Article d’Imane BOUHOUT (MS EEDD parcours RSEDD 2025-26)
Introduction
L’inflation des prix dans le secteur alimentaire qui frappe la France depuis 2022 a brutalement mis en lumière une réalité : près d’un Français sur six doit désormais restreindre son alimentation faute de moyens suffisants. Un chiffre qui grimpe à 24 % chez les moins de 40 ans selon le CREDOC [1]. Nous assistons à l’émergence d’un système alimentaire à deux vitesses où la qualité nutritionnelle accentue les marqueurs sociaux.
Comment avons-nous atteint cette situation ? Dans un pays réputé pour sa gastronomie, l’accès à une alimentation saine risque-t-il de devenir un privilège réservé à certaines catégories sociales ? Quelles expériences d’autres pays pourraient nous inspirer pour inverser cette tendance ?
Quand la précarité alimentaire frappe de nouvelles catégories
La précarité alimentaire actuelle n’a plus grand-chose à voir avec celle des décennies passées. Elle touche désormais des populations que l’on pensait épargnées : étudiants contraints de sauter des repas pour boucler leurs fins de mois, travailleurs précaires, ou encore familles monoparentales. L’inflation des prix alimentaires, de 21% entre 2021 et 2023 selon le CREDOC, a agi comme un révélateur brutal de cette réalité.
Selon les dernières données disponibles, cette précarité alimentaire touche une part croissante de la population française. Dominique Paturel, chercheuse à l’INRAE, indique : « Nous assistons à une normalisation de la précarité alimentaire qui ne se cantonne plus aux populations traditionnellement vulnérables. C’est un symptôme de l’effritement du modèle social français. » [2]
Les répercussions dépassent largement le simple aspect nutritionnel. Les familles développent des stratégies d’adaptation qui leur sont préjudiciables : dilution des repas, remplacement d’aliments nutritifs par des produits industriels bon marché.
L’industrie agroalimentaire et la grande distribution : des acteurs clés face à leurs responsabilités
L’expansion des aliments ultra-transformés constitue l’autre dimension majeure de cette crise alimentaire. Ces produits, caractérisés par leur composition complexe d’additifs, de conservateurs et d’exhausteurs de goût, représentent aujourd’hui 30 à 35 % des calories consommées notamment chez les jeunes et les personnes issues des catégories socio-économiques les plus faibles, selon l’ANSES [3].
L’industrie agroalimentaire a développé ces produits pour répondre à des contraintes économiques réelles : prix bas, conservation longue, praticité d’usage. Anthony Fardet, chercheur à l’INRAE, observe que « l’industrie a créé une réponse technique aux besoins des consommateurs à budget contraint, mais ces produits génèrent des externalités négatives importantes pour la société » [4a].
La grande distribution, de son côté, structure ses offres promotionnelles selon une logique économique qui influence les choix alimentaires. Les données d’UFC-Que Choisir révèlent que 41 % des promotions concernent des produits classés Nutri-Score D ou E – sodas, biscuits industriels, plats préparés – tandis que les fruits et légumes frais bénéficient moins fréquemment de remises significatives [4b] Cette répartition des promotions oriente mécaniquement les consommateurs sensibles aux prix vers les options moins favorables pour la santé, creusant ainsi les inégalités alimentaires.
De nouvelles approches commencent à émerger : quelques enseignes testent des programmes de promotion ciblés sur les produits frais, tandis que certains industriels investissent dans la reformulation de leurs recettes pour améliorer leurs profils nutritionnels.
Une bombe sanitaire à retardement
Les conséquences de cette dérive alimentaire commencent à apparaître dans les statistiques de santé publique. Les travaux de l’équipe de Mathilde Touvier à l’INSERM soulignent une réalité : chaque augmentation de 10 % de la consommation d’aliments ultra-transformés accroît de 12 % le risque de développer un diabète de type 2 et de 11 % celui de contracter une maladie cardiovasculaire [5a].
Plus alarmant encore : ces pathologies, autrefois concentrées sur les populations âgées, touchent des tranches d’âge de plus en plus jeunes. Le diabète de type 2 chez les enfants et adolescents, bien que rare, connaît une progression préoccupante selon les endocrinologues pédiatres, sans qu’un chiffrage national précis soit disponible [5b]. L’obésité touche 4 à 4,5 % des enfants de 6 à 17 ans selon l’Assurance maladie, chiffre qui passe à 17 % si l’on inclut le surpoids [6a]. Cette prévalence de l’obésité infantile a quasiment doublé entre 2018-2019 et 2020-2021, passant de 2,8 % à 4,6 % selon Santé Publique France [6b], avec des disparités sociogéographiques marquées : elle frappe deux fois plus les enfants d’ouvriers que ceux de cadres.
Le coût économique de cette épidémie silencieuse est vertigineux. Selon les projections de la DREES, les dépenses de santé liées aux pathologies nutritionnelles pourraient représenter 25 % du budget de l’Assurance maladie d’ici 2040, contre 15 % actuellement [7].
Ce qui se passe ailleurs : retours d’expériences contrastés
- Chili (depuis 2016) – Régulation par l’étiquetage et la publicité : le Chili a été l’un des premiers pays à adopter une législation ambitieuse de santé publique visant à modifier en profondeur l’environnement alimentaire. Depuis 2016, les produits riches en sucres, en graisses saturées, en calories ou en sel doivent afficher un logo « stop » noir bien visible. Cette mesure s’accompagne de deux restrictions majeures : interdiction de faire de la publicité pour ces produits auprès des enfants et interdiction de leur vente dans les établissements scolaires.
Résultats mesurés : la consommation de boissons sucrées a diminué de 25 % en deux ans, et celle des produits riches en sodium de 17 %. De plus, plusieurs industriels ont reformulé leurs produits afin de réduire les seuils critiques et d’éviter le logo noir. Cette politique démontre qu’une réglementation forte peut changer l’offre et les comportements de manière durable [8].
- Finlande – Projet North Karelia (1972-2012) – Approche communautaire intégrée : dans les années 1970, la région de North Karelia affichait une des plus fortes mortalités par maladies coronariennes au monde. Les autorités finlandaises ont mis en place un programme de prévention communautaire combinant des campagnes d’information, des sessions de formation auprès des professionnels de santé pour dépister et prévenir ces maladies, des partenariats avec l’industrie alimentaire pour développer des produits allégés et des campagnes d’éducation nutritionnelle dans les écoles.
- Résultats mesurés : entre 1972 et 2012, la mortalité coronarienne sur la tranche d’âge des de 35-64 ans a diminué de plus de 80%. Cette expérience démontre l’efficacité d’une approche systémique, de long terme et multi-acteurs [9]
Coronary heart disease mortality in men, 1969–2011.

Contre-exemple : le modèle américain libéral
- États-Unis- Système alimentaire non régulé : Laisser le marché seul réguler l’alimentation entraîne des effets préoccupants : les produits ultra-transformés représentent environ 55 % des calories consommées, l’obésité touche près de 40 % des adultes et le coût sanitaire dépasse 200 milliards de dollars par an [10]. Ce modèle fragilise particulièrement les populations précaires, qui ont un accès limité aux produits frais en raison de contraintes financières et de la présence insuffisante de magasins proposant des aliments sains dans leur environnement immédiat.
La France déploie des propositions pour elle aussi répondre à ces enjeux de précarité et de santé.
- Seine-Saint-Denis (2024) – Expérimentation en cours : chèque alimentaire durable : cette expérimentation sur 1 350 habitants combine aide financière et éducation nutritionnelle. Chaque bénéficiaire reçoit 50 € par mois pendant six mois, utilisables via une carte bancaire dédiée dans les commerces partenaires (épiceries, supermarchés, restaurants) pour l’achat de produits alimentaires. Une bonification de 25 € est accordée pour l’achat de produits sains et durables dans des enseignes spécifiques. Outre l’aide financière, des ateliers culinaires et nutritionnels sont proposés pour enseigner aux participants comment préparer des repas équilibrés à moindre coût, favorisant ainsi une alimentation saine et durable.
Bilan prévu : Cette initiative, soutenue par l’État dans le cadre du programme “Mieux manger pour tous”, est prévue pour durer jusqu’en 2027. Elle pourrait servir de modèle pour une extension à l’échelle nationale si les résultats sont concluants.
Proposition issue du Plan National de Santé Publique 2023-2033
Le gouvernement français a inscrit ces enjeux dans son Plan National de Santé Publique 2023-2033, avec plusieurs mesures concrètes :
- Régulation des pratiques commerciales (horizon 2026) :
Imposer un rééquilibrage des promotions vers les produits sains – objectif de 50 % sur les aliments Nutri-Score A et B. Cette mesure bénéficie d’un large soutien : 78 % des Français l’approuvent selon un sondage IFOP de 2024 [12]. Les premiers effets seraient mesurables dès 2027.
- Reformulation industrielle (engagements volontaires) :
L’exemple de Nestlé, qui a réduit de 10 % le taux de sucre dans ses céréales pour enfants entre 2020 et 2023, ou celui d’Unilever, engagé à diminuer de 25 % le sodium dans ses soupes d’ici 2025, montrent que des évolutions sont possibles [13]. Le gouvernement vise 30 % des industriels engagés dans une démarche de reformulation d’ici 2026.
- Amélioration de l’information et de l’éducation (déploiement 2024-2027) :
– Renforcement du Nutri-Score obligatoire sur tous les produits transformés
– Intégration de l’éducation nutritionnelle dès l’école primaire (programme pilote dans 500 établissements en 2024)
L’alimentation, miroir de nos choix de société
La crise alimentaire actuelle montre que notre système privilégie encore trop la rentabilité immédiate au détriment de la santé publique et de la justice sociale. Pour y remédier, il ne suffira pas de corriger quelques pratiques : il faudra repenser en profondeur la manière dont les entreprises, les pouvoirs publics et les citoyens coopèrent pour garantir à tous une alimentation de qualité.
Au-delà de la lutte contre la malbouffe, la question est aussi de promouvoir une alimentation de qualité pour tous. Le développement de l’agriculture biologique, des circuits courts et de l’agroécologie montre qu’il existe des voies durables conciliant santé, environnement et justice sociale. Certaines collectivités, en introduisant davantage de produits locaux et bio dans les cantines, prouvent que ces solutions peuvent être accessibles si elles s’accompagnent d’un soutien public et d’une meilleure lutte contre le gaspillage. Le véritable enjeu est d’éviter que le « bien manger » ne devienne un privilège, mais reste un droit partagé.
Il faudra se montrer vigilent avant que les coûts sanitaires et sociaux ne deviennent totalement insurmontables. Comme le rappelait Anthelme Brillat-Savarin, magistrat et gastronome français du XVIIIe siècle : « Le destin des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. » Cette maxime n’a jamais été aussi d’actualité.
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Bibliographie
[1] CREDOC (2023). Enquête sur les comportements alimentaires des Français. Paris : CREDOC.
[2] Paturel, D. (2021). Précarité alimentaire et santé. Paris : INRAE Éditions.
[3] ANSES (2022). Aliments ultra-transformés et santé : expertise collective. Paris : ANSES.
[4] Fardet, A. (2018). Halte aux aliments ultra-transformés ! Mangeons vrai. Paris : Thierry Souccar Éditions.
[4b] UFC-Que Choisir (2024). Analyse des promotions en grande distribution : 41 % concernent des produits Nutri-Score D ou E. [En ligne]
[5a] Srour, B., Fezeu, L.K., Kesse-Guyot, E. et al. (2019). Ultra-processed food intake and risk of cardiovascular disease. BMJ, 365, l1451.
[5b] Société française d’endocrinologie pédiatrique (2023). Rapport sur le diabète de type 2 chez l’enfant. Paris : SFEP.
[6a] Assurance maladie (2017). Prévalence du surpoids et de l’obésité chez les enfants de 6-17 ans. Paris : CNAM.
[6b] Santé Publique France (2021). Évolution de l’obésité infantile pendant la pandémie COVID-19. Saint-Maurice : SPF.
[7] DREES (2023). Les dépenses de santé en France : projections à l’horizon 2040. Paris : Ministère de la Santé.
[8] Uauy, R., Corvalán, C., & Reyes, M. (2020). Chile’s food labelling and advertising law for children. The Lancet, 395(10224), 593-594.
[9] Puska, P. (2021). The North Karelia Project: 40 years of prevention of cardiovascular diseases. Global Health Promotion, 28(2), 5-12.
[10] Centers for Disease Control and Prevention (CDC), Adult Obesity Facts, mai 2024
[11] Département de la Seine-Saint-Denis (2024). Chèque alimentaire durable : expérimentation locale. Communiqué officiel. [En ligne]
[12] IFOP (2024). Sondage sur la régulation des promotions alimentaires. Paris : IFOP.
[13] Nestlé (2023). Rapport RSE nutrition Nestlé.