Article de Adrien Pinon (RSEDD 2021)
Il y avait longtemps que la salle communale de Saint Michel en grève, une petite commune maritime des Côtes d’Armor, n’avait pas connu pareille animation. Ce 20 juillet 2021, devant un parterre de militants écologistes, d’agriculteurs et d’élus locaux, la présidente de la Cour des comptes et son homologue de la Cour régionale de Bretagne étaient venus présenter leur rapport sur la gestion de la crise des algues vertes par les pouvoirs publiques. Le verdict livré par les magistrat est sans appel : depuis le lancement du premier « plan algues vertes », en 2010, l’action des pouvoir publiques s’est révélé nettement insuffisante pour mettre fin au problème.
L’année 2021 est une année record pour les algues vertes, avec des échouages en hausse de 40 à 50% par rapport à 2020.
Tombée au cœur des grandes vacances, alors que la France entière tentait de profiter des rayons d’un soleil trop rare pour la période, la nouvelle était passée relativement inaperçue. Mais elle a eu pour moi une résonnance particulière.
Il y a 10 ans exactement, au cœur de d’été 2011, je pataugeais dans les algues vertes sur les rives du Gouessant, une petite rivière qui se jette au fond de la baie de Saint Brieuc.
« Fais gaffe, c’est glissant ! » André Ollivro tente de se frayer un chemin dans la vase collante de l’estuaire. Avec ma caméra trop lourde, j’ai un peu de mal à le suivre. L’infatigable militant écologiste veut prouver au journaliste que je suis que les algues vertes tuent, et pour de vrai. Pour cela, Ollivro et son acolyte Yves-Marie Le Lay ont sorti les grands moyens : masque à gaz et capteur d’hydrogène sulfurée. L’image est saisissante. Les caméras adorent, les journalistes aussi, moi le premier.
Ce matin-là, les algues vertes s’entassent sur plus d’un mètre de hauteur sur les rives de l’estuaire. Quand elles s’échouent ainsi sur une plage, celles qui sont au-dessus sèchent et forment une croute hermétique. Mais dessous, les algues pourrissent, relâchant de l’hydrogène sulfuré, un gaz toxique. D’un coup de talon, André Ollivro perce la couche d’algues. Le gaz s’échappe sans un bruit, mais sur l’écran de son capteur, les chiffres s’affolent. Les concentrations sont suffisamment fortes pour tuer un animal en quelques minutes. « Et un homme en bonne santé qui glisserait dans la vase et se retrouverait le nez dans les algues », ajoute André Ollivro.
Si André Ollivro et Yves-Marie Le Lay avaient choisi les rives piégeuses du Gouessant pour leur démonstration, c’est que cet été-là, 36 sangliers y avaient été retrouvés morts. L’autopsie avait révélé qu’ils ne s’étaient pas noyés. On avait retrouvé des traces d’H2S dans les poumons de certains d’entre eux, mais pas tous. Les scientifique n’accusaient pas directement les algues vertes, mais n’excluaient pas leur responsabilité non plus. Auparavant, il y avait eu Coyote et Oth, deux chiens, foudroyés sur une plage de la baie de Saint Brieuc. Un cheval, à Saint Michel en grève. Et, en 2009, Thierry Morfoisse, un chauffeur de camion chargé de transporter les algues ramassées sur les plages, foudroyé par une crise cardiaque au moment où il ouvrait la porte de sa remorque bourrée d’algues. Il y a 10 ans, j’avais rencontré sa fille Carolane, bloc de douleur digne, qui cherchait à tout prix à ce que la responsabilité de algues vertes dans la mort de son père soit reconnue par la justice. En vain.
J’avais fini par laisser Carolane et son combat pour me rendre à Rennes, dans le bureau de Michel Cadot, alors préfet de la région Bretagne. Peu à l’aise devant la caméra, le préfet égrenait les grandes lignes de son « plan algues vertes ». Après des années d’inaction, l’Etat mettait enfin un plan de lutte sur des rails. Le discours était un peu technocratique, le ton hésitant, mais les grandes lignes du discours étaient claires et convaincantes. L’Etat s‘emparait du dossier. 8 baies bretonnes, considérées comme les « points chauds » du problème avaient été identifiées. Des campagnes de mesures allaient être menées, dans toutes les rivières et sur les bassins versants, pour établir un diagnostic précis. Puis de l’argent allait être débloqué, afin d’aider les agriculteurs à améliorer leurs pratiques et limiter les pertes de nitrates agricoles. Si l’ensemble des parties prenantes jouaient le jeu, concluait le préfet, il y avait une bonne chance que le problème soit réglé en quelques années.
J’étais sorti de son bureau confiant dans la capacité des pouvoirs publics à s’emparer de la question.
10 ans plus tard, dans le gris d’un été « pourri », la présidente de la cours de comptes souligne « le manque d’incitation financière adaptées » et « les insuffisances de la politique de contrôle ». Des applaudissements nourris secouent la salle à intervalles réguliers. Tous les participants sont unanimes pour saluer la qualité du travail présenté par les magistrats. C’est le seul petit exploit des pouvoir publics dans ce dossier : avoir réussi à dresser tout le monde contre eux, et à réconcilier, le temps d’une soirée, des parties habituées à s’écharper depuis 10 ans. Qu’a-t-il pu se passer ? Comment expliquer cet échec ?
Les marées vertes sont le résultat d’une eutrophisation des rivières bretonnes. Leurs eaux chargées de nitrates se déversent dans la mer, et viennent nourrir les algues. Dans les baies peu profondes, ou elles peuvent bénéficier de la lumière du soleil, les ulves se développent alors de manière extrêmement rapide.
Il y a 10 ans, les pieds dans les algues, Ollivro et Le Lay, tremblant de colère, pointaient du doigt les responsables des excédents de nitrates : l’agriculture bretonne, et surtout les élevages industriels de porcs. 90% des nitrates trouvées dans les rivières bretonnes sont d’origine agricole.
Les élevages de porcs bretons sont les héritiers des grands plans de l’après-guerre, quand la France mourrait de faim, et qu’il fallait produire en grande quantité. La Bretagne, terre marquée par la misère et la pauvreté, reçoit la mission de nourrir la France, en développant une agriculture intensive, moderne et performante. De grands programmes de développement de l’agriculture sont lancé. L’Etat sort le carnet de chèque, avant que l’Europe ne prenne le relais avec la PAC. Et ça a marché : dans la deuxième moitié du XXème siècle, les volumes produits augmentent continuellement. Les algues vertes sont le produits des excès de ces années d’espoir et de foi dans le progrès.
58% des porcs français sont bretons. Ca fait beaucoup de cochons, plus de 7,6 millions. L’immense majorité de ces animaux sont élevés sur caillebotis, une méthode venue de Hollande. Les porcs vivent sur des croisillons de béton ou de plastiques, sans paille. L’objectif est de laisser passer les déjection des bêtes, qui ainsi restent propres. Recueillies dans de grandes cuves bétonnées, ces déjections sont ensuite répandues sur les champs, où elles servent de fertilisant. Le problème, c’est qu’elles sont chargées d’azote qui, en s’oxydant, se transforme en nitrates. Et comme il y a beaucoup de porcs, il y a beaucoup de lisier, et donc beaucoup de nitrates – trop pour que, dans les champs, les plantes arrivent à tout pomper. Les excédents s’infiltrent dans les sols, et, par ruissellement, rejoignent les rivières. Au moment du lancements des plans algues verts en 2010, le taux moyen de nitrate dans les rivières bretonnes atteignaient les 40 mg/L, avec des pics à 80 milligrammes dans certains cas. De quoi faire la joie des algues vertes.
« Vous savez que la loi nous oblige à cacher nos porcheries pour qu’on ne les voit pas de la route ? Comme si on avait honte de notre existence ». Voilà ce que nous avait soufflé un éleveur de porcs extenué, un matin de novembre 2011. Paroles d’une profession aux aguets, qui a le sentiment d’être cloué au pilori par le tribunal médiatique, qui n’en peut plus d’être désigné coupable quand elle a le sentiment d’être seule à faire des efforts. Les esprits s’échauffent, parfois, sur les plages bretonnes ; on a compté des bousculades, quelques coups de poings même, lorsque les journalistes étaient accusé par des éleveurs à bout de faire trop de gros plans sur les tas d’algues qui parsemaient les plages des Côtes d’Armor. Mais en 2010, les éleveurs que nous avions rencontré avaient compris qu’il leur fallait agir. Ils nous avaient même ouvert les portes de leur exploitations, et raconté leur métier. Et, au fil des jours, nous avions découvert le quotidien d’une profession qui nourrit de plus en plus mal ceux qui la pratiquent. Très endettés, soumis à des cours de la viande et à des lois du marché sur lesquelles ils n’ont pas de prises, les éleveurs étaient prêt à faire de vrais efforts – mais il leur fallait un coup de main.
C’était l’objet du « plan de lutte contre les algues vertes » du préfet Cadot.. L’objectif principal était de « faire évoluer l’agriculture vers des systèmes de production à très basse fuite d’azote ». Des campagnes de mesures de la quantité d’azote dans les sols agricoles sont lancées. Des actions sont entreprises pour limiter les pertes en azote, notamment la mise en place de cultures capables de « pomper » l’azote contenu dans la terre pour éviter qu’il ne se retrouve dans les cours d’eau. On investit aussi dans la méthanisation : plutôt que d’épandre le lisier sur les champs, on s’en sert pour produire du biogaz. Une dynamique semble s’enclencher. Les premiers résultats sont encourageants. De 2011 à 2013, les quantités d’algues ramassées baissent graduellement. Le nombre de plages fermées diminuent. Les touristes commencent à revenir, lentement. La Bretagne respire de nouveau.
Et puis en 2014, patatras. Les échouages repartent à la hausse. L’adoption d’un deuxième plan, à partir de 2017, ne peut rien pour enrayer le phénomène. Les ulves sont toujours là.
Dans leur rapport, les magistrats de la cour des comptes dressent la liste des échecs, des ratés et des renoncements qui ont conduits à cette situation. Ils pointent « les objectifs mal définis » des plans successifs. Le premier ne fixe pas d’objectif quantitatif précis de réduction de la biomasse d’algues vertes, mais impose, par contre, des objectifs drastiques de réduction des flux d’azote : 30 à 40% en 5 ans. Totalement irréaliste, au regard de la situation des bassins versant. Car les scientifiques ne cessent de rappeler l’inertie considérable du cycle de l’eau : « « Il se passe environ 10 ans entre le moment où la goutte d’eau tombe sur terre jusqu’au moment où celle-ci atteint la nappe phréatique, et de nouveau 10 ans pour qu’elle passe de la nappe à la source. Sur un litre d’eau, prélevé aujourd’hui, la moitié aura été impactée par l’agriculture pratiquée il y a dix ans ! ». On ne peut pas tout changer en 5 ans. Ces objectifs irréalisables ont découragé les agriculteurs, et cassé la dynamique positive qui s’était mis en place dans les premières années du plan, d’autant plus que les « actions de diffusion des bonnes pratiques culturales ont produit peu de résultats visibles à ce jour (…). Les aides de la politique agricole commune ne sont pas en mesure d’accompagner efficacement ces évolutions (…), les mesures agro-environnementales et climatiques bénéficient surtout à quelques bassins versants tournés vers l’élevage bovin herbager ; les autres orientations (volaille, élevage porcin, légumes) ne disposant pas de mesures adaptées ». Les magistrats relèvent aussi le trop faible nombre de contrôle, par manque de moyen, l’absence d’implication des filières agro-alimentaires et surtout, l’extrême faiblesse des moyens financiers alloués pour accompagner ces efforts. Le cout global des plans algues vertes est en effet estimé par la cours à 150 millions d’euros d’engagement et 109 millions d’euros de paiement. Ces montants incluent des dépenses sans rapport avec la prévention des fuites d’azote : 19% seulement des paiements du premier plan, et 23% de celles du second sont réellement consacrés à la prévention des fuites. Les montants consacrés au plan algues vertes est donc restés très limités, surtout au regard de ce qui est dépensé chaque année dans le cadre de la PAC.
Dans ces conditions, on ne voit pas vraiment comment ca aurait pu marcher.
Le plus rageant, dans tout ca, est que malgré tous ces manquement, le taux de nitrates présent dans les rivières bretonnes a bien baissé, pour se stabiliser autour de 30 mg/L, avec de fortes disparité régionale.
Mais les association écologistes et la plupart des scientifiques estiment que, pour que le problème des algues vertes appartiennent définitivement au passé, il faudrait que ce taux descende sous les 10 mg/L dans l’ensemble des rivières bretonnes. Irréaliste, pour la plupart des connaisseurs du dossier. A moins de sortir définitivement de l’agriculture intensive pour basculer sur un modèle plus durable. Est-ce possible ?
Il y a 10 ans, en journaliste naïf, j’avais posé la question en off à un producteur de porc des côtes d’Armor :
« _Pourquoi vous continuez à élever vos procs sur caillebotis, et à produire du lisier ? Pourquoi vous ne remettez pas de la paille, même si vous serez un peu moins productifs et que vos cochons ne grossiront peut-être pas autant ?
_ Et qui me les achètera, mes cochons ? »
Je n’avais pas su quoi répondre.