Article de Bruno Leroux (MS EEDD parcours RSEDD 2024-25)
Introduction
La pêche durable, élément incontournable de la thématique Océan ouverte à l’ONU, et dont les prochaines discussions vont prendre place très prochainement au mois de juin à Nice, est mise à mal. Les sujets de conflits se sont multipliés ces dernières années autour du partage de zones de pêche, des quotas et populations des espèces, des techniques de prise, de la taille des bateaux, et des zones protégées notamment.
La pêche en France, ce sont aujourd’hui quelques 4 500 bateaux, 15 000 emplois de marin pêcheurs et plus de 500 000 t de production de poissons¹, crustacés et mollusques. Mais ce sont aussi beaucoup de sujets ouverts notamment autour des aires marines protégées dans le cadre européen. Zones qui en fait n’ont de protégées que le nom selon Daniel Pauly, biologiste marin², puisque la pêche y est très souvent autorisée.
Ce dernier confirme que les ressources halieutiques mesurées par les scientifiques depuis le début du 20ème siècle, se sont effondrées pour un très grand nombre d’espèces. Ce que nous mesurons tient davantage d’une notion de renouvellement de ces dernières. Malgré cela une grande moitié des poissons est menacée à terme.
La baie de Saint-Brieuc, le territoire de la Saint-Jacques
En baie de Saint-Brieuc dans les côtes d’Armor, à l’échelle d’une petite zone côtière, ces sujets sont également d’actualité. Ils sont d’autant plus vitaux qu’ils font vivre eux aussi tout un écosystème. En effet, autour de la coquille Saint-Jacques, ce sont aujourd’hui quelques dizaines de M€ de Chiffre d’affaire directement en criée et environ 700 emplois directs (ceci ne tenant pas compte des ventes de produits conditionnés auprès des particuliers, ni des produits transformés³). La coquille de la baie de Saint-Brieuc correspond à 50% de la pèche nationale de l’espèce. Elle est parmi les crustacés et mollusques, celui qui est le plus consommé en France avec une quantité annuelle de 2,5kg par habitant.
Partant d’une économie florissante à la fin des années 60, la coquille n’a pas été loin de frôler la catastrophe au début des années 80 après des années successives de déclin (régression des populations en baie de Saint-Brieuc de 12 000 tonnes en 1973 à 5 000 tonnes en 1980⁴). En effet, victime de son succès et de sa surpêche, ce produit phare a été l’objet d’une attention toute particulière à la fin des années 80, avec la mise en place de l’un des premiers programmes de cogestion de la ressource.
La coquille, habitat et caractéristiques
La baie de Saint-Brieuc (réserve nationale classée depuis 1988) offre à la coquille Saint-Jacques un terrain de croissance idéal. C’est une des plus grandes baies françaises avec un renouvellement optimal de ses eaux grâce à un marnage très important, un fond composé de sable, vase et de maërl, tout ceci compris entre des profondeurs d’eau de 5 à 40m. Elle est avec la baie de Brest, et la baie de Seine, l’un des principaux gisements de coquille Saint-Jacques d’Europe. Il est aussi celui où la concentration est la plus forte.
Pecten Maximus, communément appelé coquille Saint-Jacques en Atlantique et Manche, est un mollusque bivalve filtreur se nourrissant de phytoplanctons. Son cycle de vie peut aller au-delà d’une dizaine d’années (néanmoins comme elle est pêchée, elle atteint rarement ce seuil). Sa maturité sexuelle débute dès sa deuxième année. Elle est hermaphrodite et ses œufs, au-delà d’une phase larvaire planctonique de quelques semaines, viennent se fixer sur le sable pour commencer leur croissance⁵(naissain).
Elle atteint entre l’âge de 2 ans et demi et 3 ans environ sa taille adulte et devient alors éligible de pêche (une taille minimale est requise depuis les années 1970, qui est au-dessus de 105 millimètres pour sa capture depuis la saison 2024/2025). Sa période de croissance et de reproduction est estivale, c’est à ce moment que sa pêche devient prohibée.
Pourtant son histoire a failli mal finir
Nous sommes dans les années 60, la flotte de bateaux de la baie de Saint-Brieuc passe en une dizaine d’années d’une cinquantaine d’unités à plus de quatre cent. C’est le boom économique et la pêche profite pleinement de la dynamique. Hélas, les réserves de coquilles Saint-Jacques s’épuisent rapidement, et en quelques années elles fondent de quelques dizaines de milliers de tonnes à péniblement 1000 tonnes d’individus en 1965. La prise de conscience est immédiate car la zone de pêche est petite et les bateaux ne reviennent qu’avec quelques centaines de kilos par sortie, après de longues heures de drague. Ceci amène les différents interlocuteurs à prendre dès la fin des années 60 soudainement des mesures d’une radicalité inédite dans le milieu qui vont révolutionner le petit monde de la pêche.
Le premier modèle de cogestion durable pour sauver les gisements du précieux mollusque.
Après les premières mesures de restriction du nombre de bateaux, un nouveau système de cogestion se met progressivement en place. Il démarre il y a une quarantaine d’années, et est sans doute le premier de cet ordre sur le territoire français et repose sur un partenariat novateur entre scientifiques et pêcheurs. Il va déboucher sur deux principes totalement inédits à cette période, celui de numérus clausus pour les immatriculations de bateaux aux jauges définies (13 mètres maximum), et surtout le principe du premier quota de pêche.
Cette union entre les pêcheurs, à travers les instances départementales et régionales de pêches, et les scientifiques (principalement l’Ifremer) sera le socle de cet accord fondateur et innovant pour l’époque entre des parties qu’au premier regard tout opposait. Un des éléments clé de ce pacte est également celui du partage et de la transparence de la donnée. Les échantillonnages lors des débarquements et la mise en place des criées vont permettre de collecter dans le temps des éléments précieux de suivi des populations.
Début des années 80, les premières mesures contraignantes sont prises. Elles vont concerner les quotas à partir de 1983, associé au numérus Clausus des licences de pêche comme mentionné précédemment. Le quota annuel s’applique aux pêcheurs à travers une limitation de prise en quantité maximale à chaque sortie de pêche. De plus, celle-ci devient limitée dans le temps en termes de jours par semaine (deux à trois jours seulement) et de durée quotidienne (45 minutes).
Les périodes annuelles de capture sont également restreintes en fonction de l’état des différents gisements de la baie, principalement entre octobre et avril, correspondant à la période de non-reproduction et de faible croissance des individus. Seule la pêche à la drague sous certaines conditions est utilisée (mesure et caractéristiques des dragues). Le calibrage des dragues et des coquilles est strictement contrôlé et a été progressivement durci dans le temps.
Un système de contrôle lui aussi pionnier est mis en place par les pêcheurs, eux-mêmes aidés par les pouvoirs publics afin de prévenir les risques de fraude nombreux à l’époque. Les affaires maritimes, douanes, services sanitaires, gendarmerie, DGCCRF sont susceptibles d’intervenir à n’importe quel moment. Une surveillance aérienne (à la charge des pêcheurs eux-mêmes) est mise en place lors de chaque sortie⁶, ainsi que des contrôles en mer et à quai.
La pêche devient à ce moment extrêmement exigeante, physique et stratégique car concentrée sur des plages horaires très limitées, avec des risques d’amendes très élevés ou des jours de stationnement au port, qui font de chaque sortie un enjeu majeur pour les flottes de pêche.
Le comité de pêche départemental devient l’instance de référence. L’Ifremer vient contrôler in-situ très régulièrement les populations afin d’évaluer la pérennité de la ressource et préparer les quotas à venir. La coordination entre toutes ces parties prenantes se met en place. Le rituel des 45 minutes de pêche devient le rythme adopté par toute la profession de la coquille.
Et pour quels résultats ?
Aujourd’hui après plus d’une quarantaine d’années d’évaluation, le constat est spectaculaire⁷. Les quotas seront revus à la hausse progressivement. Ils sont à ce jour fixés à 1250 kg par sortie pour la drague, et 500kg pour les bateaux de plongeurs, une nouveauté par rapport à l’époque. Les fameuses 45 minutes ont été revues et sont passées à une heure de pêche.
Parallèlement la taille éligible de capture a augmenté d’années en années et vient de passer de 102 à 105 mm à partir de 2025⁸, pour des dragues dont l’espacement est de 97mm et la taille de 4m2. Les prix se sont maintenus puis ont progressivement augmenté au fur et à mesure du temps, aidés en cela par les quotas et la qualité indiscutable du produit. Ceci permet aux pêcheurs de générer des campagnes rentables et d’éviter les sorties à perte.
En parallèle, après avoir reçu dans un premier temps le « label rouge », la coquille saint jacques de la baie de Saint-Brieuc a également obtenu son indication géographique protégée comme environ 150 autres appellations IGP en France. Reprise par les chefs, elle est mise à la carte des plus grands restaurants. C’est devenu l’or blanc de ce nouveau far Ouest !
L’Ifremer a continué à suivre l’évolution de la population annuellement. Les nouveaux chiffres sont spectaculaires. La reconstitution des stocks progressive jusqu’alors s’est considérablement accélérée ces dernières années de manière quasi exponentielle. La quantité des gisements d’individus a quasiment quadruplé en une quinzaine d’années. La biomasse exploitable est passée de 24000t en 2014 à 80000t en 2024, un record absolu⁹. Sur cette ressource disponible environ 8000t ont été prélevées en 2024 soit un des plus faibles pourcentages jamais constatés.

Ceci est à ce jour un modèle unique de reconstitution des ressources, et est devenu un cas d’école de pêche dite durable. La pêche de coquilles Saint Jacques de la baie de Saint-Brieuc est la seule au niveau européen à avoir reçu le label MSC¹⁰¹¹. Il existe quatorze pêcheries à ce jour opérant sous ce label en France, même si des controverses existent par rapport à leur démarche auprès de la grande distribution.
Une drague un peu lourde pour le maerl
Bien sûr il reste encore de nombreux éléments à améliorer et observer. En premier lieu, l’évolution de la qualité planctonique ainsi que le réchauffement de l’eau sont étudiées de très près. Ces deux éléments auraient à ce stade plutôt des effets neutres à favorables. Les espèces invasives, crépidules et autres poulpes, n’ont pas non plus eu, à ce jour, d’impacts négatifs sur la population.
Cette pêche même qualifiée de côtière et artisanale, n’est pas non plus sans conséquences sur l’écosystème marin et ses fonds. Les zones de drague sont contrôlées, et le sujet du maërl est sérieusement pris en compte. Cet agrégat d’algues rouges calcaires a un rôle quasi similaire à celui des récifs de corail, à savoir celui de nurserie et de développement de nombreuses variétés d’espèces qu’il héberge.
Sous l’effet des chaluts, ce dernier est remué, venant perturber les écosystèmes fragiles des juvéniles et des algues. Il a été décidé de cartographier plus finement ces zones afin de les contourner grâce au système GPS. Enfin l’intelligence artificielle devrait également permettre à l’Ifremer d’affiner ses modèles dans le temps afin de mieux gérer la ressource dans la prévision des quotas.
D’autre sujets connexes sont également à l’étude. Ils portent sur la réutilisation et la valorisation des coquilles¹² qui sont à ce jour considérées comme déchets. La coquille peut être considérée comme piège à carbone et pourrait faire l’objet de différentes solutions de valorisation et réutilisation. Le CSBT à Bayeux¹³ devrait lancer opérationnellement en 2026 son usine de production de poudre de carbonate de calcium à partir de coquilles pour l’industrie, une première en Europe…au lieu de le puiser des mines. Le projet répondra à la demande de 0,13% du marché national.
Conclusion
Il aura donc fallu sonner le signal d’alerte pour qu’enfin les parties prenantes se mettent autour de la table pour élaborer le premier système de cogestion des ressources de pêche en France. Le principe de pêche durable est un sujet complexe autour duquel les parties prenantes doivent nécessairement trouver des points d’ancrage, qui évoluent au fur et à mesure du temps. Le cas de la coquille Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc l’illustre parfaitement.
Les instances de gouvernance auront été clés dans l’élaboration de ce succès, au même titre que la délégation de la décision confiée aux instances locales de pêche. Le contrat de confiance entre scientifiques et pêcheries aura également joué à plein. Les données sont partagées et accessibles à tous, la transparence aura été un levier fort dans la prise de décision difficile des premiers quotas.
Quelques dizaines d’années plus tard, la ressource est de nouveau présente à profusion, les revenus des pêcheurs se sont maintenus dans le temps, et les scientifiques, enfin reconnus, sont définitivement associés au pilotage. Même les écoles et les classes de la région vont visiter ce modèle de pêche durable¹⁴. L’or blanc peut enfin renaître peut-être pour des générations…
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Sources
¹ Les grands défis – Pour une pêche durable Ifremer 25/03/2022
² Daniel Pauly. Un océan de combats, de David Grémillet, éditions Wild Project, mai 2019
³ Criées des Côtes d’Armor. Gurvan Rolland tient la barre par temps agité – Bretagne Économique
⁴ Dossier de la pêche à l’aquaculture : l’élevage de la coquille saint-jacques / P-G. FLEURY J-C. DAO et coll. / Equinoxe (Ifremer), 1992-05 , Vol. 38 , P. 20-27
⁵ Éléments de connaissance sur le cycle biologique de la Coquille Saint-Jacques européenne (Pecten maximus) en Manche. Eric Foucher, Spyros Fifas Septembre 2012 Ifremer/Archimer
⁶ Analyse des stratégies de contrôle dans une pêcherie gérée par l’effort de pêche : le cas de la pêcherie de coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc Par Bertrand Le Gallic, Spyros Fifas, Marie Lesueur, Nicolas Roncin, Carole Ropars-Collet et B. Le Gallic / Nature science et société 2010
⁷ GISEMENT DE COQUILLES SAINT-JACQUES DE LA BAIE DE SAINT-BRIEUC. Campagne COSB 2022 d’évaluation directe (17-30/08/2022) Ifremer Projet COSB – Coquilles Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc – France Filière Pêche
⁸ COMITE REGIONAL DES PECHES MARITIMES DÉCISION N°129-2024 DU 26 SEPTEMBRE 2024 FIXANT LES modalités DE RATTRAPAGE DE PÊCHE DES COQUILLES SAINT-JACQUES POUR LE GISEMENT DE LA BAIE DE SAINT-BRIEUC CAMPAGNE 2024-2025
⁹ Données Ifremer La Saint-Jacques de Saint-Brieuc, de la pénurie à l’abondance – Les Echos Marie Bellan 18/12/2024
¹¹ Le Marine Stewardship council est une ONG à visée scientifique qui vient labelliser les pêcheries où les ressources sont mesurées et préservées dans le temps. Site MSC
¹² Recycling of seashell waste in concrete: A review – ScienceDirect
¹³ La première usine de recyclage de la coquille Saint-Jacques en Europe construite à Bayeux
¹⁴ A COMMITMENT TO SUSTAINABLE SCALLOP FISHING SCALLOP IN ERQUYUNESCO – Sipa Press | Bambasi Prod