Article de Gabrielle Perier (IGE 2020)

 

La définition scientifique de la neutralité carbone est « un équilibre entre les émissions de carbone et l’absorption du carbone de l’atmosphère par les puits de carbone ». Cela correspond en réalité à un équilibre entre émissions et absorptions de tous les gaz à effets de serre (GES), à l’échelle globale, d’un pays par exemple. Pour atteindre cette neutralité carbone, les émissions de GES devront être réduites, compensées et/ou séquestrées.

La neutralité carbone est l’un des moyens essentiels pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris qui consiste à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Ainsi, les pays de l’Union Européenne se sont engagés à l’atteindre d’ici à 2050 [1]. Pour cela, toutes les parties prenantes doivent être intégrées à la démarche : l’État, les collectivités, les citoyens… De leur côté, grâce à un comportement écologique, les citoyens peuvent avoir un impact sur leur empreinte carbone pour la diminuer d’environ 20% (sachant qu’elle est en moyenne de 11 teq CO2 pour un citoyen français). Or, pour être en accord avec l’objectif de l’Accord de Paris, cette dernière devrait être diminuée d’au moins 80% (et passer à environ 2 teq CO2) [2]. Cela illustre bien que pour atteindre la neutralité carbone et passer à la vitesse supérieure, les autres parties prenantes doivent s’engager et agir. Parmi elles, les entreprises travaillent à y contribuer. Amazon, Danone, Total, EasyJet, Microsoft, et de nombreuses autres entreprises se sont engagées à devenir « neutres en carbone » d’ici 2050 au plus tard, mais avec quels outils ?

 

PREMIERE ETAPE : LE BILAN CARBONE

Le bilan carbone ou empreinte carbone consiste à l’évaluation des émissions de GES d’une collectivité, d’un individu, d’un produit ou service, ou dans notre cas de l’entreprise. Il s’agit de la première étape d’une stratégie climatique, qui permet de réaliser un état des lieux des émissions de GES de l’entreprise. Toutes les émissions de GES comptabilisées sont exprimées en tonne équivalent CO2. Le CO2 est le GES. En effet, chaque GES a des propriétés radiatives et une durée de vie dans l’atmosphère différentes, et la mise en place d’une unité étalon (la tonne équivalent CO2, qui a le plus fort impact en termes de réchauffement climatique) permet donc d’obtenir les potentiels de réchauffements des différents GES avec la même unité, de pouvoir les comparer et les additionner.

Le bilan carbone est un calcul normé (ISO 14064), basé sur des méthodes comme Bilan Carbone® (méthode française) ou le GHG Protocol. Ces méthodes diffèrent par certains critères, comme les périmètres étudiés ou les flux physiques pris en compte. Le GHG Protocol est plus proche de la norme ISO 14064 et dispose d’un niveau de reconnaissance internationale plus fort.

Le bilan carbone permet ainsi d’obtenir le total des émissions de GES lié à l’activité de l’organisation. Ces émissions sont séparées en 3 catégories appelées « Scopes » :

  • Le Scope 1 : ce sont les émissions directes liées à l’activité de l’entreprise, c’est-à-dire provenant des installations fixes ou mobiles situées à l’intérieur du périmètre de l’entreprise. Il s’agit par exemple des émissions liées aux procédés industriels, aux véhicules de travail, etc.
  • Le Scope 2 : ce sont les émissions indirectes associées à l’énergie utilisée à l’intérieur du périmètre de l’entreprise, i.e. liées à l’électricité, la chaleur ou la vapeur consommée par l’entreprise. Les facteurs d’émissions sont ici dépendants des mix énergétiques du pays dans lequel se situe l’entreprise.
  • Le Scope 3 : ce sont toutes les autres émissions indirectes liées aux activités de l’entreprise (consommation de matières premières, transport des employés, voyages d’affaires, traitement des déchets, etc.), en amont ou en aval de la chaîne de valeur de l’entreprise.

 

EcoAct, 2020, Climat et chaîne d’approvisionnement : votre feuille de route pour réduire vos émissions du Scope 3
EcoAct, 2020, Climat et chaîne d’approvisionnement : votre feuille de route pour réduire vos émissions du Scope 3

 

Il s’agit de faire l’inventaire et collecter les données liées à chaque scope, puis de les multiplier par leurs facteurs d’émission pour obtenir les quantités équivalentes en carbone. Le cumul de toutes les données fournit l’empreinte carbone globale de l’entreprise [3][4].

Le Scope 3 est généralement le plus émetteur : par exemple, il représente environ 90% des émissions pour les entreprises pharmaceutiques telles que Servier. Il est donc important, même s’il n’est pas sous le contrôle direct de l’entreprise, de ne pas le laisser de côté lors du bilan carbone, ce que font de nombreuses entreprises.

 

L’INTEGRATION NECESSAIRE DE LA DEMARCHE SUR TOUTE LA CHAINE DE VALEUR

Une entreprise ne peut donc pas atteindre le zéro émission nette sans s’attaquer à décarboner l’ensemble de sa chaîne de valeur. Cela signifie qu’il faut se fixer (et tenir) des objectifs de réduction des émissions sur le Scope 3, qui est en général le plus gros émetteur de GES pour une entreprise. Ces émissions ne sont pas sous le contrôle direct de l’entreprise et peuvent être très complexes, par exemple : les réseaux de transport peuvent être multiples et internationaux, les matières premières peuvent provenir de nombreux fournisseurs qui n’ont pas les mêmes engagements en termes de stratégie climatique…

De la complexité de ces émissions, ressortent de multiples actions pour les réduire : impliquer les responsables achats pour des achats plus durables, le service IT pour des technologies moins émettrices, la recherche pour des processus moins polluants… Ces multiples actions impliquent ainsi l’engagement de multiples acteurs, ce qui peut mener à des collaborations entre toutes les parties prenantes. Par exemple, l’objectif de réduction des émissions d’une entreprise peut la mener à travailler avec ses fournisseurs et créer des collaborations pouvant mener ces fournisseurs à développer une stratégie climatique en accord avec les enjeux actuels, ainsi qu’à des initiatives durables et un changement global vers un fonctionnement bas carbone. Pour un groupe international, ce type de mesures prises sur toute la chaîne de valeur mèneront à des effets positifs dans les différentes régions et industries [5].

En ce qui concerne les actions de réduction menées en interne par les collaborateurs, la formation et la motivation des employés aidera fortement à accroître leur engagement, et donc leurs efforts pour contribuer à atteindre la neutralité carbone. Parmi les leviers qu’ils peuvent mettre en œuvre, on peut mentionner le choix des modes de transport pour les déplacements domicile-travail et la réflexion sur la nécessité et les moyens de transport liés aux voyages d’affaires. Nous avons pu constater l’impact bénéfique, en termes d’émissions de GES, de la crise du Covid-19 sur la réduction des voyages d’affaires.

Les actions de réductions des émissions du Scope 3 sont donc un aspect clé de la stratégie bas carbone des entreprises puisqu’elles permettent de modifier les activités sur l’ensemble de la chaîne de valeur en suscitant un engagement de tous, et représentent un puissant levier de limitation du changement climatique par action collégiale. Malheureusement, aujourd’hui, seulement 38% des entreprises prendraient en compte le Scope 3 (65% pour le CAC40) dans leurs objectifs de neutralité carbone [6].

 

MISE EN PLACE DU PLAN D’ACTION : REDUCTION ET COMPENSATION

Une fois la démarche lancée sur l’ensemble de sa chaîne de valeur, l’entreprise peut passer à l’élaboration de son plan d’action. La réduction des émissions devrait, en effet, être l’étape prioritaire d’une entreprise pour tendre vers le zéro émission nette. Comme vu plus haut, les actions de réduction possibles pour une entreprise sont multiples et concernent tous les scopes, par exemple pour les Scopes 1 et 2 :

  • Réduction de la consommation d’énergie (notamment réduction de la consommation d’énergie fossile) en suivant les directives de la norme ISO 50001 (Système de Management de l’Énergie),
  • Passer à un mix électrique plus vert

L’un des leviers majeurs pour engager la réduction des émissions de GES en entreprise est la mise en place d’un prix interne du carbone. Il s’agit de d’un prix que l’entreprise se fixe volontairement pour internaliser le coût économique de ses émissions de GES. En effet, cela influe sur les décisions économiques telles que les investissements dans des énergies propres plutôt que des énergies fossiles, etc. Le prix interne du carbone prend essentiellement deux formes : le prix directeur du carbone (shadow price) défini par l’entreprise, intégré dans les décisions d’investissement et appliqué aux émissions de GES générées, et la taxe carbone interne appliquée aux opérations, augmentant leurs coûts en fonction des émissions de GES qu’elles induisent. Ces prix internes du carbone permettent ainsi de rendre la stratégie globale de l’entreprise plus résiliente aux politiques climatiques réglementaires et plus favorable aux réductions d’émissions, tout en y sensibilisant les collaborateurs [7].

Certaines entreprises peuvent être soutenues par des acteurs tels que l’initiative volontaire des Science-Based Targets (SBTs) lancée en 2015 par le WWF, le CDP, le WRI et le UN Global Compact, qui aide les entreprises à établir des objectifs de réduction de leurs émissions de GES à la hauteur du défi climatique, et en cohérence avec les préconisations scientifiques (trajectoire 1,5°C). Aujourd’hui, plus de 600 entreprises y participent, dont une partie ont des trajectoires approuvées par l’initiative.

Il n’est cependant pas possible (ou extrêmement difficile) de ne générer aucune émission en continuant à consommer de l’énergie, ou à produire. La compensation doit donc être envisagée comme complément à la réduction pour tendre vers le zéro émission nette.

Il s’agit de financer des projets visant à réduire ou séquestrer les émissions de GES résiduelles, par exemple en investissant dans un projet de reforestation. En effet, la reforestation renforce les puits de carbone naturels qui permettent la séquestration et le stockage de CO2. La compensation carbone, ou plutôt contribution climatique, permettrait donc, en plus de la réduction, de neutraliser les émissions restantes. Le système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE) est un exemple de système de compensation des émissions de carbone. De 2006 à 2018, plus de 1 100 millions de crédits carbone ont ainsi été émis sur le marché volontaire, correspondant à 1 100 millions de tonnes de CO2. Cependant, la solution de compensation est souvent critiquée et même parfois qualifiée de « droit à polluer », ce qui illustre la non pérennité de cette dernière. Selon une analyse du Oko-Institut[1] datant de 2016, 85 % des projets de compensation étudiés avaient une faible probabilité d’assurer les réductions d’émissions promises. En effet, un certain nombre d’entreprises s’engagent dans la compensation carbone sans pour autant avoir précédemment établi une trajectoire de réduction de leurs émissions compatible avec le scénario de 1,5°C de l’Accord de Paris. Or la neutralité carbone ne peut être atteinte que si ce prérequis est rempli, au risque sinon de ralentir la lutte contre le changement climatique [8]. L’ONU environnement met ainsi en garde contre « l’illusion dangereuse d’un correctif qui permettra à nos émissions énormes de continuer à croître » [9].

D’ailleurs, le concept de neutralité carbone est à la base difficilement applicable à l’échelle des entreprises, puisque toute entreprise peut se déclarer neutre en carbone, qu’elle soit fortement émettrice ou non, que son activité soit en opposition à la réduction des émissions de GES dans l’atmosphère ou non. En effet, derrière ce terme se cachent des ambitions très hétérogènes. Certains termes, créés par les entreprises elles-mêmes, viennent s’ajouter à la neutralité carbone : Google s’est engagé à être « carbon free » d’ici 2030, Microsoft souhaite être « carbon negative », etc. qui ne sont pas pour autant à l’origine d’une modification complète du fonctionnement de l’entreprise [6].

 

CONCLUSION

Pour atteindre la neutralité carbone, les entreprises doivent donc commencer par mettre en place leur plan d’actions (réduction et compensation), et intégrer la démarche sur l’ensemble de la chaîne de valeur, c’est-à-dire sur les 3 Scopes, ce qui n’est pas encore le cas pour un certain nombre d’entreprises. La tarification des émissions de GES représente l’un des leviers majeurs indispensable pour y arriver. En effet, il ne faut pas oublier que le concept de neutralité carbone est à la base défini à une échelle globale (pays), et est donc difficilement applicable à l’échelle des entreprises. Cependant, les entreprises font tout de même la démarche et entament ainsi une transition vers la décarbonation de leur économie.

L’État peut aussi influencer sur l’engagement, volontaire ou non, des entreprises dans cette démarche, par des leviers réglementaires mais aussi par des leviers financiers poussant les entreprises vers la transition, comme avec la taxe carbone (44,60 €/tCO2 en France en 2018) ou encore le marché du carbone. Ainsi, le plan de relance en France, d’un total de 100 milliards d’euros, a un tiers de sa somme consacré à l’écologie, et devrait favoriser en théorie donc la décarbonation de l’industrie française. Cependant, les ONG dénoncent des financements pour la transition écologique insuffisants, et le Haut Conseil pour le Climat estime que les deux tiers restants de cette somme pourraient « avoir un effet significatif à la hausse sur les émissions ». Ainsi, ce plan reste insuffisant pour mettre en route les modifications structurelles conduisant à la décarbonation de l’économie française [10].

Enfin, la stratégie climatique est loin d’être l’unique aspect sur lequel les entreprises doivent se pencher pour limiter leur impact global sur l’environnement : il ne faut pas négliger les enjeux liés à la biodiversité, à la rareté des ressources, etc.

 

 

Notes de bas de page

[1] Le Oko-Institut est un institut de recherche allemand fondé en 1977, dont le domaine principal est la recherche en écologie appliquée

 

Bibliographie

[1] Parlement Européen, mis à jour le 8 octobre 2020, Qu’est-ce que la neutralité carbone et comment l’atteindre d’ici 2050 ?
[2] Carbone 4, Juin 2019, Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique
[3] EcoAct, 2018, Comprendre pour s’engager – 15 définitions de la neutralité carbone pour les organisations et les territoires
[4] Clément Fournier , 1er décembre 2020, YouMatter – Pourquoi les classements RSE et climat n’ont pas de sens
[5] EcoAct, 2020, Climat et chaîne d’approvisionnement : votre feuille de route pour réduire vos émissions du Scope 3
[6] Novethic, 13 octobre 2020, Carbon free, carbon negative, net zero emission, neutralité carbone… La jungle des engagements climat
[7] I4CE & EpE, Septembre 2016, Prix interne du carbone – Une pratique montante en entreprise
[8] Novethic, 12 juin 2020, Neutralité carbone : entreprises, ne parlez plus de compensation !
[9] ONU Programme pour l’Environnement, 10 juin 2019, Les compensations carbone ne nous sauveront pas
[10] Le Monde, 15 décembre 2020, Climat : le plan de relance français « insuffisant » pour enclencher une rupture à long terme

 

 

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