Article de Samuel Lechaptois (IGE 2020)

 

L’hydroélectricité en France représente l’équivalent de 25,5 Gigawatt avec près de 400 concessions réparties à plus de 90% dans 4 régions : Auvergne Rhône-Alpes (44 %), Occitanie (17 %), Grand Est (15 %) et PACA (15 %), d’après les données du groupe EDF. La filière hydroélectrique constitue ainsi de 10 à 12% de la production totale d’électricité ainsi que 61% de la production d’électricité d’origine renouvelable au niveau national. A l’heure actuelle, EDF produit 66% de l’énergie issue de cette filière et détient près de 80% des concessions hydroélectriques françaises suivie par la Compagnie nationale du Rhône (détenue à 50% par Engie) avec 17% et la SHEM (détenue à 100% par Engie) avec 3%. Il s’agit également d’une des sources d’électricité les moins onéreuses avec un prix compris entre 32 et 149 euros le MWh en 2020 selon l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA).

Malgré ces atouts de taille, l’hydroélectricité française est depuis plus de quinze ans au cœur d’un arbitrage visant à ouvrir les concessions à la concurrence. En effet, la loi du 9 août 2004 avait transformé EDF, établissement public à caractère industriel et commercial, en société anonyme contrôlée à 70% au moins par l’Etat. Or, la perte de ce statut et la suppression, souhaitée par la Commission Européenne (CE), en 2006, du droit de préférence dont jouissait le concessionnaire ont amené à une mise en concurrence obligatoire dans la procédure de renouvellement des concessions hydroélectriques.

En 2010, le Gouvernement s’était d’ailleurs résolu à engager des appels d’offre avant 2015 pour dix barrages qui représentaient 20% de la puissance produite. Les débats autour de la question n’ont fait que repousser cette échéance. Toutefois, les concessions hydroélectriques ont été pour la plupart allouées pour une durée de 75 ans et 150 de celles-ci, soit 25 % de la production d’hydroélectricité en France, arrivent à échéance en 2023, de quoi imposer cette question de l’ouverture à la concurrence à l’ordre du jour.

Quelles pourraient être les risques et les enjeux d’une telle ouverture à la concurrence pour le secteur hydroélectrique français ? Par ailleurs, quels seraient ses impacts sur le fonctionnement actuel du réseau électrique français ?

 

Quand la loi du marché s’oppose à l’intérêt général

L’hydroélectricité est un secteur éminemment stratégique, qui dépasse de très loin le seul cadre de la production d’énergie. Elle recouvre en effet de multiples enjeux, ce qui en fait sa spécificité par rapport aux autres sources d’énergie.

L’hydroélectricité constitue tout d’abord un enjeu énergétique et environnemental de taille de par son poids évident dans la production électrique française. Dans un contexte de « décarbonation » de l’économie avec la fin de l’exploitation des hydrocarbures d’ici 2040, cette filière participe sans aucun doute à notre souveraineté énergétique présente et future. Si cette source d’énergie participe à un mix électrique sobre en carbone, ses impacts négatifs sur l’environnement doivent être appréhendés. Les barrages modifient de différentes manières le fonctionnement des rivières : ils perturbent les conditions écologiques des milieux en amont et en aval, réduisent les capacités d’autoépuration, peuvent stocker certains sédiments et polluants, fragmentent l’habitat de certaines espèces, et empêchent le déplacement d’espèces migratrices. Ils constituent enfin une menace en cas de rupture en aggravant les risques d’inondation en amont. Diminuer la hauteur des barrages, ouvrir des vannes ou installer des mécanismes de franchissement sont autant de dispositifs visant à réduire ces effets négatifs en réadaptant les ouvrages déjà construits.

Elle représente également un poids industriel de taille, avec 25 000 emplois directs et indirects selon le syndicat FranceHydroElectricité, en plus de représenter un élément inhérent du patrimoine industriel des territoires français. Le processus actuel d’ouverture à la concurrence prévoit un droit d’option pour les salariés immédiatement attachés à un ouvrage remis en concurrence. Ainsi, les salariés de l’exploitant seront normalement transférés au nouvel opérateur bien que certains salariés pourront préférer demeurer dans leur ancienne entreprise. Toutefois, l’ouverture à la concurrence aurait pour effet d’ôter à EDF ses marges financières fragilisant dès lors des possibles transferts de salariés vers d’autres activités de l’entreprise.

Les ouvrages hydroélectriques français constituent un enjeu de service public majeur. En effet, il est ici question des nombreux usages de l’eau contenue dans ces barrages, à savoir l’irrigation agricole, le soutien d’étiage, ou encore le tourisme puisque de nombreuses bases nautiques ont été aménagées et sont gérées grâce à ces installations. Ils jouent aussi un rôle essentiel en termes de prévention des crues et peuvent avoir un impact environnemental significatif concernant la qualité écologique des cours d’eau et la présence de bois flottant si la continuité écologique de ces derniers n’est pas assurée. Dès lors, ces fonctions assurées aujourd’hui sans aucune contrepartie financière pourraient être affaiblies dans le cas d’une ouverture à la concurrence. Les nouveaux gestionnaires privés pourront-ils par exemple garantir la retenue de la cote des lacs afin de permettre la navigabilité et le tourisme estival, lorsque le prix du kilowatt sera trop bas ? Une certaine vision court-termiste de la gestion de ces ouvrages pourrait l’emporter et mettre à mal ces missions de service public essentielles à la vie économique et sociale des territoires concernés.

La bonne gestion des barrages hydroélectriques participe à la sécurité des habitants des vallées situées en aval des retenues. Ils jouent un rôle de tampon et de régulateur dans la gestion des crues en évitant de nombreuses inondations et contribuent à la sureté nucléaire puisqu’ils fournissent une source d’eau essentielle au refroidissement des sites nucléaires. Même si dans le cadre de l’ouverture à la concurrence l’Etat resterait propriétaire, il est prévu que l’exploitant soit responsable de la sécurité des barrages. Encore une fois, comment peut-on s’assurer que ce dernier assumera entièrement cette mission, et qu’il n’effectuera pas des économies en matière de maintenance au détriment de la sécurité des sites ? Bien que la mise en place de contrôles réguliers et complets soient envisageables, ils seraient complexes et coûteux à généraliser.

 

Des conséquences multiples sur le fonctionnement du réseau électrique

Le parc hydroélectrique français se caractérise par deux qualités déterminantes : sa flexibilité et sa compétitivité sur le marché de l’électricité. Il est nécessaire d’évaluer l’impact de la mise en concurrence sur les prix de l’électricité, les tarifs réglementés existants ainsi que sur la flexibilité dans le cadre du fonctionnement actuel du marché électrique français.

La CE estime que l’ouverture à la concurrence va de pair avec une réduction des prix de l’électricité. Il en va de même lorsqu’on parle du secteur ferroviaire ou bien des aéroports de Paris dans le débat national. Il semblerait toutefois que ce mécanisme de réduction des prix tienne davantage de la théorie néolibérale que d’une quelconque réalité pratique. Dans le cas de la privatisation du rail au Royaume-Uni, les nombreuses dégradations dues à un manque d’investissement, les fermetures de gares les moins fréquentées et la hausse des prix des billets ont d’ailleurs poussés les pouvoirs publics à renationaliser certaines compagnies ferroviaires. Pour ce qui est de la production hydroélectrique, le morcellement de la chaîne de production par une mise en concurrence différenciée pour chaque activité de la filière pourrait expliquer cette hausse substantielle des prix de l’électricité. Chaque opérateur devra adapter son activité à celle de l’opérateur situé en amont ou en aval, et ce moyennant compensation financière, en ce qui concerne les opérations de maintenance des ouvrages.

Aujourd’hui, la Direction générale de l’énergie et du climat estime que l’excédent brut d’exploitation pour l’ensemble du parc est amorti à 2,5 milliards d’euros par an. En retranchant les investissements qu’il convient de réaliser pour la maintenance et la rémunération des capitaux, la rente hydroélectrique atteindrait jusqu’à 50 % de cette valeur : soit 1,25 milliard d’euros par an. La remise en concurrence pourrait impacter les particuliers bénéficiant du tarif réglementé de vente puisque toute concession perdue par l’opérateur historique se traduira par une hausse de son coût de production moyen et donc par une hausse du tarif réglementé. Selon un rapport de la CRE de 2013 sur les coûts d’EDF, « une diminution de 1 % de l’hydraulicité augmente le coût comptable de production d’EDF de 0,1 % ». La remise en concurrence des ouvrages hydrauliques est donc indirectement une atteint e au tarif réglementé de vente. De plus cette rente bénéficie aujourd’hui également aux actionnaires d’EDF, au premier titre desquels l’État, à l’État plus directement au titre de la redevance versée par la CNR, et enfin aux collectivités territoriales, sous la forme de diverses taxes. Cela serait un manque à gagner important pour l’ensemble de ces acteurs publics et la mise en place d’une nouvelle taxe énergétique sur la consommation paraît difficilement acceptable au vu du contexte social du pays.

La stratégie de gestion du parc électrique doit enfin garantir à tout instant un équilibre entre la production et la consommation d’électricité. L’ouverture à la concurrence ferait ainsi perdre à EDF un important moyen de contrôle et de flexibilité. Dans le cadre du développement massif des énergies renouvelables intermittentes, l’hydroélectricité permet un stockage journalier massif d’énergie via des stations de pompage (STEP). La France est ainsi le quatrième pays au monde en puissance STEP installée avec environ 5200 MW. Elle permet également un stockage hebdomadaire avec un turbinage la semaine et un pompage le week-end, et enfin un stockage annuel avec l’utilisation des grands lacs de montagne qui stockent l’eau lors de la fonte des neiges et l’utilise essentiellement l’hiver lors des pics de consommation. Dès lors, la mise en concurrence des barrages hydroélectriques pourrait faire perdre à EDF de grandes capacités de stockage. On pourrait alors craindre un manque de coordination de l’ensemble des opérateurs privés qui n’auraient à certains moments aucun intérêt économique à stocker de l’eau pour prévenir de potentiels pics de consommation. Toutefois, l’association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg) balaie cette objection : « Tous les producteurs raccordés au réseau public de transport d’électricité français sont dans l’obligation légale de mettre à disposition la totalité de leur puissance résiduelle. » Ils devraient donc contribuer, au même titre que le concessionnaire sortant, à la flexibilité du système électrique.

 

Une filière à l’avenir toujours incertain

L’hydroélectricité représente donc pour la France une filière d’excellence et un pilier de l’équilibre du système électrique français. Elle est indéniablement une force d’avenir dans la transition énergétique en cours et doit être considérée avec une grande attention. En effet, au-delà de la production énergétique, les barrages français ont un rôle structurant dans la gestion et le stockage de l’eau, concernant les crues, l’irrigation, ou encore pour le tourisme et les loisirs. Elle constitue de plus un enjeu évident de sécurité et d’indépendance énergétique. C’est pourquoi la question de leur privatisation est devenue majeure à l’approche de l’échéance des concessions actuellement aux mains d’EDF. Au-delà des sensibilités politiques, d’aucuns sont convaincus que l’énergie ne doit pas être considérée comme un bien comme les autres mais qu’elle doit être protégée de la dérégulation du marché. Bien que l’établissement d’un cahier des charges contraignant et ambitieux puisse limiter les effets pervers déterminés précédemment, il peut difficilement prévoir toutes les situations et certaines évolutions, notamment celles liées au changement climatique.

Le 5 avril 2019, le député Hubert Wulfranc a déposé un projet de résolution visant à plaider auprès de la CE pour sortir le secteur hydroélectrique du champ concurrentiel, comme l’a par exemple fait l’Allemagne après une importante mobilisation populaire. Dès lors que l’intérêt général d’une activité est démontré et que l’État en fait la demande, un service peut ainsi être autorisé à déroger aux règles de la concurrence applicables aux services marchands, par la CE. A voir si cette voie sera empruntée afin de mettre fin à l’incertitude de cette privatisation retardée à de nombreuses reprises et qui pèse aujourd’hui sur la mise en place d’une stratégie claire de la part des opérateurs traditionnels.

Par ailleurs, le gouvernement a récemment dévoilé le projet Hercule qui vise à séparer les activités d’EDF et ainsi se conformer à la dernière mise en demeure de la CE en date du 7 mars 2019. Celui-ci donnera lieu à un regroupement des activités nucléaires et thermiques au sein d’une entité nommée EDF Bleu et à la création d’une entité EDF vert qui rassemblera EDF renouvelable et toutes les autres activités de l’entreprise (services, distributions, réseaux, etc.). Alors qu’EDF Bleu sera totalement publique, EDF Vert le sera à 65% et assurera une partie de ses revenus par des contrats publics. Il est également prévu qu’EDF Bleu soit actionnaire à 100 % d’une société Azur, filiale de l’entreprise intégrant les barrages hydroélectriques. Ce mécanisme permettrait ainsi d’échapper à la mise en concurrence des concessions échues dans les prochaines années. Toutefois, dans un document confidentiel de l’agence des participations de l’état publié par Reporterre et daté de début octobre, un résumé des demandes de la direction générale de la concurrence européenne exprime que « la position de la Commission européenne consiste à privilégier une holding sans rôle opérationnel ni contrôle sur ses filiales […] Cette position entraînerait l’impossibilité de maintenir un groupe intégré. » Enfin, une vigilance particulière doit être apportée au cas des plus petites structures dans le cadre du projet Hercule. Seules la SHEM, dont 40% des concessions sont échues depuis 2012, et la CNR verraient leurs ouvrages ouverts à la concurrence. Dans le cadre de cette réorganisation d’une filière en quasi régie publique pour EDF, l’Etat français se doit de prendre en compte cet éventuel déséquilibre. Ce bras de fer perpétuel entre les intérêts de l’Union européenne et ceux de la France ne plaide pas pour une issue apaisée quant à l’avenir de la filière hydroélectrique française.

 

 

 

Bibliographie :

 

 

 

 

2 thoughts on “Quel avenir pour les concessions hydroélectriques françaises face à une mise en concurrence annoncée ?

  1. Bonjour,
    La SHEM exploite des barrages dans les Pyrénées, le Massif central et le Lot. Elle représente aujourd’hui 3 % de l’hydro. Vous soulignez dans votre article que le projet Hercule pourrait permettre aux concessions hydro actuellement chez EDF d’etre renouvelées sans mise en concurrence. La SHEM n’est pas concernée par cette mesure , pour autant 40 % de la puissance installée est échue depuis 2012. Le CSE de la SHEM a ouvert une pétition en ligne afin de permettre à tous de manifester leur soutien.
    https://www.change.org/p/etat-fran%C3%A7ais-sauvons-la-shem?redirect=false

    1. Effectivement, il est regrettable que cette logique ne soit pas poussée aux autres acteurs de l’hydroélectricité tels que la SHEM ou la CNR. Merci pour le partage de votre pétition.

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