Article de Pierre Sengpraseuth (RSEDD 2020)
Ephémère Eternité pour l’Humanité
Si un insecte comme l’éphémère ne vit que 24 heures et que certaines espèces de méduse peuvent au contraire par des processus de régénération biologique vivre “éternellement”, nous observons que l’espérance de vie pour un être humain est de l’ordre de plusieurs dizaines d’années.
C’est une durée suffisante pour permettre à certains d’entre nous d’apprécier parmi tous les moments vécus, les instants de grâce et de retenir comme expériences, certains moments difficiles afin de les surmonter dans la mesure du possible.
Un de nos contemporains, David Attenborough, naturaliste et documentaliste anglais, nous propose son témoignage sur la grande accélération dans son dernier film documentaire et livre [1]. Ce témoignage nous invite à prendre du recul afin d’avoir l’élan nécessaire pour essayer d’agir d’abord pour nous même, nos enfants et puis pour ceux qui naîtront.
Entrons ensemble dans cette capsule pour une courte promenade …
L’Anthropocène vise à définir une nouvelle ère dans la géologie dans laquelle l’Homme est devenu l’acteur central.
Si notre planète terre a été créée il y a 4,6 milliards d’années, notre espèce n’est apparue que bien tardivement à l’échelle des temps géologiques. En effet, si ces 4,6 milliards d’années étaient comprimés dans une journée de 24 heures, l’espèce humaine n’apparaîtrait seulement qu’à partir de la douzième seconde de la dernière minute, de la dernière heure de la journée. De quoi nous rendre un peu humble…
Nous allons rapidement commencer notre “flashback” avec un recul de 11 700 ans, dans le “Tout récent âge” géologique classé par l’Union Internationale des Sciences Géologiques sous le nom « Holocène » (du grec Holos signifiant “Tout” et Cene “récent”). L’Holocène, l’époque géologique qui commence après la dernière période glaciaire, correspond à une période de l’histoire étonnamment stable marquée par une croissance rapide de l’humanité provoquée par l’invention de l’agriculture. Durant ces 10 000 ans, la température mondiale moyenne n’a pas varié à la hausse ou à la baisse de plus de 1°C [2].
Maintenant, pour certains chercheurs cet Eden terrestre ne serait plus qu’un reliquat du temps passé. Ainsi, selon par exemple Paul Josef Crutzen, prix Nobel de Chimie en 1995, nous ne sommes plus dans l’holocène mais dans une nouvelle ère dans la chronologie de la géologie, l’Anthropocène (du grec Anthropos signifiant “Homme” et Cene “récent”) ayant débuté avec l’avènement de la Révolution industrielle de 1850 [3] ou avec les années 1950 (cela coïnciderait avec la présence dans les futures roches d’une abondance de plastiques et d’isotopes radioactifs provenant des essais d’armes nucléaires).
L’homme occupe un rôle devenu crucial au fur et à mesure de la croissance de la population avec une pente vertigineuse par rapport aux précédents siècles selon cette courbe d’évolution. Actuellement la population mondiale [4] est évaluée à 7,8 milliards d’habitants.
En même temps, selon par exemple [5], ces dernières 70 années ont vu décroître la surface des habitats naturels. En 2020, il ne resterait plus que 35% des surfaces encore dites “sauvages” où l’homme n’a pas implanté ses artefacts.
Il est indéniable que cette révolution industrielle nous a permis d’atteindre un grand confort de vie grâce entre autres à la forte utilisation des énergies fossiles. Cependant, cette révolution laisse aussi derrière elle une empreinte de gaz carbonique dans l’atmosphère de plus en plus élevée. Selon les mesures [6], la teneur actuelle du CO2 dans l’atmosphère est de l’ordre de 415 ppm (parties par million).
Les conséquences combinées de l’explosion démographique, la réduction des espaces naturels et l’augmentation de la teneur en CO2 dans l’atmosphère provoquent des déséquilibres jamais rencontrés durant les dix précédents millénaires. Pour mieux comprendre l’intensité des pressions que nous exerçons sur notre planète, utilisons le concept des neufs limites planétaires défini en 2009 par un groupe mondial de scientifiques [7], [8]. Les neuf processus biophysiques retenus définis comme essentiels pour la stabilité de la planète : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. L’approche offre également une vision globale et transversale des risques planétaires car il permet de suivre les interactions entre ces différents processus. Quatre d’entre elles sont actuellement dépassées: cela concerne le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques et enfin le changement d’utilisation des sols.
L’humanité risque de se précipiter vers sa propre hécatombe.
Les scientifiques [9],[10] prédisent que les conditions favorables qui ont été la caractéristique déterminante de la vie seront rapidement éclipsées par un habitat hostile dans les prochaines décennies. Voici vers quoi la “grande accélération” pourrait nous faire basculer à moyen terme avant 2100 si nous ne changeons pas dès maintenant de cap.
> Scénario 2030
La forêt amazonienne est en passe d’être réduite à 75% de son étendue d’origine d’ici les années 2030. Cela peut s’avérer être un point de basculement pour l’Amazonie, déclenchant un phénomène connu sous le nom de dépérissement des forêts.
La forêt devient soudainement incapable de produire suffisamment d’humidité à partir de sa canopée réduite. Les surfaces les plus vulnérables de l’Amazonie se dégradent d’abord en une forêt sèche saisonnière, puis une savane ouverte. Le déclin est alors auto-alimenté. Le séchage de l’ensemble du bassin amazonien devrait donc être rapide et dévastateur. La perte de biodiversité sera catastrophique car l’Amazonie abrite 10% de toutes les espèces connues dans le monde, ce qui signifie d’innombrables extinctions localisées.
Mais le coût pour l’humanité est bien plus profond et matériel. Nous perdrions une longue liste de services environnementaux que l’Amazonie a toujours remplis. Des inondations irrégulières deviendraient communes. Trente millions de personnes devront peut-être partir du bassin versant, dont près de trois millions d’autochtones. Le changement de l’humidité de l’air réduirait vraisemblablement les précipitations sur une grande partie du sud de l’Amérique, provoquant des pénuries d’eau dans nombre de ses mégapoles, et, ironiquement, sécheresses dans les terres agricoles créées par la déforestation. Le plus grand service environnemental de l’Amazonie est que, pour l’ensemble de l’Holocène, plus de 100 milliards de tonnes de carbone ont été enfermés dans les arbres. Les incendies de forêt de chaque nouvelle saison sèche le libéreraient progressivement dans l’atmosphère. Dans le même temps, la capacité réduite de la forêt à la photosynthèse signifierait que, chaque année, moins de carbone sera éliminé par cette région. Le dioxyde de carbone supplémentaire dans l’atmosphère accélérera sans aucun doute le rythme du réchauffement climatique.
> Scénario 2040
Le prochain point de basculement majeur devrait se produire quelques années après que ce premier réchauffement ait eu lieu. En quelques décennies, le réchauffement climatique du nord aura fait fondre le pergélisol, les sols déjà gelés qui existent sous la toundra et les forêts d’une grande partie de l’Alaska, du nord du Canada et de la Russie.
C’est une tendance bien plus difficile à détecter ou à prévoir que le recul de la glace de mer, pourtant, il est potentiellement beaucoup plus dangereux. Pour tout l’Holocène, l’eau glacée a constitué jusqu’à 80 pour cent des sols de ces régions. Sur une Terre plus chaude, cela ne continuerait pas. Le premier signe du dégel au-dessus de la surface a été l’apparition de nouveaux lacs et de cratères horribles dans l’extrême nord où la terre s’est affaissée lorsque l’eau s’est évacuée. Mais dans les années 2040, on s’attend à un effondrement beaucoup plus large dans la toundra. En quelques années, tout le nord – une zone qui représente un quart de la surface terrestre de l’hémisphère nord – pourrait devenir un bain de boue lorsque la glace qui maintenait le sol disparaîtra. Des centaines de rivières changeraient de cap, des milliers de petits lacs seraient vidés. Les lacs près du rivage pourraient se répandre dans l’océan, envoyant des panaches géants d’eau douce limoneuse vers la mer. L’impact sur la faune locale serait écrasante, et les habitants de la région – groupes autochtones, communautés de pêcheurs, employés de sociétés pétrolières et gazières, les travailleurs des transports et de la sylviculture devraient quitter la zone. Mais la conséquence catastrophique du dégel affecterait tout le monde sur Terre. Pour des milliers d’années, le pergélisol a séquestré environ 1 400 gigatonnes de carbone – quatre fois plus de carbone que l’humanité n’en a émis au cours des 200 dernières années, et deux fois plus qu’il y en a dans l’atmosphère. Le dégel libérerait ce carbone, progressivement, sur de nombreuses années, ouvrant un robinet de gaz de méthane et de dioxyde de carbone que nous ne pourrions probablement jamais désactiver.
> Scénario 2050
Vers 2050, l’océan tout entier pourrait être suffisamment acide pour déclencher un déclin. Les récifs coralliens, le plus diversifié de tous les écosystèmes marins, sont particulièrement vulnérables à l’acidification croissante. Affaiblie par des années de blanchiment, l’acidité croissante rendra pour eux plus difficile la réparation de leur squelette carbonaté avec le calcium. Certains prédisent que 90% des récifs coralliens sur Terre seront détruits en quelques années.
Les années 2050 pourraient être le début de la fin pour les pêches commerciales et la pisciculture. Les moyens d’existence de plus d’un demi-milliard de personnes seraient directement touchés et une source immédiate de protéine qui nous a nourris pendant toute notre histoire commencerait à disparaître de notre régime alimentaire.
> Scénario 2080
D’ici les années 2080, la production alimentaire mondiale sur terre pourrait atteindre le point culminant de la crise.
Dans les régions du monde plus fraîches et plus riches, où l’agriculture intensive a été dopée par des engrais pendant un siècle, verraient leurs sols épuisés et sans vie.
Il n’y aura plus de récoltes abondantes.
Dans les régions les plus chaudes et les plus pauvres du monde, le réchauffement climatique peut entraîner des températures plus élevées, des changements dans la mousson, des tempêtes et des sécheresses qui condamnent toute forme viable d’agriculture. Partout dans le monde, des millions de tonnes de terre végétale perdue pourraient pénétrer dans les rivières et provoquer des inondations dans les villes situées en aval.
La situation pourrait bien s’aggraver avec l’émergence d’une autre pandémie. Nous commençons à peine à comprendre qu’il y a une association entre la montée des virus émergents et la disparition des surfaces naturelles. On estime que 1,7 million de virus potentiellement menaçants pour l’homme se cachent dans les populations de mammifères et d’oiseaux. Plus nous continuons à fracturer la nature avec la déforestation, l’expansion des terres agricoles et les activités des commerce d’espèces sauvages, plus il est probable qu’une autre pandémie se produise
> Scénario 2100
Le vingt-deuxième siècle pourrait commencer par une crise humanitaire mondiale – le plus grand événement de migration humaine forcée de l’histoire.
Les villes côtières du monde entier seraient confrontées à une élévation prévue du niveau de la mer de 0,9 m par rapport au XXIème siècle, causée par la fonte lente des calottes glaciaires. Pendant 50 ans, plus d’un milliard de personnes dans 500 villes côtières luttaient déjà contre les vagues de tempête, mais le niveau de la mer pourrait détruire les ports et inonder l’arrière-pays. Rotterdam, Ho Chi Minh-Ville, Miami et bien d’autres deviendraient impossibles à défendre, et par conséquent non assurable et inhabitable. Les populations expulsées devraient déménager plus à l’intérieur des terres.
Mais il y a un problème plus grave. Si tous ces événements se déroulent comme décrits, notre planète serait plus chaude de 4°C d’ici 2100. Plus d’un quart des humains pourrait vivre dans des endroits avec une température moyenne de plus de 29°C, un niveau de chaleur qui ne brûle aujourd’hui que dans le Sahara.
L’agriculture dans ces zones serait impossible, et un milliard de ruraux pourrait être obligé de chercher à se relocaliser. Les régions du monde dont le climat est encore relativement doux serait mis sous une pression excessive pour accepter cette migration humaine. Inévitablement, les frontières seraient fermées et des conflits pourraient éclater à l’échelle mondiale.
“Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier”.
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus écarter la possibilité de sixième extinction [11].
Toutefois, le pire n’est heureusement jamais certain si nous arriverons à vaincre les dénis et à surmonter les paralysies de ces trente dernières années [12]. Il existe encore une alternative de mitigation afin d’ouvrir un autre horizon de vie qui soit supportable pour les 80 prochaines années.
Force est de reconnaître que de nombreuses initiatives en faveur de la préservation de notre planète (in fine de notre espèce) sont actuellement en cours. Seront-elles toutes performantes c-à-d à la fois suffisamment efficaces et rapidement efficientes pour mitiger les effets induits par l’Anthropocène?
A tous les défaitistes, ne désespérons pas encore! Il y a plus de 500 ans, Martin Luther appelait avec persévérance: « Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier ». Soyons donc des planteurs de pommiers et mettons en œuvre des initiatives de Développement Durable proposés par de nombreux acteurs.
Alors : les plus beaux moments de notre vie sont-ils derrière nous ?
Pas nécessairement, il restera certainement encore quelques beaux moments de vie devant nous, probablement pour nos enfants et peut-être aussi pour ceux qui naitront pour vivre sur une planète réellement habitable au XXIIème siècle. Par contre, il est indispensable que chacun de nous relève, dès à présent, le plus grand défi existentiel, qui, à mes yeux, n’est pas d’aller immédiatement coloniser et rendre habitable la planète Mars, mais bien celui de tenter d’incurver le cours des choses pour pouvoir avec cohérence répondre à cette question d’ordre éthique :
Pouvons-nous profiter pleinement du bonheur sur une planète jetée dans le malheur?
–
SOURCES
[1] ATTENBOROUGH David (2020), A life on our planet, Grand Central Publishing, 232 p.
[2] NASA. Page consultée le 20/11/2020
https://earthobservatory.nasa.gov/features/GlobalWarming/page3.php.
[3] BONNEUIL C. FRESSOZ JB (2016), L’Événement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 331 p.
[4] ‘World Population Prospects 2019–Highlights’. Page consultee le 21/11/2020 https://population.un.org/wpp/Publications/Files/WPP2019_Highlights.pdf.
[5] ELLIS E. et al (2010), ‘Anthropogenic transformation of the biomes, 1700 to 2000 (supplementary info Appendix 5)’, Global Ecology and Biogeography 19, 589–606.
[6] Carbon dioxide data from the Mauna Loa observatory. Page consultee le 21/11/2020
https://www.esrl.noaa.gov/gmd/ccgg/trends/data.html
[7] Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity. Page consultee le 21/11/2020
https://www.ecologyandsociety.org/vol14/iss2/art32/#
[8] Les 9 limites écologiques de la planète. Page consultée le 22/11/2020
[9] Scenario (4° C) RCP8 of the IPCCC 5th assessment. Page consultée le 24/11/2020
https://www.ipcc.ch/assessment-report/ar5/.
[10] McSWEENEY, R. (2010), ‘Explainer: Nine “tipping points” that could be triggered by climate change’,
Page consultee le 24/11/2020
https://www.carbonbrief.org/explainer-nine-tipping-points-that-couldbe-triggered-by-climate-change.
[11] KOLBERT Elizabeth (2017), La 6ème Extinction, Livre de poche, 297 p.
[12] RICH Nathaniel (2019), Perdre la Terre, Seuil, 190 p.