Il peut paraitre évident d’invoquer l’aspect inextricable des enjeux environnementaux et sociaux qui se trament sous nos yeux. Pourtant une séparation s’établit de fait aujourd’hui entre le traitement de la « crise » environnementale relativement nouveau mais qui foisonne de propositions, et celui plus ancien de la question sociale ; la première étant éventuellement réduite à un enjeu de gestion de la rareté indépendante de la seconde entendue comme un enjeu de contrôle/réduction de la pauvreté et des inégalités.

Et si la tentation forte d’envisager les politiques environnementales et sociales séparément comportait le risque de créer un nouvel antagonisme, objet de division des populations ; opérant in fine surtout une nouvelle diversion qui permettrait simplement de mieux conserver le système en l’état ? Autrement dit, et si la « crise » qui se joue aujourd’hui n’était pas celle que l’on dit souvent ? Si le bien-fondé de certains concepts et phénomènes invoqués dans le traitement de cette « crise » environnementale pouvait poser question ? Et si plus ou moins malgré eux, certains reprenaient en fait à leur compte dans leurs analyses, les préceptes et hypothèses mêmes qui sous-tendent la logique « économique » dominante avec laquelle leurs démarches prétendent prendre de la distance ?

L’enjeu de ce questionnement est aussi de commencer à comprendre pourquoi les propositions faites aujourd’hui pour répondre à la « crise » environnementale comportent le risque avéré de ne pas emporter une adhésion suffisante pour induire une réaction à la hauteur des enjeux identifiés ; cela sans être obligé d’en référer à une nature humaine fondamentalement et structurellement mauvaise. Notre thèse étant par ailleurs que s’il faut certainement appeler de ses vœux un développement durable qui rompe avec une certaine logique économique, nous nous portons en faux avec les courants qui prétendent aller dans ce sens, mais qui en en appelant « naïvement » à la décroissance et en défendant une cause environnementale plus ou moins distincte de la cause sociale, alimentent au passage sinon créent (plus ou moins inconsciemment) un nouvel outil de justification de la violence sociale exercée sur les populations.  

 

Dans un premier temps nous essayerons de montrer comment cette séparation entre les problématiques sociales et environnementales comporte le risque de créer de nouveaux antagonistes entre les deux enjeux et d’alimenter encore un peu plus la justification de la violence sociale subite par les populations. Nous nous demanderons dans un second temps, si la cause Environnementale ne constituerait pas un argument in fine moins opérant qu’on aime à le croire aujourd’hui et finalement moins à même d’initier un changement à la hauteur de l’enjeu Écologique décrit que ne le resterait la cause Sociale. En nous rappelant ensuite, à quoi le concept de Rareté renvoie dans la pensée économique classique et néoclassique – nous questionnerons le bien fondé de résumer l’enjeu Environnemental à un enjeu de rareté. Enfin et en guise de conclusion nous feront la proposition suivante : et si les mêmes causes avaient les mêmes effets et appelaient les mêmes réponses et qu’on ne pourra vraisemblablement pas apporter un traitement satisfaisant à la question environnementale sans une remise en question plus large de notre modèle sociétal ?

 

Et si une nouvelle division était induite par la façon de décrire

une crise qui n’est pas celle que l’on croit ?

 

Déshabiller encore un peu plus Paul pour habiller Jacques

 

Distinguer l’enjeu social d’un enjeu environnemental dont chacun porterait la responsabilité individuelle, comporte le double risque de créer un antagonisme entre ces deux enjeux et de voir les propositions apporter à l’un nuire à l’autre.

L’offre telle qu’elle est faite aujourd’hui de produits « eco-friendly », dont les prix sont globalement plus élevés, consiste à proposer autant de baisse du pouvoir d’achat supplémentaires aux ménages, qui pour la plus grande part (le salaire médian est de 2000 euros nets par mois en France aujourd’hui) ont déjà bien du mal à boucler leur fin de mois. La Taxe Carbone – proposition de loi de financement de la transition énergétique par une taxe supplémentaire – qui a provoqué la réaction que l’on sait, relevait de la même logique. D’aucun ont bien compris cet écueil, qui proposent au contraire d’instituer une taxe carbone dont le produit serait entièrement voué à soutenir le pouvoir d’achat des ménages : tel un malus fixant un prix du carbone qui découragerait les activités polluantes mais serait directement affecté à la subvention du travail dans une perspective de plus de justice sociale.

De façon plus conceptuelle, des notions de « rareté des ressources » et de « protection de l’Environnement » à celle de « besoin de sobriété personnelle » et de « décroissance du PIB », il n’y a qu’un pas, que nous sommes tous tentés de faire (politiques, entreprises et particuliers). Il semble cependant bon de garder en tête que « décroissance », sous-entendu du PIB, équivaut par construction de celui-ci à baisse des revenus : PIB = PRODUCTION = DEMANDE = REVENUS, si et seulement si décroissance =  baisse du PIB = baisse des REVENUS de la Nation. On perçoit bien alors, des revenus de quelle part des populations il risque de s’agir une fois encore[1]. De fait nous y sommes : des enseignes proposent fièrement à leurs employés dans le cadre de leur politique RSE, d’organiser pour eux le versement automatique d’un pourcentage de leurs salaires à divers organismes de préservation de l’Environnement.

Comment ce message – qui ressemble pourtant fort à un nouvel appel à mutualiser les coûts sans remettre en cause la privatisation des gains dont on pouvait penser que la crise des Subprimes avait sonné le glas – passe-t-il encore aujourd’hui ? Ou plutôt comment peut-on encore penser qu’il puisse passer ? Tant il est vrai que le mouvement des « Gilets jaunes » semble avoir créé totalement la surprise…

 

Anthropocène ou Capitalocène : une révolution « écologique » portée par chacun ou liée à des choix de mode de production historiquement situés

 

Une explication à ce phénomène tient peut-être dans le fait qu’il est plus ou moins explicitement admis aujourd’hui que chacun porterait la responsabilité individuelle de la « catastrophe environnementale » dont nous serions témoins. C’est en effet à cette proposition qu’aboutie naturellement l’approche qui s’appuie sur des courbes de pollution globale, se posant en termes de crise globale et induisant une responsabilité globale non différentiée de tous et de chacun. Cette approche s’apparenterait à celle qui voudrait que l’on considère la crise de l’endettement de 2008, comme étant la responsabilité de tous et de chacun ; tout du moins des emprunteurs américains, petits et grands. Elle revient à parler de l’Histoire de France à l’aune de l’Histoire des Rois et des guerres, en invoquant la responsabilité de tous. Elle consiste à faire porter la responsabilité des violences sociales de nos sociétés à chacun (riches, pauvres, hommes, femmes, minorités, « maitres » et esclaves). Précisément, derrière cette responsabilisation (culpabilisation) de tous et de chacun dans la crise environnementale, on voit bien poindre le rôle central que l’on pourrait être tenté d’attribuer à la croissance démographique. Avec une population qui a été multipliée par 7 entre 1800 et 2000, comment ne pas être tenté en effet de désigner cette croissance démographique « débridée » comme 1er responsable du basculement dans ce que l’on nomme aujourd’hui l’Anthropocène – entendue comme une révolution « écologique » d’origine humaine et aux effets irréversibles ?

D’aucun pourrait rétorquer ici que d’autres grandeurs ont cru beaucoup plus vite que la population sur cette même période. La consommation énergétique était multipliée par 50 et le capital en circulation par 134 sur la même période[2], de concert avec la croissance des inégalités extrêmement forte que l’on connaît[3]. Et si cette responsabilité de tous et chacun dans la révolution « écologique » en cours n’était qu’une illusion, créée notamment par un « effet de compactage de la société humaine, produit par les courbes de Co2 » [4] ? De fait, les États-Unis et la Grande Bretagne pouvaient en 1900 être tenus pour responsables de la majorité (65%) des émissions cumulées de CO2[5]. Jusqu’à la fin des années 70 elles représentaient encore, plus de l’équivalent de celles cumulées du reste du monde[6]. Plutôt qu’une soi-disant Nature humaine, et si le choix du mode de production, instigué par ces deux puissances alors hégémoniques et projeté par elles sur le reste du monde[7], avait une responsabilité massive dans le dit réchauffement climatique ? Cette proposition a poussé plusieurs observateurs à préférer les vocables « Anglocène » ou « Capitalocène », à celui d’Anthropocène.

Outre lui conférer ainsi un caractère extrêmement dépolitisant[8], faire de la crise environnementale un évènement qui nous toucherait tous également et dont on porterait tous la responsabilité, comporte par ailleurs l’inconvenant majeur de donner l’illusion que l’on s’attèle au problème et que, d’une certaine manière, il serait ainsi déjà réglé ; puisqu’on connaitrait les solutions.

Il n’est pas question ici d’opposer ou remettre en cause, la possibilité d’une réflexion individuelle sur le rapport au monde de chacun qui aboutirait à une certaine sobriété personnelle, mais de mettre en avant un certain nombre d’écueils dans lesquels il apparaît indispensable de ne pas sombrer au passage. Cette culpabilisation de tous, pourrait notamment avoir comme principaux défauts : 1- de faire porter une responsabilité massive à des populations d’individus qui ont déjà du mal à se porter elles-mêmes pour la plupart et subissent (de concert avec la « Nature ») la violence induite par les choix de mode de production de nos systèmes socio-économiques ; 2- de faire oublier les vrais enjeux et donc d’empêcher de penser des réponses qui puissent avoir un impact à la hauteur de l’enjeu décrit.  

 

Et si, l’argument social, moins prompt à se heurter à des freins

psychologiques, comportait encore in fine un caractère plus

mobilisateur qu’une cause Environnementale prise séparément

, qui tend par ailleurs à induire une insupportable

hiérarchisation des malheurs ?

 

Une distinction s’effectue de fait, mais se justifie-t-elle ?

 

Il devrait aller de soi lorsque l’on s’inquiète pour l’Homme, que l’on inclut une préoccupation de son environnement ; qui impacte l’homme comme l’homme l’impacte. Dans les faits une distinction s’effectue souvent. Les politiques RSE des entreprises se structurent bien souvent autour d’un choix entre l’un des « piliers » de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (Social, Environnemental, Éthique ou encore de Gouvernance, rattachés à un pilier Économique). Les partis politiques qui se présentent comme forces de promesses d’un « véritable changement », s’affirment systématiquement sur l’un ou l’autre des enjeux mais jamais réellement sur un enjeu Ecologique Global, au sens d’une Écologie Politique, tant Sociale qu’Environnementale : qui prend en compte les conséquences des actions humaines dans l’habitat et de nos actes sur notre milieu, non seulement environnemental, mais aussi humain, social et sociétal. Comme si l’on pouvait isolée un bout d’un corps malade et laisser perdre les autres.

 

Une insupportable hiérarchisation des expressions de la souffrance :

 

De fait, même les plus conscients du caractère inextricable des deux enjeux tendent aujourd’hui à considérer l’argument environnemental comme plus à même de favoriser la prise de conscience et l’engagement en faveur d’un changement plus vertueux du mode de consommation et de production de nos sociétés. Selon ce point de vue, les individus seraient plus enclins à se mobiliser pour une cause environnementale qui serait plus universelle, que pour la cause sociale qui ne concernerait qu’une partie de la population mondiale ; celle qui subit cette violence sociale. Ainsi entend-t-on dire que : « si le capitalisme prend des vies depuis des siècles, maintenant il prend la vie »[9]. C’est bien quelque chose de l’ordre de ce prétendu constat qui anime et a donné naissance à une pensée et des mouvements de défense de l’Environnement, qui, s’ils n’excluent pas la question sociale, l’aborde assez volontiers séparément de cette dernière. Comment ne pas s’étonner de la hiérarchisation des expressions de la souffrance que revêt implicitement cette proposition ? Comment peut-on considérer que la pauvreté, l’inégalité et plus globalement la violence sociale subite par une large part des populations ne soient suffisamment insoutenables à elles seules pour nous pousser à mettre nos efforts collectifs au service d’une refonte de notre système socio-économique ? Cette violence sociale ne serait-elle pas par ailleurs elle-même, en liens avec les luttes armées, terrorismes et autres guerres qui affectent cette fois largement l’ensemble de la population. Cela, aujourd’hui plus ou moins qu’hier, et plus ou moins que demain…

 

Et si la supériorité supposée du caractère opérant de l’argument environnemental n’était qu’apparente ?

 

– Un scénario prospectif, qui se heurte à une « Myopie au désastre » vs. un constat, plus prompt à mobiliser les foules

La « catastrophe » qui touche ou menace la « nature » – l’Environnement de l’homme – tout incontestable soit-elle reste pour beaucoup en devenir et relève d’un scénario prospectif. Elle se heurte ainsi à un certain court-termisme constitutif[10] qui rend l’individu bien peu enclin à s’inquiéter suffisamment d’une catastrophe pour se mobiliser avant qu’elle n’advienne et qu’il ne soit trop tard. L’argument environnementale se heurte, de la même manière de plein fouet à cette tragédie des horizons, qu’a bien décrite le Gouverneur de la Banques Centrale du Royaume-Uni, Mark Carney[11], qui veut : qu’« une fois que la question du changement climatique sera devenue déterminante pour la stabilité financière, il pourrait bien être déjà trop tard ». En d’autres termes le fait d’entrevoir que le « capitalisme soit en passe de prendre La vie », toute indignation et peine que cela puisse provoquer en nous, se heurte notamment à des freins psychologiques et cognitifs[12]et ne nous pousse pas à apporter une réponse à la hauteur de ce que l’urgence décrite devrait justifier.

La « crise » sociale relève elle du constat : « le capitalisme prend des vies depuis des siècles ». Ainsi cette dernière n’étant pas vouée à se heurter aux freins ci-avant cités, serait-elle susceptible d’être plus mobilisatrice. Cela au moins pour ceux – et ils sont légions – qui se trouvent privés sinon de moyens de subsistance, d’un niveau « décent » [13] de niveau de vie. D’autres – et ils ne sont pas si rares non plus- peuvent également être enclins à se mobiliser et s’organiser autour de ce constat, pas tant par empathie que parce qu’ils seraient conscients de subir également plus indirectement, les conséquences de cette violence sociale ambiante ; tant dans leur vie professionnelle qu’en dehors. En effet, la crise sociale se joue depuis des temps lointains avec des impacts immédiats qui appellent en leurs temps des réponses immédiates, en l’absence desquels les populations se sont soulevées et se soulèveront encore ; et pas forcément dans un sens favorable. Et si comme le dit R. Debray[14], le fascisme n’était « qu’un retour en boomerang du mépris du peuple ».

Dans le meilleur des cas, à force de mouvements sociaux (comme la Commune de Paris ou les Gilets Jaunes) et par voie d’urnes, ces soulèvements sociaux donneront alors éventuellement (l’histoire l’a montré) pouvoir à des forces de propositions alternatives (comme le Front populaires, …) qui réorienteront – pour un temps – le système productif vers plus de justice sociale.

– Deux combats tout aussi anthropo-centrés …

Par préservation de l’Environnement, on n’entend pas tant celle de la « nature » en soit que préservation d’un milieu qui conditionne l’existence humaine (quoi qu’on y fasse il restera bien sur terre quelques bactéries !). Dans ce que l’on nomme Anthropocène, ce qui nous préoccupe et qui est mis en avant par ceux qui espèrent en faire un argument d’autorité, c’est bien qu’il s’agisse de fait avant tout de l’habitat de l’Homme et des conditions de sa survie.

– … le plus mobilisateur n’étant peut-être pas celui que l’on croit

La maitrise des inégalités sociales, prise comme objectif « intermédiaire »[15] d’un objectif « final » plus large de désaliénation et bien être (mieux être) des populations, induit implicitement également la préservation de « l’Environnement/habitat » de ces populations. Il va en effet de soi quand on parle de la préservation de l’homme que l’on parle de son environnement – qui impacte l’homme comme l’homme l’impact. La réciproque n’est pas forcement vraie. Comme nous évoqué précédemment, la préservation de l’environnement (écosystèmes, ressources naturelles et conditions de vie des espèces) n’est pas garante d’équité et de maitrise des inégalités sociales. Le combat pour plus de justice sociale et de bien-être des populations revêtirait ainsi potentiellement un caractère plus englobant que le combat environnemental. Son principe causal, tout classique soit-il, met en avant l’aspect structurellement aliénant d’un système productif fondé sur l’extraction massive de matières premières et l’exploitation des Hommes (de leur travail, des esclaves, des pauvres, des femmes, et des plus faibles en générale). Ainsi, outre permettre de sortir de cette hiérarchisation impossible des malheurs, entre « prendre la vie et prendre des vies », l’argument de la violence sociale pourrait bien, contre les attentes du moment, s’avérer être un outil in fine, plus puissant qu’un argument environnemental pris séparément.

 

Résumer des deux options susceptibles de motiver un changement de notre système productif à la hauteur de l’urgence climatique (et sociale) décrite :

 

 

 

Note : partie gauche schéma ci-dessous

Privilégier l’enjeu Environnementale (cf. 1,) ramené à un enjeu de rareté, qui caractériserait le monde de demain –   rareté exacerbée sinon provoquée par notre mode de production occidental axé sur un principe d’Exploitation/extraction sans compensation des ressources (cf. 2) –  Cette approche, nous plaçant d’ambler dans un Scénario (cf. 3) Prospectif (cf. 4), se heurte notamment à la Myopie au désastre (cf. 5) caractéristique du comportement humain ;

Note : partie droite schéma ci-dessous

Privilégier l’enjeu Social (cf. 1), qui relève d’un Constat (cf. 3) et d’une Réalité objective (cf. 4) et porte sur des faits avérés qui perdurent et dont l’un des principes fondateurs est l’exploitation/aliénation de l’homme par l’homme (cf. 2) – alimentée notamment par une Rareté croissante, socialement produite du travail (via les phénomènes au moins autant culturels que « naturels » que sont : croissance démographique, mécanisation, numérisation, robotisation, etc.), cette cause sociale est potentiellement plus prompte à motiver une action d’urgence (cf.5), l’histoire l’a montré à maintes reprises

 

Les scénarios Environnementaux prospectifs, dont le pire est peut-être (sans doute) le vrai, mais qui outre créer des antagonismes entre les deux enjeux, se heurtent inexorablement à des biais cognitifs bien identifiés, pourraient s’avérer in fine et contre les attentes du moment, moins porteurs d’une réaction à la hauteur de l’enjeu identifié, que ne pourrait l’être l’argument social : après tout, tout faibles en nombre soient les Gilets Jaunes à chaque défilé, avait-t-on encore jamais vu de manifestation « écologique » qui ait eu lieu sur un territoire aussi large avec une périodicité et une durée si importante ?

L’antagonisme latent décrit ci-avant, pourrait participer également de ce que l’on tend volontiers à associer l’enjeu Environnemental à un enjeu avant tout de Rareté. On peut percevoir en effet comment Rareté et Pauvreté (inégalité) prises séparément peuvent être des problématiques qui ne se recouvrent pas l’une l’autre voir s’opposent : la pauvreté pouvant aussi être appréhendée comme la résultante d’une abondance de population dans un monde de rareté ?

 

Rareté, de quoi parle t- on ? Phénomène naturel a-historique

production de l’Anthropocène ou création du capitalisme ?

 

La gestion de la rareté au fondement de la théorie économique dominante :

 

La théorie économique néoclassique s’est construite autour de cette notion de rareté. Elle renvoie plus particulièrement à la théorie de la « valeur substance »[16], une conception « naturaliste » de la valeur, appréhendée en termes d’«Utilité Rareté ». Cette théorie est le point de départ/hypothèse fondatrice de la théorie économique néoclassique (encore) dominante[17], censée révéler les fondements et démontrer le caractère optimal du mécanisme de détermination des prix que serait un équilibre général de concurrence pure et parfaite[18] qu’il faudrait donc chercher à approcher quoi qu’il en coute. Selon cette théorie, le prix – notion distincte de la valeur – résulte du fonctionnement effectif des mécanismes du marché[19] et est fonction croissante de la rareté. Cette dernière étant elle-même définie par la difficulté que l’on a à obtenir l’objet à valoriser et de la quantité que l’on en a consommée précédemment ; une combinaison qui déterminerait le plaisir que l’on a à l’obtenir. « Ce qui est rare est cher ». Les rapports de valeur dans l’échange sont égaux aux rapports de rareté (Aglietta et al.). Selon ce principe néo-classique les biens (et les services) ont une substance préalable à l’échange, appelée donc « Utilité Rareté ».

 

L’approche de la « nature », en termes de rareté (de la terre, des minerais, …) repose sur un certain nombre de principes qui peuvent être vus comme autant de constructions contestables :

 

Nous n’en brosserons ici que quelques grandes lignes :

– Construction du séparée : L’approche en termes de la valeur substance renvoie à une approche de la « Nature », qui est déjà en soit un concept et une création très occidentale qui consiste à poser une séparation entre l’Homme et ladite « Nature » …

– Notion de pure et d’impure : Le degré de nature s’évalue alors par le dégrée de déshumanisation : plus l’usage de cette nature est rare, plus elle est pure…

– Hypothèse d’utilisation maximale/infinie des ressources : Elle fait l’hypothèse d’une utilisation maximale/infinie des ressources sur laquelle l’estimation de cette rareté est basée. Elle suppose que les ressources soient consommées de façon infinie, sans prise en compte du caractère mouvant des choses, niant qu’au-delà de potentielles innovations technologiques (Procédé Fischer-Tropsch pour le pétrole…) rien n’est écrit et tout bouge…

 

Ne faudrait-il préserver que ce qui est rare et a-t-on vraiment besoin d’entrevoir un épuisement des ressources voire une « fin de notre monde », pour appeler à un monde plus mature ?

 

Quelques difficultés puisse-t-on avoir à le quantifier précisément, la proposition qui consiste à reconnaitre l’impact négatif des activités humaines sur l’Environnement, fait aujourd’hui consensus. Quoi qu’il en soit, est-il vraiment nécessaire de constater une raréfaction des ressources naturelles ou un changement climatique pour encourager un traitement plus « Écologique » du vivant – pris au sens large d’une « Écologie » sociale et environnementale, non pas en vue de sa conservation en soi à l’infini, mais de sa préservation en « bon état » tout de suite, en dehors de toute considération du degré de rareté de ce que l’on veut préserver ? La préservation et la désaliénation des hommes et de la nature, tout rares ou au contraire abondants soient-ils, ne devraient-ils pas être des enjeux suffisamment importants pour nous pousser à nous réorganiser en vue d’initier un changement vers un mode de production plus soutenable et d’initier une rupture qui permette le dit « découplage » entre un développement économique d’un côté, et une croissance des inégalités et de la consommation énergétique destructrices de l’environnement et de la biodiversité, de l’autre ? Le développement économique devant sortir de la pauvreté des millions de personnes vivants sous les niveaux décents de subsistance.

 

Rareté ou abondance ? Et si cette dite « nouvelle réalité » du principe de rareté reflétait encore une fois des choix stratégiques d’orientation du système productif ?

 

Comme nous le rappelle le sociologue et historien de l’environnement Jean Baptiste Fressoz, on ne saurait parler de rareté des ressources en 1830 en Angleterre quand on décide de réorienter le modèle en place vers un système productif pétrolifère et carboné ; alors que l’industrie textile (très importante) est basée sur un système hydraulique très sophistiqué et performant. Continuer à développer le système énergétique hydraulique en place implique cependant de prolonger et d’approfondir les relations et interrelations nécessaires à la prise de décision collective, inhérente à cette source particulière d’énergie. C’est notamment pour sortir de ce mode de décision collective que les propriétaires adoptent le nouveau système énergétique qui se propose à en eux, à la faveur d’une décision individuelle et d’une gestion entièrement privée des ressources. La pénurie en charbon et pétrole annoncée aujourd’hui, relèverait-elle donc de choix politico-économico-idéologiques pris en leurs temps en faveur d’une voie technologique prometteuse (de plus de profits) ?

Le retour en bloc de soldats de la Seconde Guerre Mondiale et le baby-boom qui l’a suivi ont abouti à une pénurie de logement aux États-Unis. On a répondu (en l’occurrence un certain promoteur immobilier privé, auquel l’État américain à donner carte blanche[20]) à cette situation par la construction rapide de milliers de maisons très peu chères à la fabrication, mais très consommatrices en énergie : très mal isolées elles ont incité au développement de la climatisation et du chauffage électrique… Responsable de 20% des GES en France, l’agriculture « intensive », selon son schéma d’acception moderne, engendre par ailleurs partout où elle se développe une pénurie totale de biodiversité ; produisant du séparé et de l’un là où la Biodiversité produit multitude et interactions.

La rareté pourrait-elle ainsi s’apparenter aussi à une construction sociale géographiquement et historiquement située ? La société primitive est volontiers décrite comme une société d’abondance dans laquelle 8 heures de travails étaient nécessaires pour faire vivre 5 personnes pendant une semaine[21]. Mais que devient alors le mécanisme de détermination des prix dont le principe fondateur pour l’économie dominante reste le rapport entre le désir que l’on a d’une chose et sa rareté ? (That is the question !?!).

La Valeur Substance, l’Utilité Rareté, les Désirs isolément et individuellement formés et la Rareté en soit, sont aussi potentiellement autant de concepts et d’argument pour justifier les choix de mode de production de nos sociétés occidentales contemporaines et tenir lieu d’outils de domination nécessaires au fonctionnement de notre système socio-économique, qui crée la rareté aux interstices de la multitude et sépare ce qui ne l’est pas : pas de rareté sans appropriation privées des ressources de la planète, conduisant aux limites planétaires. On peut apercevoir au passage également, comment une approche en termes de rareté comporte le risque d’alimenter ou créer cet antagonisme entre enjeu social et enjeu environnemental : la pauvreté pouvant résulter d’une situation d’abondance démographique dans un monde de rareté des ressources. Et si notre époque, notre monde, notre système socio-économique était simplement comme pris dans une illusion politique qui s’opposerait à une réalité « Écologique » : i) illusion politique qui consiste à produire rareté, préciosité, déliaison/séparation et conflits ; ii) quand la réalité « Écologique » produit opulence, multitude, prodigalité, enchevêtrement et « amitié » (association). Cette amitié ne devrait-elle justement pas se trouver au fondement de la communauté politique avant la liberté elle-même ; même si bien évidement l’une et l’autre se nourrissent ? 

 

 

Et si les mêmes causes avaient les mêmes effets, et appelaient les

mêmes réponses : qu’on ne pourra vraisemblablement pas rhabiller

Jacques sans rhabiller Paul ?

 

A l’aune de ce qui précède et en guise de conclusion, le recours à des concepts et phénomènes dont le bien-fondé peut poser question et qui n’englobent pas sinon créent un antagonisme entre les enjeux environnementaux et sociaux, comporte le risque avéré de ne pas réussir à emporter une adhésion suffisante pour induire une réaction à la hauteur des enjeux identifiés. Il est pourtant aisé de démontrer l’aspect absolument inextricable et les similitudes – qui ne sont pas pures analogies – de causes et d’effets entre les deux « catastrophes Écologiques » en question. Comme le souligne le sociologue, géographe et historien de l’Environnement Jason Moor, la première catastrophe « Écologique » massive et irréversible de l’aire de l’occident moderne remonte à 1492 : qui a vu la destruction d’une population (quasi) entière du sol américain ; catastrophe belle et bien avant tout – pas seulement – sociale. Quand Hélène le Teno et Gaël Giraud abordent la question, il ne disent – plus ou moins explicitement – pas autre chose :  i) « Les entreprises de notre monde moderne et les acteurs qui les financent se sont partout développés sur un modèle de capitalisme extractif, qui génère des bénéfices – au sens comptable – par la destruction du capital naturel et/ou du capital social »[22] et ii) « le problème réside dans le fait que l’on n’est pas prêt à remettre en cause le modèle sociale qu’on a mis en place, hyper inégalitaire, pour la question écologique »[23]. « Des financiers hautement influents de la City de Londres », nous dit Gaël Giraud, « tout conscients se montrent-ils de la catastrophe écologique qui se profile » et de la part qu’ils y auraient à jouer se disent résolus à « ne rien faire » ! Cela pour ne pas remettre en cause ce qu’ils ont mis tant de temps et d’effort à mettre en place, « à savoir : la capture du régulateur et de la puissance publique, le démantèlement de l’État providence, l’indépendance de la Banque Centrale, la privatisation des profits et la mutualisation des pertes etc., etc… ». Cela impliquerait en effet de remettre en cause « ce qu’ils ont mis 40 ans à tricoter » à coup d’efforts de dépolitisation progressive des populations et de déploiement d’un discours eschatologique de fin de l’Histoire, coïncidant avec le démantèlement du bloc soviétique. Ce dernier, érigé en soi-disant preuve incontestable de l’impossibilité de toute alternative, a vu la victoire (pour l’heure) d’un modèle libéral poussé à l’extrême. Cette époque bénite pour certains a consisté notamment au démantèlement systématique des services publics et des institutions intermédiaires, au profit d’une prolifération des Associations et autres ONG – la différence principales entre les deux étant qu’aux premières l’on soit de fait en droit de demander des comptes, alors qu’on ne peut que supplier les secondes de vous venir en aide ! Basé sur une conception absolutiste de la propriété privée, le modèle capitaliste néolibéral « extractif » (de son environnement) veut que le libre-échange, d’hypothétiques marchés de concurrence pure et non faussée, l’initiative individuelle et le discours entrepreneurial, garantissent le déploiement de la liberté individuelle. Érigé en totem absolu, ce modèle et la théorie économique qui le justifie domine encore largement aujourd’hui. Cette théorie repose pourtant sur une hypothèse fondatrice à laquelle personne ne saurait plus croire : celle qui veut que l’intérêt général coïncide avec la somme des intérêts particuliers.

S’il faut certainement appeler de ses vœux un développement durable qui rompe avec la « logique » de l’économie productiviste et soit assorti éventuellement d’une certaine sobriété personnelle, nous nous portons en faux avec les courants [24] qui prétendent aller dans ce sens, mais qui en défendant une cause environnementale plus ou moins distincte de la cause sociale, alimentent au passage sinon créent (plus ou moins inconsciemment) un nouvel outil de justification de la violence sociale exercée sur les populations.   

 

par Julie Leibowitch

 

Références

[1] Autrement dit s’il est vrai que la croissance du PIB puisse faire partie du problème plutôt que de la solution dans les pays du nord principalement, rompre radicalement avec la « logique » de l’économie productiviste ne veut pas dire entrer en récession et si la croissance positive du PIB est bien insuffisante à adresser les enjeux climatiques et sociaux, sa décroissance l’est de fait également.

[2] Thomas Piketty : Capitalocène, une histoire conjointe du système terre et des systèmes-monde, http://piketty.pse.ens.fr/files/bonneuil2015.pdf,

[3] notamment depuis la fin du 20ème siècle

[4] Jean-Baptiste Fressoz : Pour une histoire désorientée de l’énergie ; CNRS, Centre Alexandre Koyré, EHESS ; 2013

[5] Selon des données assez largement consensuelles, toute difficile et relativement subjective que puisse-t-être ce type de mesures…

[6] Jean-Baptiste Fressoz : Pour une histoire désorientée de l’énergie, CNRS, Centre Alexandre Koyré, EHESS ; 2013

[7] Leur mode de production et de consommation carbonées ayant été ensuite projetées sur le reste du monde, via la présence coloniale, puis les IDE, notamment…

[8] Explication par une sorte de faute originelle procédant d’un oubli de l’histoire, dont le principal danger pourrait en effet être son aspect très dépolitisant.

[9] Comme l’a clamé Claire Nouvian, indiquant par la que l’on aurait passé un stade supplémentaire dans la gravité i.e. suggérant peut-être malgré elle que tant que cela touchait seulement une part de la population, cela restait supportable, mais maintenant que cela était susceptible de nous toucher tous, on se devrait finalement de se réveiller…

[10]  Sorte d’égoïste et d’égocentrisme duquel notre nature mortelle n’est peut-être pas étrangère…

[11] Mark Carney: Breaking the Tragedy of the Horizon – climate change and financial stability https://www.fsb.org/wp-content/uploads/Breaking-the-Tragedy-of-the-Horizon-%E2%80%93-climate-change-and-financial-stability.pd

[12] Cf. La transition vers un monde Durable : et tout le monde s’en fou, Mines Paris Tech, juin 2012 – http://www.isige.mines-paristech.fr/actualite/conference-avec-julien-vidal-arthur-keller-et-jacques-fradin/ :

[13] i.e. qui renvoie à un salaire décent, estimé supérieur au revenu médian en France par l’OIT ; les français étant, sinon les mieux payés avec les pays scandinaves, en tous les cas pas les moins bien lotis en la matière…

[14] Les matins de France culture du 25/07/2019

[15] au sens d’un passage nécessaire

[16] Cette théorie substantialiste de la valeur « utilité rareté » s’oppose à la théorie relationnelle de la valeur qui stipule que la valeur n’a de sens qu’en rapport à autrui (Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed, Jean-François Ponsot Entre dette et souveraineté, 2016)

[17] Dont Leon Walrass serait l’un des grands penseurs et sur la base de laquelle, selon un certain nombre de propriétés normatives – existence d’un Secrétaire de Marché et accès sans coût à l’information, notamment – la société de marché fonctionnerait.

[18] Modèle normatif qui aboutit à un phénomène décrit comme « Tragédie des biens communs » ou « communaux ». Phénomène collectif de surexploitation d’une ressource, elle se produit dans une situation de compétition pour l’accès à une ressource limitée (créant un conflit entre l’intérêt individuel et le bien commun) face à laquelle la stratégie économique rationnelle aboutit à un résultat perdant-perdant : un optimum à 3,5° notamment.

[19] reposant sur l’idée que la somme des intérêts particuliers coïnciderait avec l’intérêt général, elle fait fi du théorème d’impossibilité d’Arrow qui – défaillance de marché s’il en est – montre qu’il est impossible de construire une fonction de préférence collective à partir de choix individuels. Le seul système assurant la cohérence serait celui où le processus de choix social coïncide avec celui d’un seul individu, parfois surnommé Dictateur, indépendamment du reste de la population.

[20] Jean-Baptiste Fressoz : Pour une histoire désorientée de l’énergie ; CNRS, Centre Alexandre Koyré, EHESS ; 2013

[21] Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives [« Stone Age Economics »], Gallimard, 1976. 

[22] Hélène le Teno, Cahiers de l’Atelier n° 558 – 2018

[23] https://www.youtube.com/watch?v=2oFARgqG0NA,

[24] dont les adeptes d’une théorie de la Décroissance sur fond d’Effondrement, mais pas seulement

One thought on “Une problématique Écologique globale qui ne saurait se résumer à un enjeu de rareté

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