des espèces protégées de Nouvelle-Calédonie, inscription qui a eu lieu en 2019, celle-ci semble être une cause moins directe sur la prolifération observée aux abords de Nouméa. Sur le territoire, les requins sont très peu, voire pas du tout pêchés, surtout dans ces zones.
En revanche, il est évident que la protection des tortues mise en place il y a une quinzaine d’année a mis fin aux captures régulières de ces animaux, consommés par de nombreux calédoniens. Aujourd’hui, impossible de se promener dans le lagon sans apercevoir au moins une tortue, sachant que celle-ci représente la proie privilégiée des requins. La présence de requins est également un marqueur d’une riche biodiversité, avec de la nourriture foisonnante et une très bonne santé de l’écosystème.
Par ailleurs, et avec un raisonnement très pragmatique, la fréquentation des plages a nécessairement augmenté ces dernières années, augmentant le facteur de probabilité d’une attaque, mais pas au point d’en avoir à des fréquences aussi élevées. Néanmoins, certains comportements à risque sont toujours observés, et la prévention est nécessaire. En Australie par exemple, les enfants sont éduqués et sensibilisés dès le plus jeune âge au risque requin, aux bons comportements à adopter et aux mesures en place pour la surveillance des littoraux.
Enfin, le dérèglement des écosystèmes peut également être cité, mais il n’existe à ce stade aucune étude scientifique suffisamment robuste pour le démontrer. De nombreux requins ont été récemment bagués et permettront d’étudier plus en détails leurs déplacements, comportements et modes de vie pour tenter de comprendre certains faits et observations.
Comment gérer la cohabitation entre l’homme et les requins ?
Afin de permettre à la population de bénéficier d’activités récréatives sans prendre de risque, faut-il intervenir dans le milieu naturel pour réguler artificiellement la population de requins ? C’est en tout cas le choix qui a été fait par les autorités, et plusieurs campagnes de régulation sont organisées à intervalles réguliers, notamment sur les espèces de tigres et de bouledogues, espèces mises en cause dans les différentes attaques et qui ont été retirées de la liste des espèces protégées.
Pêche préventive nécessaire pour les uns, massacre absurde pour les autres, ces actions divisent l’opinion. Au total, plus de 200 animaux ont été abattus depuis le début de l’année, confirmant un constat : Les abords de Nouméa sont infestés de requins. La mairie indique que plus de 244 000 détections de requins tigre et bouledogue ont été recensées en un peu plus de deux ans.
En prenant un peu de recul, du côté de la Réunion, fortement impactée il y a quelques années par les attaques de requin, même si les conditions ne sont pas vraiment les mêmes (absence de lagon), des pêches préventives ont été mises en place. D’après les autorités réunionnaises, c’est la seule solution qui fut efficace pour réduire le nombre d’attaques. En Australie et en Afrique du Sud également, ces pratiques ont existé. Ces retours d’expérience sont à prendre en considération dans les débats.
Alors, est-ce que l’humain doit être un prédateur du requin ? Les associations environnementales montent au créneau…
Le côté relativement absurde lié à ces pêches de régulation est également le fait qu’aucune filière de valorisation n’existe ; ainsi ce sont des dizaines de carcasses d’animaux qui sont enfouies dans les déchèteries du territoire à chaque campagne de prélèvement. Des études sont en cours pour étudier des marchés asiatiques potentiels, puisque les Chinois ou les Japonais consomment la viande de requin ; et certains essais sont réalisés dans la fabrication d’engrais destinés à l’agriculture locale. Mais à l’heure actuelle, rien n’est en place. Et là également, les ONG s’insurgent « Comment en l’espace de trois ans notre politique environnementale a-t-elle pu passer de protection intégrale des requins à réouverture du commerce de requins » ?
En parallèle, d’autres actions sont en cours, allant de l’acquisition de connaissance à la prévention en passant par la protection physique et l’installation de filets anti-requins aux abords des baies de Nouméa. Ici encore, il est possible de se demander les impacts environnementaux engendrés sur les écosystèmes… nécessairement considérés mineurs par les autorités en charge.
Peut-on trouver un juste milieu ?
Néanmoins, il faut agir pour réduire ce risque, et permettre une mitigation des conséquences importantes engendrées ; les autorités administratives en ont la responsabilité, et doivent agir pour protéger la sécurité de leurs administrés. En effet, sur un territoire insulaire avec le plus beau lagon du monde, il parait impensable de ne plus pouvoir en profiter.
Le tourisme, et tous les acteurs économiques qui en dépendent, est mis à mal ; beaucoup furent contraints de mettre la clé sous la porte. Après deux ans de pandémie et plusieurs confinements, ils n’ont pas pu résister à une nouvelle crise. Le secteur du tourisme représente en Nouvelle-Calédonie 4500 emplois directs et en janvier 2023, c’est un touriste australien qui fut tué à Nouméa par un requin bouledogue. De quoi salir la réputation du paradis calédonien…
Il fut d’ailleurs intéressant de prendre connaissance des arguments présentés sur les sites web de tourisme en Nouvelle-Calédonie ; « ces événements dramatiques restent malgré tout des cas statistiquement isolés » ; « invite a relativiser sur la situation de la Nouvelle-Calédonie […] qui se classe 13ème pour le nombre d’attaques de requin » ; « si le risque requin est une réalité, il ne faut pas non plus le surévaluer en tombant dans la psychose… ». Malheureusement, la peur des requins est une peur très difficile à contrôler ; l’être humain se sentant totalement vulnérable une fois dans le milieu naturel de ces poissons. Et même si des attaques se sont régulièrement produites au cours des vingt dernières années, tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont en croissance exponentielle depuis 2019 et que le risque est donc accru.
Et les touristes et vacanciers ne sont pas les seuls à souhaiter profiter d’une eau turquoise à plus de vingt-cinq degré toute l’année… le quotidien de tous les calédoniens est fortement impacté : pratique d’activités nautiques nombreuses, baignade et loisirs, activités périscolaires, tout s’est arrêté, tout comme les activités économiques qui en dépendaient. Peut-on parler d’atteinte aux libertés individuelles comme l’ont dénoncé certaines ONG lors de la publication de l’arrêté d’interdiction ? La question fait débat.
Chacun devrait peut-être pouvoir, à ses risques et périls, aller nager comme il le faisait tous les matins, s’adonner à une séance de kite-surf dès que les conditions météorologiques le permettent ou tout simplement se rafraichir en sortant d’une journée de travail. D’ailleurs, le premier arrêté d’interdiction fut attaqué au tribunal administratif, qui l’a jugé disproportionné dans sa durée et son étendue, et certains assouplissements furent pris depuis quelques mois, notamment pour les activités nautiques dans certaines zones, en dehors des périodes de prélèvement.
Enfin, d’un point de vue culturel, il faut également noter que le requin est un animal totem pour les kanaks, communauté autochtone de Nouvelle-Calédonie, pour lesquels il est respecté, presque vénéré. Ainsi, le Sénat coutumier, instance qui demeure consultative, avait émis un avis négatif sur les campagnes de régulation de requins.
Par ailleurs, dans la perception culturelle des gens, qui ont toujours vécu avec les requins, le fait que ceux-ci s’attaquent désormais à l’homme posent de nombreuses questions. Selon plusieurs récits, nous avons détérioré son écosystème, son habitat et ses modes de vie, il se venge… C’est un dérèglement des équilibres établis entre l’homme et la nature, et certains « ne restent plus à leur place » et ont tendance à oublier que la mer est un écosystème avant d’être un terrain de jeu et de loisirs.
Autant de débats qui peuvent être houleux, et néanmoins une crise économique, environnementale et sociétale difficile à appréhender pour la Nouvelle-Calédonie.