par Marie Bourbon (IGE 2019)
« Le moyen le plus efficace aujourd’hui d’éliminer le carbone, pour moins de dix dollars la tonne, c’est la reforestation […] Ce n’est pas de la philanthropie, ça se veut être de l’investissement à moyen et long terme » déclarait Patrick Pouyanné, le PDG de Total, le 6 juillet 2019. Aujourd’hui, la compensation carbone par la reforestation a le vent en poupe dans le monde des entreprises. Pour autant, est-ce un outil efficace pour lutter contre le réchauffement climatique ?
Quel rôle des arbres et forêts pour le climat ?
Il convient avant tout d’apporter une définition au concept de compensation carbone. Dans un contexte de réchauffement climatique, la Terre fait face à une surabondance des émissions de CO2 dans l’atmosphère, qui augmentent l’effet de serre, par rapport aux capacités d’absorption en CO2 de la planète.
Pour lutter contre ce phénomène d’effet de serre, il est possible de jouer sur les deux facteurs de l’équation : d’une part, diminuer les émissions, d’autre part, augmenter la capacité d’absorption des émissions de CO2 autrement que par l’atmosphère, à travers le développement de puits de stockage de carbone. Les principaux puits de carbone sont l’océan et les forêts. En effet, les plantes utilisent la photosynthèse pour fixer le CO2 sous forme de matière organique, qui permet leur croissance. Selon les chiffres de la revue Earth System Science Data, les sols et les forêts capturent chaque année 28% des émissions anthropiques de CO2. En France, les forêts stockent 15% des émissions nationales (chiffres de l’Office National des Forêts). Une étude parue dans la revue Science en juillet 2019 estimait à 900 millions le nombre d’hectares qui pourraient être encore transformés en forêt, afin de capturer 200 millions de tonnes de CO2 supplémentaires.
Aussi, à l’heure où l’Australie, le Brésil ou encore la Sibérie voient leurs forêts partir en fumée, le rôle des arbres dans la lutte contre le réchauffement climatique est d’autant plus mis en avant. À noter que les arbres permettent également de lutter contre la désertification des sols, les glissements de terrain, les îlots de chaleur en ville, et constituent des refuges pour la biodiversité, face aux ravages de l’agriculture intensive. De fait, dans l’accord de Paris, signé en 2015, les États sont encouragés à développer leurs puits de carbone. De leur côté, les entreprises se sont également emparées du sujet.
La compensation carbone, solution miracle contre le réchauffement climatique pour les entreprises ?
Ainsi, les arbres semblent être un outil efficace pour enrayer le réchauffement climatique, et la reforestation apparait depuis quelques années comme une solution plébiscitée par de nombreuses entreprises, qui en font la pierre angulaire de leur politique RSE. A titre d’exemple, la compagnie aérienne Air France s’associe au programme « Trip and Tree » et propose à ses passagers de planter un arbre pour compenser les émissions de CO2 dégagées par le voyage. D’autres entreprises, telles que Unilever, Accor, Nestlé, ou encore Vinci se sont ainsi également lancées dans des actions de reforestation par l’intermédiaire d’entreprises spécialisées dans ce type de projets pour le compte de grands groupes. Ces opérations peuvent par la suite être monétisées sur le marché du carbone, qui permet aux entreprises de revendre leurs quotas carbone excédentaires à des entreprises moins vertueuses.
Un outil remis en cause de plus en plus largement
La compensation carbone est un outil plébiscité par les entreprises, qui tend même parfois, pour certaines entreprises, vers le marketing. Des marques de vêtement aux compagnies aériennes ou d’autobus, la plantation d’arbres est vendue comme une contrepartie de l’achat.
Cependant, des contestations de plus en plus nombreuses se font entendre quant à l’efficacité de cet outil dans la lutte contre le changement climatique. Ses détracteurs pointent plusieurs limites, notamment la méthode de calcul des émissions compensées. D’une part, car il est difficile d’évaluer l’empreinte carbone d’une activité, et combien d’arbres seront nécessaires pour compenser les émissions, ni pendant combien de temps. D’autre part, une fois cette équivalence établie, comment confirmer que la tonne CO2 a bien été compensée ? Si l’émission du CO2 est une chose certaine, à un instant déterminé, les projets de compensation se font sur plusieurs années, voire dizaines d’années pour obtenir une forêt mature à son plein potentiel d’absorption : comment s’assurer alors que les arbres seront effectivement plantés, qu’ils ne succomberont pas entre temps à un incendie, une sécheresse, à une maladie, à la déforestation ? Les spectaculaires incendies qui ravagent les forêts australiennes depuis plusieurs mois illustrent les limites d’un tel pari.
Sur la mise en place cette fois, doit également être souligné le fait que tous les projets de compensation par la forestation ne constituent pas des puits de carbone équivalents : des entreprises ont été pointées du doigt pour la faible valeur « additionnelle » de leur projet, à savoir que les financements ne contribuaient pas à une augmentation des capacités de stockage par rapport à ce qui existait avant. Ainsi, détruire une prairie pour planter des arbres aura des conséquences plutôt néfastes pour l’environnement et la biodiversité, car ce type de sol stocke beaucoup de carbone. À l’inverse, planter une forêt sur un ancien espace agricole permettra en effet d’augmenter grandement les capacités de stockage de carbone… mais les espaces nécessaires pour compenser les émissions anthropiques sont incompatibles avec les défis alimentaires de demain. Est-il alors souhaitable de détruire la diversité végétale des écosystèmes de la planète, ou de priver des populations entières de ressources alimentaires pour compenser nos émissions et ainsi atteindre la neutralité carbone ?
Jouer sur les deux facteurs de l’équation de la neutralité carbone
Les limites présentées ci-dessus illustrent pourquoi la plantation d’arbres n’est pas un outil réaliste pour atteindre la neutralité carbone telle que définie dans l’accord de Paris, à l’issue de la COP21 : « les Parties cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais, (…) et à opérer des réductions rapidement par la suite (…) de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle ». Cependant, la comptabilité carbone telle qu’existante aujourd’hui permet aux entreprises, au moins fictivement, d’afficher ces opérations en déduction de leurs émissions et de se présenter comme « neutres en carbone », sans pour autant implémenter de réels efforts de réduction de leurs émissions.
Cet outil méthodologique n’est cependant que l’arbre qui cache la forêt, à savoir le flou qui entoure le concept de neutralité carbone. Comment mettre en œuvre la compensation, si l’objectif de neutralité carbone reste mal défini ? Dans le cadre de travaux sur la création d’une norme ISO 14067 sur la neutralité carbone, les membres du groupe de travail pointent la nécessité, avant tout effort de compensation, de travailler sur la quantification des émissions.
La reforestation : un outil à valoriser, au milieu d’une stratégie carbone plus vaste
Les arbres jouent un rôle essentiel dans la capture du CO2 et la préservation de notre atmosphère. Planter des arbres reste un moyen efficace d’augmenter la capacité de stockage des gaz à effet de serre, mais ne doit pas devenir le principal recours des entreprises en matière de climat, occultant la nécessité de travailler sur la réduction des émissions liées aux activités de l’entreprise. Dans un entretien accordé à Libération en 2006 (la prise de conscience ne date donc pas d’hier), Jean-Marc Jancovici, spécialiste du climat et co-fondateur du cabinet de conseil Carbone 4, estimait que « compenser peut (…) être pire que de ne rien faire : cela nous éloigne un peu plus des baisses auxquelles nous ne pourrons pas couper ». Comme le notent les experts de la Science Based Target Initiative, la neutralité carbone ne pourra être atteinte qu’à la suite d’actions ambitieuses dans les stratégies d’entreprises, la compensation carbone ne devant servir qu’à éliminer les émissions résiduelles. Des politiques internes comme la mise en valeur des trajets en train plutôt qu’en avion sur de courtes distances, ou encore la rénovation énergétique des bâtiments tertiaires, sont des exemples de mesures déjà envisagées dans plusieurs entreprises.
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Sources :
The global tree restoration potential, Jean-Francois Bastin, Yelena Finegold, Claude Garcia, Danilo Mollicone, Marcelo Rezende, Devin Routh, Constantin M. Zohner, Thomas W. Crowther, publié dans la revue Science le 5 juillet 2019
« Le PDG de Total annonce la création d’une unité pour investir dans les forêts », Le Figaro [en ligne], publié le 7 juillet 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/le-pdg-de-total-annonce-la-creation-d-une-unite-pour-investir-dans-les-forets-20190707
« Compenser, c’est aussi penser qu’on ne peut rien changer », Laure Noualhat, Libération [en ligne], publié le 31 octobre 2006, https://www.liberation.fr/evenement/2006/10/31/compenser-c-est-aussi-penser-qu-on-peut-ne-rien-changer_55945
Article 4 de l’Accord de Paris, Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, approuvé le 12 décembre 2015 à la Convention des Parties de Paris (COP21)
« Le principe de compensation carbone est-il efficace ? » Pierre Breteau et Gary Dagorn, Le Monde [en ligne], publié le 6 mars 2019, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/06/le-principe-de-compensation-carbone-est-il-efficace_5432105_4355770.html
Tout comprendre sur la compensation carbone, Info-compensation-carbone.com
« Ces arbres qui cachent des forêts de greenwashing », Benjamin Neimark, The Conversation [en ligne], publié le 30 octobre 2018, https://theconversation.com/ces-arbres-qui-cachent-des-forets-de-greenwashing-105744?utm_source=facebook&utm_medium=facebookbutton&fbclid=IwAR1r1OdfZjzv2nhASLEDbMvSiiGBCOud2q9_sim1rdqZ2hHLoHiSrlfoGd4
Compensation carbone : réduire et compenser ses émissions de CO2, Selectra, mis à jour le 10 décembre 2019
Le Quéré, C. et al (2018). Global carbon budget 2017. Earth System Science Data, cité dans « Five Reasons The Earth’s Climate Depends On Forests », Climate and Land Use Alliance, https://www.climateandlandusealliance.org/scientists-statement/
« Les campagnes de reforestation, nouveau greenwashing des entreprises ? » Auguste Bergot, Socialter [en ligne], publié le 9 juillet 2019, http://www.socialter.fr/fr/module/99999672/831/les_campagnes_de_reforestation_nouveau_greenwashing_des_entreprises_
Net Zero Targets in the corporate Sector, Science Based Targets Initiative, webinar organisé le 6 novembre 2019 à 10h
Les forêts au secours de la planète : quel potentiel de stockage du carbone ?, Joël Boulier et Simon Laurent, L’Espace géographique, vol. tome 39, no. 4, 2010, pp. 309-324.
Peut être effectivement faut il envisager la reforestation dans une vision plus large et pas seulement pour l’aspect compensation carbone. L’impact sur d’autres aspects au niveau local est aussi à prendre en considération (écologie, sociale, emploi, etc…)
SUPER