Article de Clémence Racimora (RSEDD 2022-23)
Renaissance de la forêt primaire en Europe de l’Ouest
De la Guyane au Laos en passant par le Cameroun, les feuilles des canopées bruissent d’une nouvelle à peine croyable : la forêt primaire pourrait renaître en Europe de l’Ouest. C’est le projet de moins en moins fou d’un botaniste qui a fait de la connaissance et de la protection des forêts primaires le combat de toute une vie. Francis Hallé, 84 ans, arpente inlassablement les forêts des Ardennes et des Vosges en quête du lieu idéal pour implanter son projet, porté par l’association Francis Hallé pour la forêt primaire.
La forêt primaire, aussi appelée forêt vierge, est une « forêt qui n’a été ni exploitée ni défrichée par l’homme ; si elle l’a été dans le passé, un temps suffisant s’est écoulé pour que la forêt ait pu redevenir primaire »[1]. En Europe la dernière forêt primaire est celle de Białowieża en Pologne, formée il y a 10 000 ans. C’est le refuge des derniers bisons d’Europe, mais elle est aujourd’hui menacée par la reprise des coupes forestières autorisées par le gouvernement conservateur polonais. C’est ce qui a amené Francis Hallé à se mobiliser.
Vertigineux, mais pas pour autant utopique, son projet doit permettre de recréer une forêt primaire transfrontalière de 70 000 hectares entre la France et la Belgique ou l’Allemagne. Sur ce périmètre la forêt existante serait laissée en libre évolution pendant 700 ans environ afin de donner le temps de croître à trois forêts successives : pionnière, post-pionnière et pour finir, primaire, à l’image de celles conservées par les USA, le Canada, la Russie, le Japon, la Nouvelle Zélande ou encore l’Australie. Une forêt haute, au sol riche car préservé des coupes, abritée d’une canopée et abritant une grande faune aujourd’hui disparue.
Beauté, biodiversité et poumon vert
L’un des premiers arguments mis en avant par Francis Hallé est la beauté. La forêt primaire est exceptionnellement belle, elle est la nature intacte de laquelle nous nous sommes tant éloignés et en cela elle n’a pas de prix.
Comme il le précise ensuite « la forêt primaire contient une biodiversité maximale quelle que soit la latitude considérée. Les arbres les plus âgés atteignent des dimensions maximales en hauteur, en diamètre de leur tronc, en étendue de leurs racines. Grâce à eux, les sols forestiers sont particulièrement fertiles. Par ailleurs, les vieilles futaies stockent infiniment mieux le carbone que les plantations de jeunes arbres[2], ce qui joue un rôle majeur dans l’équilibre du climat. Une attention particulière doit être accordée à ce que les troncs morts soient laissés au sol ; la décomposition du bois attire une faune et une flore spécifiques, qui garantissent l’initiation des chaînes alimentaires conduisant jusqu’à la grande faune»[3]. Captation du CO2, régulation du climat, reconstitution de ressources hydriques, réserve de la biodiversité… la forêt primaire contribue aussi à la protection de la vie humaine contre les pandémies grâce au maintien et au développement d’écosystèmes équilibrés.
Il s’agit aussi d’être crédible face aux dirigeants et aux populations des pays tropicaux exhortés à protéger leur propre forêt : « Si l’Europe reconnaît qu’elle a commis une lourde erreur écologique en rasant ses dernières forêts primaires, et si elle travaille à présent à en faire renaître une, cela aura un impact philosophique et même politique qui pourrait être décisif »[4].
Un sujet d’actualité alors que s’est tenu en mars 2023 le One Forest Summit à Libreville au Gabon, qui doit aboutir à la création de nouveaux mécanismes de financements climatiques pour inciter les pays du Sud à préserver leurs forêts tropicales. Elles abritent plus de la moitié[5] du carbone stocké par les forêts mondiales ; le bassin du Congo est ainsi le deuxième massif forestier et un poumon écologique de la planète[6].
Le Président français, le vice-président de la Commission européenne, des entreprises privées et des représentants de la société civile étaient présents à cette rencontre planétaire. Le Sommet a aussi pour ambition « d’améliorer la coopération scientifique sur les forêts et de travailler au financement de la protection de ces espaces, (…) (d’être) une plateforme proposant des actions concrètes pour concilier protection des forêts et développement économique des pays forestiers »[7].
Une mise en œuvre confrontée à de nombreux défis
Novateur, le projet de renaissance de la forêt primaire en Europe de l’Ouest l’est très certainement. Il enthousiasme autant qu’il questionne. Il inquiète aussi certains acteurs, à commencer par l’interprofession forêt-bois. Si la superficie envisagée est limitée (soit 0,41 % de la forêt métropolitaine française) son impact socio-économique est réel. Ainsi, « la non-gestion de 70 000 hectares aurait un impact sur 1 500 emplois de bûcherons, débardeurs, gestionnaires et autres scieurs, et sur 135 postes d’agents de l’Office national des forêts (ONF) ».[8]
Le projet pourrait aussi entraîner la perte d’emplois locaux et de revenus tirés du bois, pertes toutefois compensées d’après l’association de Francis Hallé par les visites de touristes et de chercheurs du monde entier – il est prévu de faire déambuler le public sur des passerelles à 50 cm au-dessus du sol, et de développer une activité scientifique et pédagogique.
Autre sujet délicat, le ré-ensauvagement priverait les populations locales d’un espace de loisir, alors que depuis la pandémie les français se ressourcent toujours plus en forêt. Toutes ces raisons ont amené le parc régional des Ardennes, suite à une visite d’étude de l’association en mars 2022, à émettre le 2 février 2023 une motion s’opposant au projet, considérant qu’il n’est pas compatible avec la Charte du Parc[9].
Concernant la captation de CO2 les avis s’opposent. Une étude[10] de la revue Nature parue en 2019 montre qu’en raison d’une surmortalité des arbres, qui libèrent en mourant le carbone stocké, la forêt amazonienne remplit de moins en moins son rôle de puits de carbone et pourrait au contraire en devenir progressivement émettrice. A rebours, une forêt maintenue à un stade de croissance par une exploitation raisonnée permettrait un taux de fixation de Carbone maximum : le prélèvement d’arbres permet de stocker le CO2 durablement sous forme de bois utilisé par exemple pour la construction ou l’ameublement[11]. L’idée de ré ensauvagement vient ainsi questionner les méthodes actuelles de sylviculture et la gestion durable des forêts en France, qui concilie quatre fonctions[12] : accueil du public (700 millions de personnes par an), protection de la biodiversité, protection contre les risques naturels et production de bois. A ce titre-là, localiser le projet dans l’Est de la France pourrait être très pertinent.
Comme le précise Laurent Simon[13], professeur émérite de Géographie physique « l’Est de la France, c’est d’abord un très haut lieu de la forêt publique en France, l’une des rares régions et où elle est encore largement dominante (…) Deuxièmement, c’est le berceau de la science forestière, avec l’Ecole de Nancy créée en 1824. Au cœur de la foresterie française, ce qui a fait son rayonnement international, ses limites aussi. Il y a une concentration d’équipes de recherche, de scientifiques, d’institutions techniques, y compris du côté de l’industrie… Tout un creuset de connaissances sur la forêt, absolument unique ».
La mise en œuvre du projet soulève aussi beaucoup d’interrogations concrètes : que faire des équipements présents, comme les routes et habitats forestiers? Que proposer aux personnes qui vont perdre leur emploi, peut-on les former à d’autres métiers comme accompagnateurs, surveillants ? Les chasseurs pourraient-ils contribuer au suivi et à l’observation des grands ongulés ? Comment les associer à un projet qui les priverait d’un territoire de chasse conséquent ? Quelle coopération avec les agriculteurs dans les zones tampons?
Autant de questions dont l’association a pleinement conscience et qu’elle met en débat ; et c’est justement là que réside l’originalité, la démocratie et la philosophie salvatrice de cette idée. Il s’agit de réinventer du collectif autour d’un projet de réparation, dont les acteurs d’aujourd’hui ne verront pas le résultat ni leurs enfants, ni les enfants de leurs enfants. Une reconnexion entre les générations, tellement nécessaire tant les « générations futures » sont absentes des débats environnementaux actuels.
Un projet démocratique à portée philosophique
L’idée est posée, tout le reste est à construire en mettant le dialogue au cœur du processus. Il s’agit d’impliquer de nombreux acteurs publics et privés, les chasseurs, les riverains, l’administration des Parcs régionaux, les élus, les communes, les associations et ce des deux côtés d’une frontière européenne. La gouvernance est à co-construire, le projet n’ayant pas encore de statut clair. Comme le précise Francis Hallé[14] « on ne sait pas, a priori, quelle va être la suite de l’histoire, qui se construit au fur et à mesure. On invente des démarches, des procédés, on trouve des contacts… Ce n’est pas un scénario classique de planification (…) À partir du moment où tout le monde considère que cette démarche est légitime, il s’agit d’inventer !». Une démarche « agile » sans le savoir, qui permet de tester, proposer, et avancer. Un enjeu pédagogique aussi pour obtenir l’engagement des populations et des territoires, sans lequel la forêt ne pourra pas voir le jour.
Une démarche qui s’appuie aussi sur des dynamiques existantes : ainsi, les échanges ont été très positifs avec des acteurs locaux en Wallonie. Le gouvernement wallon souhaite en effet créer deux parcs nationaux pour « promouvoir de vastes espaces naturels remarquables en Wallonie et les doter d’un outil leur permettant de se renforcer. De cette manière, les parcs nationaux de Wallonie pourront contribuer à une meilleure protection de la nature tout en apportant une contribution importante au développement local, notamment via le tourisme durable sur ses trois piliers : économique, social et environnemental »[15]. Les parcs seront développés via un mécanisme d’appels à projets permettant de mobiliser les structures associatives des territoires.
Et si l’on posait là la première pierre d’un réseau européen de grandes forêts sauvages ? La création en 2000 de la Réserve de biosphère transfrontière des Vosges du Nord-Pfälzerwald est riche d’enseignements. Sur une superficie de 500 hectares (200 côté français, 300 côté allemand) le suivi effectué par les forestiers permet d’observer « l’enclenchement du long processus de maturation vers une vieille forêt (…) : les arbres grossissent et le volume global est en progression puisqu’il n’y a plus de prélèvements. Le nombre d’arbres avec des dendro-micro-habitats (fente, cavité naturelle, trou de pic, décollement d’écorce, pourriture, etc.) augmente alors que la quantité de bois mort a diminué entre 2013 et 2005, tout simplement parce que l’exploitation des arbres laissait au sol des branches et des houppiers ce qui n’est plus le cas. Il faut attendre des chablis ou des dépérissements pour observer une augmentation de la quantité de bois mort, un indicateur de naturalité des forêts »[16].
La densification du couvert est avérée. Par ailleurs il a été constaté que « les éclaircies dues aux coupes augmentent la température au sol, ce qui rend la forêt (gérée) plus vulnérable au changement climatique par rapport à des forêts à canopée dense. Il sera très intéressant d’observer dans les décennies à venir si la densité du couvert d’une forêt en maturation est une bonne assurance contre les effets du changement climatique »[17].
Le changement climatique imprime en effet de plus en plus fortement sa marque sur les écosystèmes. Le projet de renaissance de la forêt primaire en Europe de l’Ouest nous rappelle l’urgence de ralentir, pour revenir au temps long de la nature. Pour toutes celles et tous ceux qui suffoquent, impuissants face aux dommages irréversibles faits au vivant par notre société consumériste, ce projet est une bouffée d’air salutaire.
Il permet d’inscrire notre rapport à la nature dans plus d’humilité, de respecter la forêt pour ce qu’elle est et pas uniquement pour les services qu’elle peut rendre. C’est un formidable objet de démocratie participative multi séculaire : l’enjeu est de s’entendre collectivement pour ne rien faire et laisser grandir. En nous projetant dans les siècles à venir, il permet de sortir d’une immédiateté trop souvent mortifère et de retrouver le sens de la transmission entre les générations humaines. Comment ne pas s’enthousiasmer face à un tel héritage ?
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Bibliographie
Association Francis Hallé pour la forêt primaire : https://www.foretprimaire-francishalle.org/
[1] Site de l’association Francis Hallé : https://www.foretprimaire-francishalle.org/foret-primaire/
[2] Etude de la revue Nature en Janvier 2022 : https://www.nature.com/articles/s41477-021-01088-5
[3] Francis Hallé : https://www.universitedelaterre.com/actualites/pour-une-grande-foret-primaire-europeenne/
[4] Francis Hallé : https://www.universitedelaterre.com/actualites/pour-une-grande-foret-primaire-europeenne/
[5] Article Novethic : https://www.novethic.fr/actualite/environnement/ressources-naturelles/isr-rse/le-one-forest-summit-1ere-etape-pour-debloquer-des-financements-climatiques-vers-les-pays-du-sud-151378.html
[6] Article : https://www.novethic.fr/actualite/environnement/ressources-naturelles/isr-rse/le-one-forest-summit-1ere-etape-pour-debloquer-des-financements-climatiques-vers-les-pays-du-sud-151378.html
[7] Ministère des Eaux et des forêts du Gabon dans article Novethic : https://www.novethic.fr/actualite/environnement/ressources-naturelles/isr-rse/le-one-forest-summit-1ere-etape-pour-debloquer-des-financements-climatiques-vers-les-pays-du-sud-151378.html
[8] Pascal Triboulot, représentant de Fibois Grand Est : https://www.forestopic.com/fr/foret/strategie/1410-pour-contre-projet-foret-primaire-europeenne-francis-halle
[9] https://www.parc-naturel-ardennes.fr/motion-du-parc-naturel-regional-des-ardennes-sur-lopposition-du-projet-de-renaissance-dune-foret-primaire-sur-le-massif-forestier-de-lardenne/
[10] Lien vers la revue (anglais)
[11] https://www.forestopic.com/fr/foret/strategie/1410-pour-contre-projet-foret-primaire-europeenne-francis-halle
[12] Caroline Berwick, déléguée générale de la Fédération Nationale du Bois :
https://www.socialmag.news/16/06/2021/forets-le-paradoxe-du-reensauvagement/
[13] https://www.foretprimaire-francishalle.org/s-informer/que-les-forets-de-la-guerre-deviennent-des-forets-de-la-paix/
[14] Francis Hallé : https://www.foretprimaire-francishalle.org/nos-actualites/voyage-detude-dans-les-ardennes-a-ce-stade-il-ny-a-que-des-questions-concretes/
[15] Site de la Fédération Wallonie-Bruxelles : http://biodiversite.wallonie.be/fr/parcs-nationaux.html?IDC=6404
[16] Jean-Claude Génot (écologue), site de l’Association des journalistes écrivains pour la nature et l’écologie : https://www.jne-asso.org/2022/11/20/la-future-foret-primaire-de-francis-halle-existe-mais-en-embryon/
[17] Id.