Au sortir de la 2ème guerre mondiale, la question de la croissance (économique et démographique) et de ses limites a suscité d’intenses débats. Ils se sont notamment cristallisés autour de deux courants de pensée : les Cornucopiens et les Doomsdayers.

 

Les Cornucopiens

Le Cornucopianisme, du latin « cornu copiae », corne d’abondance

Tenants de l’abondance et du génie humain, ils ont postulé que lorsqu’une ressource devient contrainte, cela stimule la recherche, l’innovation, ce qui permet de trouver un substitut. Celui-ci est au moins aussi performant et abondant que ce qu’il remplace. L’intelligence et la créativité humaine finira donc toujours par trouver une solution au problème. Ce courant de pensée a des points communs avec la  pensée économique libérale : le marché donne un signal prix, conduisant à l’émergence d’un produit de substitution. Il n’y a pas de question de limite physique. Un des acteurs de ce courant, n’est autre que le récent prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’environnement, William Nordhauss. Un concept a été développé à l’époque : la « backstop technology »[2], pour  modéliser l’innovation qui émergerait en cas de contrainte (concernant l’énergie dans les années 70, la fission nucléaire y était implicitement associée).

 

Les Doomsdayers:

Doomsday : apocalypse

Dans le camp d’en face, une vision moins optimiste, portée par ceux qui ont été appelés les Doomsdayers.

Partant du principe que certaines ressources sont finies et que les écosystèmes ont une capacité limitée à assimiler nos déchets, ils ont questionné la tenue dans la durée du modèle de croissance économique et démographe des 30 glorieuses. Le rapport du club de Rome de 1972, « The limits to growth »[4] élaboré par l’équipe de Denis Meadows est un exemple médiatisé (via des interprétations plus ou moins erronées) de cette approche. Pour mémoire, cette équipe de chercheur du MIT a fait une modélisation dynamique du système terre. Ces travaux pointèrent les limites du modèle de croissance, présentant différents scénarios avec plafonnement, contrechocs ou effondrements, du fait des non soutenabilités liées à l’exploitation des ressources ou aux externalités engendrées.

Force est de constater que des transitions du passé peuvent être vues à l’aune de notre capacité à mettre en œuvre des solutions de substitutions performantes, qui ont permis de poursuivre voire d’accélérer le développement.

On peut citer pour le secteur de l’énergie :

  • Le charbon : après avoir exploité à l’excès la biomasse des forêts en France pour faire tourner les forges, …. le recours au charbon a permis de dépasser la tension sur la ressource bois et de réaliser la révolution industrielle.
  • Le pétrole : La tension sur l’approvisionnement en huile de baleine alors utilisée pour l’éclairage a conduit à exploiter … le pétrole, avec son utilisation massive et ses multiples usages que l’on connaît.

Le secteur agricole porte aussi des exemples : dans les années 60-70, la capacité à nourrir une population croissance inquiétait, et l’évolution des pratiques agricoles (semences, engrais, produits phytosanitaires, mécanisation) a permis de lever ce risque et de développer les productions à des niveaux jamais vus.

Depuis le début des années 2000, la problématique du changement climatique occupe une place de plus en plus importante dans les différents corps sociaux. Le pouvoir politique s’est emparé de ce sujet dont l’importance se reflète dans les déclarations pleines d’emphase telles que : Make our planet great again, One Planet Summit, Etat d’urgence climatique, Conseil de défense écologique, Grenelles, Assises, C40, …

Force est de constater que, malgré toutes ces prises positions, annonces, COP, …. la tendance de nos émissions de gaz à effet de serre ne s’infléchit guère[5], voire repart à la hausse, en tout cas plus facilement que notre sacro-saint PIB, mais là n’est pas mon sujet …

Différentes propositions de réponses sont élaborées et partagées au travers de scénarios, débats, …. Elles peuvent-être lues au travers de ces 2 courants de pensée.

  • On peut associer aux Doomsdayers les partisans de la décroissance ou de la non-croissance[6], de l’approche low-tech[7], de la sobriété[8], de la déglobalisation, de la résilience locale, ainsi que les théoriciens de l’effondrement[9].
  • Héritiers des Cornucopiens, des penseurs (comme Jeremy Rifkin[10], Laurent Alexandre[11], …) se positionnent en promoteurs d’une réponse technologique performante aux problèmes environnementaux (la révolution digitale comme levier majeur de dématérialisation de l’économie, l’économie de la connaissance, les nanotechnologies et les biotechnologies, l’accélération des courbes d’apprentissage qui permettent une réduction majeure des coûts de la tech, le géo-engineering, …)

Ces visions du «comment faire la transition vers un monde bas carbone» alimentent les débats, sont vulgarisées par les différents médias et contribuent à structurer nos visions du futur.

Parmi les expressions particulièrement employés, y compris dans les textes officiels, on peut noter : développement durable, croissance verte, innovation de rupture, clean tech ou green tech, mobilité propre, énergies renouvelables, économie collaborative, économie circulaire, protection de l’environnement

  • Développement durable : qu’est-ce qu’on développe ? Que veut-on continuer à développer ? le développement est-il forcément positif ? Durable : durable sous quel point de vue ? Cette expression ne sous-tend-elle pas une absence de limite ? On développe la durabilité ou on continue à se développer comme avant mais de façon durable ?
  • Croissance Verte : le fait de la nommer ainsi ne suppose-t-elle pas de fait que cette combinaison est possible,  alors que jusqu’à présent elle n’a jamais été démontrée ? D’autant que dans la nature, il n’y pas de croissance ininterrompue ?
  • Innovation de rupture : c’est un véritable mantra, en particulier avec la révolution digitale. Mais où se situe la rupture ? La plupart des réponses mises en avant et qualifiées d’innovation de rupture en réponse au défi du climat sont des solutions qui ont pour point commun de ne rien questionner sur notre système, ses fondements, mais portent la promesse de tout changer … sans rien changer.
  • Clean Tech ou Green tech : sous quelle condition une technologie peut-être verte ou propre ?
  • Mobilité propre = sans externalité ? sans pollution ? sans impact sur la biosphère ? ça existe ?
  • Énergies renouvelables : une promesse d’infini ? Des énergies peuvent l’être, mais quid des moyens de production associés ?
  • Économie collaborative – économie du partage[12]: les acteurs qui ont un succès majeur s’appuient sur un désengagement des actifs et  pratiquent une  économie de prédation et de moins disant social via le retour du travail à la tâche. Où est la réalité de la collaboration ?
  • Économie circulaire : c’est une cible valable, mais pouvons-nous vraiment réutiliser une matière de nombreuses fois sans en dégrader les propriétés ? Quelles sont les limites de cette promesse ? Quelle place lui donner dans la transition ?
  • Protection de l’environnement : une des choses les plus menacées par le changement climatique, ce sont nous, nos enfants l’humanité. En cas de crise dans une chaine alimentaire, c’est le prédateur supérieur le plus fragile !!! Pourquoi ne pas appeler un chat un chat ?

Au fond, que disent ces expressions sur le mode de pensée sous-jacent ?

Dans quelle mesure, ne nous donnent-elles pas à penser que les solutions sont à portée de main ? Quelle part de la technologie dans ces réponses ?

Amènent-elles à questionner nos modes de vies, notre relation à l’environnement ? Ou bien à nous rassurer sur le fait que chacun de nous n’aura que des ajustements à la marge à réaliser ?

Ne représentent-elles pas une sorte de déni, un angle mort sur une part des éléments du problème : demande, société de consommation, sujet de matière première ?

Comment ce champ lexical positionne-t-il l’homme dans son rapport aux écosystèmes ? N’entretient-il pas le fantasme du détachement ou de la domination de la nature par l’homme ?

Ces expressions ne traduisent-elles pas une forme de  prédominance de la pensée Cornucopienne ?

La réponse à ces questions n’est sans doute pas binaire. Cependant ces expressions que nous utilisons autour des enjeux du changement climatique ne sont pas neutres et reflètent les fondements de notre manière d’appréhender le problème.

Pour construire et mettre en œuvre les réponses adaptées à ces problèmes à fort enjeux, il est peut être utile d’être  attentifs aux mots que nous utilisons !

Références :

[1] Le Cornucopianisme, du latin « cornu copiae », corne d’abondance

[2] https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2018/10/09/deux-nobel-pro-croissance-a-contre-climat

[3] Doomsday : apocalypse

[4] http://donellameadows.org/the-limits-to-growth-now-available-to-read-online/

[5] https://www.lemonde.fr/blog/huet/2019/03/27/nouveau-pic-demissions-de-co2-en-2018/

[6] https://journals.openedition.org/developpementdurable/8899

[7] https://www.youtube.com/watch?v=HEULpYeCJwM

[8] https://negawatt.org/IMG/pdf/sobriete-scenario-negawatt_brochure-12pages_web.pdf

[9] https://www.franceculture.fr/ecologie-et-environnement/theorie-de-leffondrement-la-collapsologie-est-elle-juste-une-fantaisie-sans-fondement

[10] https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/23/la-troisieme-revolution-industrielle-de-jeremy-rifkin_1633136_3232.html

[11] https://www.youtube.com/watch?v=9iuBVin9oOk

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/leconomie-collaborative-est-elle-une-impasse

 

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