Article d’Ariane Delaide (IGE 2022-23)

INTRODUCTION

L’accès aux ressources naturelles et la puissance géopolitique sont fortement intriqués, et la transition vers une économie bas carbone va modifier et accentuer la demande de matières premières et bouleverser les rapports de force existants. En effet, l’énergie est à la fois un moyen, un enjeu et un terrain de la géopolitique (1). Et ces enjeux géopolitiques peuvent se matérialiser à toutes les échelles :

  • À l’échelle internationale, elle est à la fois un enjeu et une arme dans de nombreux conflits, comme lors des chocs et contre-chocs pétroliers des années 1970
  • À l’échelle nationale, elle se place au cœur des stratégies de puissance et d’influence au sein des États, notamment dans des pays tels que la Russie, la Chine ou d’autres pays émergents
  • À l’échelle locale, elle est une question d’aménagement et de gouvernance et vient opposer de nombreux acteurs comme l’État, les collectivités locales, les entreprises, les associations. Les zones à défendre « ZAD » en France en sont un bon exemple, comme le site nucléaire de Bure

Jusqu’ici résolument tournée vers les hydrocarbures, la géopolitique de l’énergie laisse désormais place à celle de la transition énergétique.

En effet, la transition bas carbone en France, dans l’Union européenne et dans le monde complexifie les enjeux géopolitiques. En plus des problématiques liées à la sécurité des approvisionnements en combustibles fossiles (guerre Ukraine / Russie, conflit Iran / Arabie Saoudite) s’ajoutent désormais de nouvelles rivalités : autour des nouvelles dépendances aux métaux stratégiques, autour des technologies et de l’innovation, mais aussi de nouvelles interrogations face aux impacts environnementaux de ces technologies sur des ressources déjà en tension, comme l’eau.

La transition énergétique : une addition de plus ?

Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, nous dit qu’initialement « la transition énergétique vise à substituer l’énergie fossile ». Progressivement, on passerait des énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon) aux énergies dites renouvelables (eau, vent, soleil). Ainsi, intuitivement, si on passe aux énergies renouvelables, on pense pouvoir s’affranchir de certaines dépendances géopolitiques.

En effet, une fois installé, un parc photovoltaïque en France produit de l’électricité grâce à l’énergie solaire disponible sur le territoire, sans flux de ressource supplémentaire ni interférences sur les pays aux alentours. Alors que dans le cas des énergies carbonées, étant la plupart du temps concentrées de façon géographique, se nouent des tensions, des conflits, mais également des points de passage stratégiques, (détroit d’Ormuz, Malacca) ce qui cause de véritables nœuds géostratégiques à différentes échelles.

 

Mais en réalité, la transition énergétique vient créer de nouvelles dépendances et points de tension qui viennent s’ajouter à ceux déjà causés par les énergies fossiles. Depuis les années 70, on observe, autant une addition des énergies renouvelables au mix énergétique mondial (voir le graphique de l’AIE ci-dessous), qu’une addition des tensions géopolitiques liées aux utilisations de ces dernières. Analysons ensemble ces nouvelles dépendances et tensions.

Nouvelles dépendances : le cas des métaux stratégiques 

La transition énergétique place un certain nombre de métaux stratégiques au cœur de la géopolitique internationale : cobalt, cuivre, nickel, lithium, platine ou encore terres rares, tous ont un rôle clé dans la fabrication des technologies bas carbone.
De nouveaux pays vont alors potentiellement s’affirmer et exercer leur pouvoir de marché, ce qui va créer de nouvelles dépendances. On pense au Chili, premier producteur mondial de cuivre, deuxième producteur de lithium. Mais également à l’Australie (1er producteur de lithium), l’Argentine (4ème producteur), ou encore la République Démocratique du Congo (60 % du cobalt).
En effet, toutes les technologies mises en avant dans la transition (batterie, véhicules électriques, panneaux solaires, etc.) dépendent de ces matériaux stratégiques (voir le graphique de l’IEA ci-dessous). Et la dynamique de transition énergétique mondiale ne pourra se réaliser qu’à travers l’intensification des extractions minières à travers le monde(2). Ainsi, de nouvelles dépendances se créent.

Dépendance autour des technologies : l’exemple des brevets  

Une nouvelle géographie de la propriété intellectuelle des technologies bas-carbone.

À cette dépendance aux métaux stratégiques, s’ajoute la dépendance aux technologies. En effet, dans les pays industrialisés en particulier, la transition se dirige bien plus vers la technologie (véhicules électriques, stockage, etc.) que la sobriété. Cette multiplication des technologies crée des nouvelles tensions géopolitiques autour des brevets qui deviennent de véritables armes de pouvoir économique et financier pour les inventeurs.
En effet, les brevets peuvent aider les inventeurs à trouver des investissements, leur garantir des accords de licence et leur assurer une exclusivité sur le marché. Ainsi les demandes de se multiplient (voir le graphique ci-dessous) et plusieurs acteurs s’affirment sur la scène internationale.

Depuis 2000, l’Europe occupe de manière constante la première place en ce qui concerne les activités liées aux brevets dans le domaine des technologies bas-carbone ; elle est à l’origine de 28 % des demandes de dépôt et arrive en tête pour la plupart des domaines (éolien, technologies de production d’hydrogène…).
Elle est suivie de près par le Japon, leader mondial dans le domaine des batteries, qui représente 25 % des dépôts. Les États-Unis, quant à eux, se situe à la 3ème place avec 20 % des dépôts.
À cela s’ajoute aujourd’hui une véritable dynamique de montée en puissance des pays d’Asie (Chine et Corée du Sud) dans les investissements de R&D et de brevets liés aux énergies renouvelables qui, avec le Japon, représente 50 % des demandes de brevets dans le monde.
Cette redistribution des cartes pousse alors à s’interroger sur les nouvelles formes de coopération à développer pour faire face aux défis du changement climatique. Les pays se spécialisent au niveau national et collaborent au niveau international pour favoriser les avantages technologiques sur le plan local.

Terres rares et ambitions de la Chine  

En plus de s’affirmer sur les technologies, la Chine a le monopole sur la production de terres rares, elle représente à elle toute seule entre 86 et 95 % de la production mondiale par an. En effet, selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie, la Chine raffine 90 % de ces métaux à l’échelle mondiale.

 

La Chine souhaitant consolider sa place de leader mondial, a d’ailleurs créé fin décembre 2021 le China Rare Earth Group, un géant des terres rares sous contrôle direct de l’État via la Sasac (31 % du capital) visant à devenir le premier producteur mondial de terres rares. La création de cette entreprise est un véritable avantage pour la Chine quand on voit la croissance de 10,2 % entre 2022 et 2026 du marché mondial des éléments de terres rares annoncée par le rapport Data Bridge Market Research (7).
L’Union Européenne quant à elle, pour réaliser sa transition énergétique, est très dépendante de la Chine, qui lui a fourni 98 % de l’approvisionnement en terres rares sur la période 2012-2016. Finalement les dépendances perdurent, seules les ressources concernées et pays producteurs changent.

Et du côté des impacts environnementaux ?  

La production et l’exploitation des hydrocarbures ont des impacts non négligeables sur l’environnement, mais qu’en est-il des métaux de la transition énergétique ? La production de métaux est elle aussi contrainte par l’environnement : elle est notamment extrêmement consommatrice en eau et risque de créer de nouvelles tensions dans des pays en situation de stress hydrique en plus de celles déjà posées par l’agriculture. Dans le cas de la Chine par exemple, la plus grande réserve de terres rares au monde – Bayan Obo en Mongolie intérieure – est située dans une zone de stress hydrique qualifiée de « extrêmement élevé ».
À cela s’ajoute une concurrence directe de l’usage de l’eau avec d’autres secteurs plus vitaux comme celle de la production de céréales et d’électricité. Cette contrainte par l’environnement vient renforcer fortement la criticité des métaux dans un contexte de fort accroissement de la demande.

Source : IFP Énergies nouvelles, World Resource Institute, 2015

Conclusion

En conclusion, on peut s’interroger sur la véritable voie d’indépendance annoncée par l’avènement des énergies renouvelables dans la transition énergétique. En effet, de nouvelles dépendances voient le jour et viennent reconfigurer les rapports de force des puissances déjà existantes. C’est le cas de la Chine, qui dès les années 2010, anticipe ce tournant et vient s’affirmer aujourd’hui comme nouvelle puissance de la « transition verte ».
De l’Europe, qui à l’origine de 28 % des demandes de brevets, s’impose dans les technologies bas-carbone. Mais également des pays en développement tels que le Chili, la République Démocratique du Congo ou encore l’Argentine, qui grâce à leurs ressources en métaux stratégiques, s’inscrivent comme nouveaux pays producteurs.
Ainsi, le champ de réflexion offert par la géopolitique de la transition énergétique est vaste et interroge nos modes de consommation, notamment sur la question de la sobriété. Cela vient questionner plus largement notre modèle de société, notre vision du développement et la façon dont nous luttons contre le changement climatique.

Bibliographie

  1.  : Géopolitique des énergies, Cédric Tellenne
  2.  : Transition énergétique bas carbone : quelles évolutions de la géopolitique de l’énergie, IFP Energies nouvelles et l’IRIS, juin 2020
  3.  : Syndrome hollandais, Dutch Disease, effet de groningue : décrit les effets pervers de la dépendance à une rente sur une économie.
  4.  : “Make China great and green again”, Géopolitique de la transition énergétique, comprendre le monde S2#33 Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS
  5.  : La Chine et le climat : une relation très ambiguë, Jean-Marc Four, Franck Ballanger, France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/la-chine-et-le-climat-une-relation-tres-ambigue-6381055)
  6.  : division de l’économie et des statistiques, OMPI
  7.  : rapport Data Bridge Market Research, avril 2022

Autres sources

“La dimension stratégique de la transition énergétique. Défis et réponses pour la France, l’Allemagne et l’Union Européenne. Marc-Antoine EYL-Mazzega, Carole Mathieu, IFRI, 2019”

“La géopolitique des énergies renouvelables : amelioration de la sécurité énergétique et/ou nouvelles dépendances ? Emmanuel Hache, Revue international et stratégique, 2016”.

“Brevets et transition énergétique, technologies énergétiques propres : tendances mondiales en matière d’innovation, avril 2021. International Energy Agency.”

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