Article de Nathalie Ferrant (MS EEDD parcours RSEDD 2024-25)

Introduction

L’industrie des services de paiements, qui gère l’infrastructure permettant aux personnes et aux entreprises de payer des biens et des services, affiche pour les choses de l’environnement une splendide indifférence. Est-ce vraiment une surprise, quand on sait l’importance croissante de la technologie dans les transactions de paiement, de plus en plus dématérialisées ? L’argent semble se déplacer d’un compte ou d’une main à l’autre sans nécessiter de véhicules carbonés ni de fumantes usines…

L’environnement n’est pas une priorité pour le secteur des paiements

Ainsi, les professionnels du paiement se concentrent sur de toutes autres priorités – ce que confirme chaque nouvelle étude, chaque nouveau salon professionnel. Un sondage récent auprès des professionnels du paiement, mené par Payments Association¹, montre que seuls 6% pensent que l’ESG est la plus grande opportunité pour leur secteur; le résumé des sujets clés identifiés ne mentionne aucun enjeu ESG. Une étude du BCG sur les enjeux du secteur des paiements², publiée en octobre, liste huit sujets clés mais aucun dans le domaine de l’ESG – malgré la place considérable occupée par l’IA dans les prospectives ; idem pour une étude de McKinsey également publiée en octobre³ qui identifie six tendances clés, dont aucune en lien avec l’environnement…

Pourtant, le volume considérable des paiements effectués chaque seconde amène à questionner son impact environnemental…

Pourtant, les services de paiement sont utilisés quotidiennement par tous, partout sur le globe. 3,4 trillions de transactions de paiements sont effectuées dans le monde chaque année⁴ – soit plus de 9 milliards par jour, ou plus de 100 000 par seconde. Toutes ces transactions, extrêmement cyber-sécurisées, impliquent plusieurs acteurs et doivent typiquement rester stockées électroniquement pendant au moins 5 ans⁵…

Un tel volume d’activité peut-il être réalisé sans impact physique ? En d’autres termes, l’argent en mouvement est-il réellement neutre en termes environnementaux, ou les acteurs de l’industrie devraient-ils s’emparer de cette problématique pour réduire leur empreinte ?

Pour en savoir plus, nous allons revoir le déroulement d’une transaction de paiement pour comprendre le nombre et la complexité des acteurs impliqués ; puis nous jetterons un œil aux rapports ESG des plus grands acteurs du secteur (désormais tenus par la réglementation de communiquer sur leur empreinte environnementale), et enfin nous regarderons des analyses du cycle de vie sur l’ensemble d’une transaction, réalisées par des universitaires et commandités par des banques centrales ou des pionniers du secteur sur l’impact spécifique des paiements.

Déroulement d’une transaction de paiement

Les transactions de paiement sont réalisées par un écosystème de multiples sociétés

Chaque transaction de paiement, lorsqu’elle est réalisée électroniquement, implique au moins 4 acteurs (banque émettrice, processeur ou réseau de cartes, banque acquéreuse, marchand), auxquels s’ajoutent, selon les situations, d’autres intermédiaires (passerelles de paiement, fournisseurs de terminaux de paiements, fabricants de cartes, etc.), chacun gérant sa propre infrastructure qui contribue au processus. Le schéma ci-dessous⁶  décrit de façon simplifiée une transaction de paiement par carte chez un commerçant :

Les paiements en espèces, eux, impliquent bien sûr une chaîne de valeur physique liée à la fabrication et au transport des pièces et billets. Aussi, l’empreinte environnementale d’un seul acteur ne donne qu’une idée partielle de l’impact de l’activité, d’autant que les logiques commerciales impliquent que les acteurs de la chaîne ne sont pas linéairement clients / fournisseurs les uns des autres. Les ordres de grandeur permettent cependant d’avoir une première idée approximative des sujets clés.

L’impact des poids lourds du secteur

A l’exception des fabricants de terminaux et de cartes, les principaux acteurs du paiement sont fondamentalement des sociétés de haute technologie. Leurs principaux impacts environnementaux sont les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie ; l’utilisation d’eau ou les impacts biodiversité restent très faibles. La plupart des acteurs affichent en 2023 des bilans carbone de l’ordre de plusieurs centaines de milliers de tCO2e sur les 3 scopes. C’est certes loin, très loin des 124mn tCO2e communiqués par un poids lourd de l’industrie lourde comme Arcelor Mittal en 2020⁷, mais suffisant malgré tout pour y prêter un peu d’attention. Les biens et services achetés sont souvent, de très loin, le plus gros poste d’émission, et se comprennent dans le cadre d’une analyse de cycle de vie (que nous verrons plus loin).

Des émissions liées à l’infrastructure technologique

Les postes d’émissions suivants mettent cependant en lumière quelques thèmes à prendre en considération. Gérant une infrastructure numérique colossale, certains acteurs communiquent ainsi sur les émissions liées à leurs data centers. Mastercard, par exemple, indique que les siens émettent 31 780tCO2e en 2023⁸ ; Fiserv communique 60 300 tCO2e en 2022⁹. Ces chiffres apparemment modestes sont cependant à mettre en regard d’acteurs pointés du doigt pour l’impact environnemental lié à leur activité numérique – ainsi, l’activité Streaming de Netflix génère… 34 396tCO2e¹⁰, un ordre de grandeur très comparable à celui des leaders du paiement. Les impacts numériques du secteur mériteraient donc une certaine attention.

Des émissions liées aux déplacements

Par ailleurs, le caractère écosystémique des services de paiements, qui pour chaque transaction impliquent de multiples participants, et leur dimension intrinsèquement internationale fait que les déplacements professionnels sont nombreux, internationaux et souvent réalisés en avion. Le bilan carbone des déplacements des sociétés de paiement, ramené au nombre d’employés, montre que sans action drastique, impliquant une vraie réflexion sur l’organisation, les employés ne seront jamais en mesure de d’approcher de l’objectif de 2tCO2e/individu en 2050 pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris – car aujourd’hui l’empreinte carbone des déplacements par employé oscille entre 1,7tCO2e et près de 3tCO2e pour Tencent, leader chinois du secteur¹¹:

Sans être de gros émetteurs par rapport à d’autres industries, les acteurs du paiement devraient donc s’emparer de ces sujets et réfléchir activement à la réduction de leur empreinte carbone, notamment en lien avec l’infrastructure informatique et les déplacements.

Cependant, pour comprendre le réel impact du secteur, et de l’ensemble de l’écosystème de paiement, il importe de considérer le cycle de vie complet d’une transaction de paiement. Des études académiques commanditées par le régulateur, ou par des leaders de l’industrie, ont réalisé cet exercice et offrent une nouvelle perspective basée sur l’analyse du cycle de vie des paiements.

Le poids d’un écosystème ! Les leçons de l’analyse du cycle de vie d’un paiement

Deux principales études récentes étudient les impacts environnementaux des services de paiement : l’une de novembre 2023, commanditée par Worldline, un leader du secteur, auprès d’un professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine-PSL¹², et l’autre publiée en avril 2024 par Oxford Economics¹³, commanditée par la European Digital Payments Industry Alliance.

Analyse d’une transaction en Belgique : une réelle réduction des impacts semble possible

La première étude analyse l’impact des paiements sur le marché belge, où les paiements en espèces restent dominants quoique progressivement distancés par les paiements électroniques. L’impact « comprend à la fois des éléments visibles, tels que les cartes bancaires en plastique et les terminaux de paiement, et des éléments invisibles, tels que les réseaux de télécommunications et les centres de données » ; il dépend du type de paiement effectué :

Ces impacts de quelques grammes par transaction sont à mettre en regard des volumes considérables réalisés – 152 milliards de paiements par carte sur le marché belge en 2023 par exemple¹⁴, représentant donc environ 415 000 tCO2e sur l’année en supposant que 3% des paiements sont faits en ligne.

Il s’agit là d’un impact relativement faible, mais qui offre un potentiel de réduction  conséquent : l’étude souligne que l’objectif d’une empreinte d’1g par transaction semble plausible, et propose un ensemble de mesures pour y parvenir : arrêt de l’impression des tickets par les commerçants, prolongation de la durée de vie des cartes et terminaux de paiement, réduction du recours au processus d’authentification pour les transactions en ligne, optimisation des systèmes informatiques et de la consommation d’énergie…

Ces solutions semblent en effet réalistes et pourraient générer des réductions d’émissions notables, mais requièrent une mobilisation de l’ensemble de l’écosystème (banques, processeurs, réseaux de cartes, marchands, régulateur…) qui implique que l’industrie s’empare collectivement du sujet et initie une vraie dynamique de transformation environnementale.

Analyse d’un paiement dans trois pays : également des opportunités de réduction des impacts

L’étude d’Oxford Economics, de son côté, analyse le cycle de vie des paiements en Finlande, en Allemagne et en Italie, trois pays aux niveaux de maturité différents en termes de digitalisation des paiements. Notant les mêmes matérialisations physiques que la première étude (cartes, terminaux de paiement, et billets, pièces, distributeurs automatiques de billets…), elle arrive cependant à des estimations d’émissions un peu plus élevées :

Ainsi, il est à noter que l’impact d’un paiement en espèces en Finlande, élevé du fait du faible nombre de paiements maintenant réalisés ainsi dans ce pays et de la distance à parcourir pour atteindre un distributeur, est comparable à 60 minutes de visionnage d’un film Netflix en Europe.

Cette étude identifie des opportunités de réduction essentiellement concentrées dans la production physique des cartes et terminaux de paiement, et également dans la production de billets et de pièces. L’accélération de la digitalisation des paiements constitue par ailleurs une opportunité importante de réduction des émissions. Des actions telles que l’augmentation de la longévité des cartes et des terminaux de paiement et l’utilisation de smartphones plutôt que de cartes plastiques sont recommandées par les auteurs, qui notent également l’importance de la mobilisation des différents acteurs du secteur (régulateurs, fabricants de cartes et terminaux, marchands…).

En conclusion

Bien qu’ayant relativement peu d’impact sur l’environnement par rapport à d’autres secteurs d’activité, l’industrie des services de paiement contribue elle aussi aux émissions de gaz à effet de serre et à la consommation d’énergie. Diverses solutions peuvent permettre de réduire considérablement ces impacts, mais requièrent que tous les acteurs de l’écosystème initient collectivement une dynamique de transformation. Malgré sa complexité, une telle dynamique paraît tout à fait à la portée de cette industrie en pleine transformation digitale, et habituée à travailler en groupe, dans un écosystème sophistiqué – à chaque acteur de prendre en main son activité et de porter au sujet l’intérêt qu’il mérite.

Sources

¹ PAY360. State of the Industry Survey [en ligne] (page consultée le 28/11/2024). (https://pay360event.com/wp-content/uploads/2024/08/PAY360-infographic-5.pdf?__hstc=205882892.7b627098713dfedfa5e934031ee54151.1730664594160.1730664594160.1732813641461.2&__hssc=205882892.3.1732813641461&__hsfp=3156926313 – )

² Boston Consulting Group. Fortune Favors the Bold – Global Payments Report 2024 [en ligne] (page consultée le 03/12/2024) (https://www.bcg.com/publications/2024/fortune-favors-bold-global-payments-report )

³ McKinsey. Global payments in 2024: Simpler interfaces, complex reality [en ligne] (page consultée le 03/12/202)  (https://www.mckinsey.com/industries/financial-services/our-insights/global-payments-in-2024-simpler-interfaces-complex-reality#/ )

⁴ Idem

⁵ Anti-Money Laundering. Record-keeping and retention [en ligne] (page consultée le 3 décembre 2024). https://anti-money-laundering.eu/record-keeping-and-retention/#Types_of_Records

⁶ Schéma inspiré des schémas et descriptions de processus de Marketpay (Marketpay. Processeur de paiement : définition et conseils pour bien choisir [en ligne] – page consultée le 20/04/2025 https://market-pay.com/blog/processeur-de-paiement-definition-et-conseils-pour-bien-choisir), Worldline (Worldline. Votre guide pour des paiements en ligne en toute simplicité  [en ligne] – page consultée le 20/04/2025 https://support.worldline.com/content/dam/worldline/local/fr-fr/documents/ebook/ebook-worldline-payments-guide-fr.pdf) et SDK (SDK. Debit Card Processing: Transaction, Flow, Fees and Payment Card Technologies [en ligne] – page consultée le 20/04/2025 https://sdk.finance/debit-card-payments-processing-the-payment-flow-fees-and-technologies/)

⁷ Arcelor Mittal. Climate Action Report 2 – July 2021 [en ligne] (page consultée le 28/11/2024) https://corporate-media.arcelormittal.com/media/ob3lpdom/car_2.pdf

⁸ Mastercard. Doing well by doing good. Mastercard 2023 Environmental, Social and Governance Report [en ligne] (page consultée le  05/12 2024) https://www.mastercard.com/content/dam/public/mastercardcom/na/global-site/documents/mastercard-esg-sustainabilty-report-2023.pdf

⁹ Fiserv. Create impact and value together – 2023 Corporate Social Responsibiliy Report [en ligne] (page consultée le 28/11/2024) https://susrepsmain.blob.core.windows.net/files/Fiserv%20Inc%202023%20CSR%20Report.pdf

¹⁰ Netflix. Environmental Social Governance Report 2023 [en ligne] (page consultée le 28/11/2024) https://s22.q4cdn.com/959853165/files/doc_downloads/2024/6/2023-Netflix-Environmental-Social-Governance-Report.pdf

¹¹ Rapports mentionnés ci-dessus et :

Visa. 2023 Corporate Responsability & Sustainability Report. [en ligne] (page consultée le 28/11/2024). https://usa.visa.com/content/dam/VCOM/regional/na/us/about-visa/documents/2023-corporate-responsibility-sustainability-report.pdf

Tencent. Environmental, Social and Governance Report 2023 [en ligne] (page consultée le 05/12/2024). https://static.www.tencent.com/uploads/2024/05/29/045cba29b4153119f3cd17c406ac2433.pdf

Worldline. 2023 Universal Registration Document [en ligne] (page consultée le 05/12/2024) https://investors.worldline.com/content/dam/investors-worldline-com/assets/documents/regulated-information/worldline-urd-2023-en.pdf

¹² Worldline. Accélérer la décarbonisation des paiements [en ligne] (page consultée le 6 décembre 2024) (https://worldline.com/fr-fr/campaigns/corporate/comment-decarboniser-les-paiements#form)

¹³ Oxford Economics (avril 2024). The environmental impact of digital over cash payments in Europe – white paper report for the European Digital Payments Industry Alliance [en ligne] (page consultée le 2 décembre 2024) (https://www.oxfordeconomics.com/resource/the-environmental-impact-of-digital-over-cash-payments-in-europe/ )

¹⁴ Banque Nationale de Belgique. Statistiques en ligne [en ligne] (page consultée le 28 novembre 2024) (https://stat.nbb.be/Index.aspx?DataSetCode=PAYSTAT2&lang=fr )

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