Article de Caroline Quilleré-Bédon (MS EEDD parcours RSEDD 2024-25)

Un siècle de réflexion sur les nouveaux modèles urbains

A l’échelle mondiale, plus d’un homme sur deux vit en ville (1 sur 10 en 1900). Si l’Afrique et l’Asie comptent encore une majorité de ruraux, la croissance des villes y est rapide, et les urbains devraient devenir majoritaires d’ici 2030.

La concentration des populations en milieu urbain pose des défis sociaux, environnementaux et logistiques importants. Depuis le début du XXème siècle, de nombreux urbanistes, sociologues et géographes tendent à ré-inventer une approche plus soutenable, plus vivable et plus juste d’un modèle qui existe depuis 5000 ans.

La « ville du quart d’heure » est un concept urbanistique qui vise à transformer nos villes pour les rendre plus vivables, durables et équitables. Introduit par l’urbaniste Carlos Moreno, dans son ouvrage “Droit de cité, de la « ville monde » à la « ville du quart d’heure » (Moreno 2016), il propose que les résidents puissent accéder à tous leurs besoins essentiels (travail, commerces, santé, éducation, loisirs) en un quart d’heure à pied ou à vélo. Carlos Moreno propose également de démultiplier les usages d’un bâtiment normalement à usage unique.

Cette approche a trouvé dans la lutte contre le réchauffement climatique un puissant relais, qui explique en partie son succès et son adoption par plusieurs réseaux internationaux regroupant des villes (C40, CGLU), le modèle de la ville du quart d’heure permettant de diminuer massivement les émissions de gaz à effet de serre.

Mais bien avant que le terme “ville du quart d’heure” ne soit popularisé, des théories urbanistiques et des études ont mis en lumière l’importance de la proximité dans l’organisation des villes suivant le principe de la “ville compacte” et de la “mixité fonctionnelle”.

Un champ de théories scientifiques et urbanistiques, socle de la ville du quart d’heure 

L’Urbanisme de Jane Jacobs

L’urbaniste américain Clarence Stein théorisait déjà dans les années 1920 l’unité de voisinage “neighboorhood unit” dont l’échelle était le quart d’heure de marche, mais ce sont les travaux influents de Jane Jacobs qui furent repris à Portland (Oregon) dans les années 2000 pour donner naissance au quartier de 20 minutes, mettant en avant les « milieux de vie complets » et les « courtes distances ». (Jacobs,1961)

Principe d’unité de voisinage, Clarence Stein, 1920.
Principe d’unité de voisinage, Clarence Stein, 1920.

Jane Jacobs, dans son livre,”The Death and Life of Great American Cities” publié en 1961, avait critiqué les modèles de développement urbain de l’époque et prôné des quartiers denses et diversifiés où les résidents peuvent interagir facilement. Jacobs a montré que la vitalité urbaine repose sur la proximité et la mixité des fonctions.

Ses principales critiques portaient sur :

  • le zonage monofonctionnel : il sépare strictement les zones résidentielles, commerciales et industrielles. Jane Jacobs démontre que cette séparation des usages conduit à des quartiers sans vie, manquant de diversité et d’interaction humaine. Selon elle, la mixité fonctionnelle est essentielle au dynamisme et à la sécurité des quartiers.
  • les grands projets de réaménagement urbain : souvent menés par des autorités centralisées qui démolissent des quartiers entiers pour créer des complexes de logements ou des centres commerciaux, ces projets peuvent détruire le tissu social existant et aboutissent à des environnements stériles et inhospitaliers.
  • la priorité donnée à la voiture dans la planification urbaine :  les larges avenues, les autoroutes urbaines et les nombreux parkings ont, selon elle, contribué à dégrader les espaces piétonniers et à fragmenter les quartiers. Jane Jacobs prône des rues conviviales pour les piétons, avec une attention particulière à l’échelle humaine.
  • les espaces ouverts mal conçus : tels que les vastes parcs ou places sans une fonction claire ou sans une animation suffisante. Ces espaces peuvent devenir des lieux de criminalité et d’anomie sociale. Jacobs plaide pour des petits parcs et places bien intégrés dans le tissu urbain.
  • la destruction des quartiers historiques : souvent remplacés par des constructions modernes impersonnelles. Elle souligne l’importance de la préservation architecturale et de la continuité historique dans la création de quartiers vivants et attrayants.
  • le manque de participation des habitants dans les processus de planification urbaine, arguant que les résidents ont une connaissance précieuse de leur quartier et devraient être impliqués dans les décisions qui les concernent.

La Théorie des Lieux Centraux de Christaller

Walter Christaller, géographe allemand, a développé dans les années 1930 une théorie fondamentale en géographie urbaine et économique connue sous le nom de Théorie des Lieux Centraux (en allemand, Zentrale-Orte-Theorie). Cette théorie vise à expliquer la distribution spatiale des villes et des services à travers un territoire.

La Théorie des Lieux Centraux propose que les activités humaines, en particulier les services et les commerces, soient organisés de manière hiérarchique autour de centres appelés “lieux centraux”. Ces lieux centraux fournissent des biens et des services à une population dispersée sur une zone géographique définie.

Représentation graphique de la ville polycentrique de Carlos Moreno, 2016.
Représentation graphique d’une ville selon la théorie des lieux centraux, Walter Christaller, 1930.

Christaller identifie plusieurs niveaux hiérarchiques de lieux centraux :

  • Niveau le plus bas : petits centres qui fournissent des biens et services de base (épiceries, écoles primaires, soins médicaux de base).
  • Niveau intermédiaire : centres moyens offrant une gamme plus large de services (supermarchés, lycées, hôpitaux).
  • Niveau supérieur : grands centres urbains qui proposent des services spécialisés et rares (universités, grands hôpitaux, centres commerciaux).

Pour maximiser l’efficacité et minimiser les coûts de transport, Christaller propose une disposition en hexagones afin de représenter la zone d’influence de chaque lieu central. Les hexagones permettent une couverture continue et sans chevauchement du territoire, chaque centre se trouvant à une distance égale des centres voisins.

Christaller introduit la notion de seuil et de portée.

  • Le seuil est le nombre minimum de personnes nécessaires pour qu’un service ou un commerce soit rentable. Par exemple, une petite épicerie aura un seuil plus bas qu’un grand magasin.
  • La portée est la distance maximale que les gens sont prêts à parcourir pour accéder à un service. Les services de base auront une portée plus courte, tandis que les services spécialisés auront une portée plus longue.

Certaines critiques soulignent que la Théorie des Lieux Centraux simplifie trop les réalités complexes des dynamiques urbaines et régionales. Les facteurs culturels, historiques et politiques ne sont pas suffisamment pris en compte. Cette théorie est aussi critiquée pour son caractère statique, ne prenant pas en compte les évolutions rapides des technologies de transport et de communication qui modifient constamment les schémas de distribution des services.

Le Corbusier : une vision de l’organisation de la ville contestée

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Corbusier, jeune architecte qui avait encore peu construit, présenta au Salon d’automne de 1922 un plan représentant ce que pourrait être Paris demain, dégagé de toute construction antérieure. La rue traditionnelle était bannie, remplacée par plusieurs niveaux de circulation séparés et par des axes routiers reliant trois secteurs : un centre d’affaires, un quartier résidentiel central de 24 gratte-ciels logeant 500 000 habitants entouré d’espaces libres et une périphérie d’usines et des cités-jardins éloignées..

L’architecte prend en compte la nouvelle donne produite par le développement de l’automobile :

« La circulation automobile introduit un système nouveau qui ne date pas de dix ans et qui bouleverse totalement le système cardiaque de la ville » (Michel, 2017)

Le projet est présenté au salon des arts décoratifs de 1925 et publié dans L’Esprit nouveau [L’Esprit nouveau n°28, numérisé sur le site de la bibliothèque de la Cité de l’architecture et du patrimoine, image n°59]. Il comprend une cité d’affaires de 240 hectares allant de la place de la République à la rue du Louvre et de la gare de l’Est à la rue de Rivoli. Dix-huit gratte-ciels cruciformes (dans lesquels résideraient 500 à 700 000 personnes) y sont prévus. Ce projet ne verra jamais le jour.

Pourquoi la Ville du Quart d’Heure ? Avantages et Objectifs

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, le développement urbain s’est accompagné d’un étalement et d’une séparation spatiale des différentes activités humaines. De nombreuses personnes résident loin de leurs emplois, loisirs, n’ont pas le temps d’avoir des relations sociales.

L’objectif de la Ville du Quart d’Heure est de reconstruire un humanisme urbain, un nouveau mode de vie dont le socle est l’écologie, l’économie et le social, un nouvel humanisme dont le fil conducteur sera la proximité.

Représentation graphique de la ville polycentrique de Carlos Moreno, 2016.
Représentation graphique de la ville polycentrique de Carlos Moreno, 2016.

La théorie de Carlos Moreno propose de sortir du centre ville, d’aller vers une ville polycentrique. Une ville dans laquelle le cercle n’a pas de centre, car il n’est nulle part, il est partout. En supposant que chaque fonction de la ville (se nourrir, se loger, travailler, se divertir, se soigner), la théorie de Carlos Moreno rejoint la notion de bien-être  :

  • Bien-être personnel : du temps pour soi et pour les proches
  • Bien-être social : pour mieux vivre avec ses voisins et ses collègues de travail
  • Bien-être écologique : empreinte CO2 plus positive et dans une ville beaucoup plus inclusive

Il propose le concept de nouvelle circularité pour la ville, une circularité fonctionnelle.

Les avantages de la ville du quart d’heure présentés par C. Moreno sont nombreux (Morena, 2024) :

  • Réduction des émissions de CO2

En favorisant les déplacements à pied ou à vélo, la ville du quart d’heure contribue à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Moins de voitures signifie moins de pollution atmosphérique et une meilleure qualité de l’air.

  • Amélioration de la qualité de vie

La proximité des services et des lieux de travail permet de diminuer le stress et le temps passé dans les transports. Les habitants peuvent ainsi consacrer plus de temps à des activités personnelles et familiales.

  • Renforcement du tissu social

En encourageant les interactions de proximité, ce modèle permet de renforcer les liens communautaires et de créer des quartiers plus solidaires et vivants.

  • L’accessibilité économique

Elle doit être tout aussi importante sur la rapidité et la commodité des déplacements. Les agglomérations qui œuvrent à rendre plus équitables l’accès aux ressources, notamment aux marchés, aux magasins et aux écoles, prouvent qu’elles sont plus durables et qu’elles peuvent renforcer le lien entre l’individu et sa communauté.

Deux critiques de l’approche : limitation des libertés et gentrification des villes

La ville du quart d’heure, cible d’une campagne de dénigrement basée sur l’atteinte des libertés

En 2022, durant la période de post-confinement et de décélération du COVID, la ville d’Oxford (ancienne ville médiévale dans laquelle il est difficile de circuler) a mis en place un plan de filtrage du trafic pour réduire la congestion automobile, en divisant la ville en six zones et en limitant l’utilisation des voitures privées à 100 jours par an.

Cette mesure a suscité des craintes et des théories du complot sur les réseaux sociaux, notamment sur le fait que cette mesure visait à confiner les habitants dans leurs zones de résidence. Un amalgame redoutable, mené par des personnalités de premier plan telles que Katie Hopkins, une personnalité familière des téléspectateurs britanniques associa des mesures visant à alléger le trafic routier à la restriction de la liberté de mouvement (Jeffries, 2023).

Ces prises de position ont alimenté des inquiétudes plus larges sur des mesures liberticides prétendument imposées par les “élites globales” pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, et ont entraîné une réaction complotiste accrue. Carlos Moreno, associé à l’idée de la “ville du quart d’heure”, est devenu une cible pour les conspirationnistes. Plusieurs hommes politiques britanniques leur embrayèrent le pas, décelant dans la ville du quart d’heure un « concept socialiste international » (Reid, 2023).

Katie Hopkins 
Katie Hopkins

 

Gentrification des villes, télétravail et multi-résidence comme limite du modèle

Le modèle de la ville du quart d’heure qui repose sur l’accessibilité économique se heurte tout d’abord à la logique de valeur foncière de certains quartiers.

“Notre organisation sociopolitique laisse se déployer en toute liberté les logiques ségrégationnistes du marché foncier, le seul marché de biens rares stratégiques non régulé, et laisse grandir sans aucun frein des inégalités délétères dans l’usage de la ville et l’accès à ses services.”
(Veltz 2021)

La découverte des possibilités de télétravail, réservées aux cadres, permettent à certains de s’affranchir de la pénibilité des congestions de toutes sortes et de profiter la ville du quart d’heure mais aussi de bénéficier d’une multi-résidence offrant un cadre de vie très agréable, contrairement à d’autres professions, dépendantes de transports longs, chronophages ou aux horaires décalés.

Des exemples inspirants : les villes qui ont adopté le modèle

Toutefois, les villes du réseau C40, rassemblant 100 maires des principales villes du monde unis dans l’action pour faire face à la crise climatique, plébiscitent le modèle de la ville du ¼ d’heure et testent de nouveaux aménagements urbains.

 

Paris : la Ville des 15 Minutes

Sous l’impulsion de la maire Anne Hidalgo, et avec l’ambition de neutralité carbone en 2050, Paris a adopté le concept de la ville du quart d’heure. En 2016, l’interdiction des voitures en bord de Seine, puis la construction de 10 000 km de voies cyclables, la suppression de 60 000 stationnements pour véhicules privés, la piétonisation des rues, et la création d’écoles de quartier témoignent de cette transformation.

 

Melbourne : la Ville des 20 Minutes

Melbourne en Australie, dans le cadre du Melbourne plan 2017-2050, a mis en place le concept de “20-minute neighbourhoods” (quartiers de 20 minutes). Ce projet vise à permettre aux résidents de répondre à leurs besoins quotidiens en moins de 20 minutes de marche ou de vélo.

 

 

Portland : une Approche Intégrée

Portland, aux États-Unis, est reconnue pour son urbanisme innovant. La ville a développé un réseau dense de pistes cyclables et de transports en commun, favorisant ainsi des déplacements plus courts et plus verts.Elle a adopté en 2015 un plan climatique qui se fixe comme objectifs de faire en sorte que tous les besoins fondamentaux soient comblés à distance de marche ou de vélo pour 80% des résidents, en particulier les habitants des quartiers les plus pauvres.

 

 

Milan : l’Écoquartier Porta Nuova

À Milan, l’écoquartier Porta Nuova illustre parfaitement le concept de la ville du quart d’heure. Conçu comme un quartier mixte avec des espaces de travail, de loisirs et des résidences, il permet aux habitants de vivre sans dépendre de la voiture.

Conclusion : vers une Nouvelle Ère Urbaine

La ville du quart d’heure n’est pas seulement un modèle théorique, mais une réalité en cours de développement dans de nombreuses métropoles. En repensant l’organisation de nos villes, ce concept promet de créer des environnements plus durables, humains et agréables à vivre. Il représente une réponse innovante aux défis urbains contemporains, tels que le changement climatique, la pollution et le bien-être des citoyens.

Bibliographie  

Disponible sur: https://www.prospectmagazine.co.uk/society/cities/60923/what-is-freedom-15-minute-city-conspiracies-show-just-how-little-some-understand-i

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.