Article de Adilath Zato (MS EEDD parcours IGE 2023-24)
L’économie sociale et solidaire (ESS), approche économique qui privilégie les aspects sociaux, éthiques et solidaires par rapport à la rentabilité, serait-elle la clé de voûte manquante au continent Africain pour un développement plus inclusif et durable ?
Le développement durable selon la Théorie du Donut
L’économiste Kate Raworth (Raworth, 2017) définit le développement durable comme un espace juste et sûr dans lequel l’humanité entière doit entrer et évoluer de manière à “satisfaire les besoins de chacun en préservant le monde vivant dont nous dépendons tous”.
Schématiquement, cet espace juste et sûr se situe entre deux anneaux, dont la forme donne son nom au concept de Raworth : la théorie du Donut. L’anneau interne du Donut représente le fondement social qui définit les nécessités de la vie dont personne ne devrait manquer. Douze bases qui incluent : « une alimentation suffisante ; une eau potable et des conditions sanitaires décentes ; l’accès à l’énergie, (…) à un logement correct ; l’accès à l’éducation et aux soins de santé ; un revenu minimum et un travail digne de ce nom ; l’accès aux réseaux d’information et de soutien social » (Raworth, 2017).
Quant-à l’anneau externe du Donut, il s’agit des 9 limites planétaires établies par les scientifiques du Stockholm Resilience Centre, telles que les changements climatiques, l’acidification des océans, le changement d’affectation des terres. Ils représentent “les limites que nous ne devons pas dépasser si nous voulons préserver la stabilité de notre foyer” (Raworth, 2017).
Le retard de l’Afrique dans l’établissement du fondement social
Le modèle de croissance économique adopté à l’échelle mondiale a permis à de nombreuses communautés d’améliorer leurs conditions sociales, bien que ces progrès varient considérablement d’une région à l’autre.
Selon l’Atlas des Objectifs de développement durable de la Banque Mondiale (Pirlea et al., 2023), entre 1990 et 2019, l’extrême pauvreté dans le monde a diminué, principalement grâce à la croissance économique en Asie de l’Est et du Sud, bien que l’Afrique subsaharienne reste la région avec le plus grand nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. En 2020, cette région connaissait également le taux le plus élevé d’insécurité alimentaire au monde, affectant environ un cinquième de sa population (La Banque Mondiale, 2023).
Au même moment, les systèmes de santé dans les pays à faible revenu sont sous-équipés, exacerbant les inégalités en matière d’accès aux soins. Selon la Banque Mondiale, les pays à faible revenu comptent dix fois moins de médecins par habitant que dans les pays à revenu élevé (La Banque Mondiale, 2020).
En éducation, malgré quelques progrès, l’Afrique reste en retard avec des taux d’achèvement scolaire inférieurs aux normes mondiales, une situation aggravée par la pandémie de COVID-19 (CUA, CEA, BAD, PNUD-BRA, 2022).
En conclusion, encore aujourd’hui au XXIe siècle, d’innombrables personnes n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins les plus fondamentaux. Cela soulève donc une question cruciale : le modèle de développement actuellement suivi en Afrique est-il réellement adapté aux besoins de sa population ?
Vers un développement économique inclusif et durable grâce à l’économie sociale et solidaire
S’interroger sur la manière de faire entrer l’humanité dans l’espace juste et sûr du Donut revient aussi à se demander comment on peut appliquer le principe “Ne laisser personne de côté” qui est au cœur de l’Agenda 2030 pour le développement durable adopté par les Nations Unies en 2015.
Selon Kate Raworth, façonner les perspectives de l’humanité lorsqu’il s’agit d’entrer dans l’espace juste et sûr du Donut, ne pourra être porteur de transformation d’ampleur nécessaire, que si nous transformons notre réflexion économique (Raworth, 2017).
Cela vaut alors le coup de se tourner davantage vers des modèles économiques qui contribuent intrinsèquement à l’épanouissement de la société. Dans cette optique, l’économie sociale et solidaire (ESS), qui vise « à intégrer une approche plus sociale et solidaire de l’économie, à avoir un impact direct sur les personnes et leurs territoires, ainsi qu’à promouvoir la justice sociale” (Marcet et al., 2022), peut constituer un levier majeur pour atteindre les objectifs de développement durable en Afrique , et embarquer tout le monde dans le Donut.
L’étude « Économie sociale et solidaire : catalyseur d’innovation sociale en Afrique ? » publié par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) en 2022 et basée sur des études de cas provenant de cinq pays (Afrique du Sud, Cameroun, Maroc, Sénégal et Tunisie), couvrant des secteurs tels que l’éducation, l’insertion économique, la santé, la finance ou l’agriculture apporte des enseignements qui permettent d’appréhender la contribution des ESS et de l’innovation sociale dans l’atteinte des ODD.
Il ressort de cette étude que les organisations de l’ESS sont porteuses d’innovation sociale, c’est-à-dire qu’elles ont la capacité d’identifier et apporter des réponses nouvelles à des besoins sociaux et environnementaux mal couverts. Ce faisant, l’innovation sociale permet de répondre à plusieurs objectifs de développement durable (ODD) comme l’accès à l’emploi décent, la réduction des inégalités, la sécurité alimentaire, etc. Les organisations de l’ESS (OESS) n’en reste pas moins confrontées à des difficultés en Afrique, car elles font face à un manque de reconnaissance juridique, au manque de moyens humains, techniques et financiers, ainsi qu’à un manque d’accompagnement.
Mais avant tout, que sont l’ESS et l’innovation sociale ?
Il n’existe pas une unique définition de l’ESS, mais toutes véhiculent la même idée, celle d’une économie alternative à l’économie dominante capitaliste et porteuse d’injustice sociale. Le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale solidaire (RIPESS), créé en 2002, définit l’ESS comme une approche éthique du développement économique, qui se fonde sur des valeurs et privilégie le bien-être des personnes et de la planète plutôt que les profits et une croissance aveugle (Ripess, s. d.).
En outre, l’ESS regroupe des entreprises et organisations telles que les coopératives, mutuelles, associations, fondations et entreprises sociales.
Les activités et pratiques développées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire en font souvent des précurseurs d’innovation sociale. L’innovation sociale correspond, d’après le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire (CSESS) français à toute innovation qui a pour but « d’élaborer des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits dans les conditions actuelles du marché et des politiques sociales, en impliquant la participation et la coopération des acteurs concernés, notamment des utilisateurs et usagers.
Ces innovations concernent aussi bien les produits ou les services fournis, que le mode d’organisation, de distribution. » (CSESS, 2011). De nature transverse, l’innovation sociale contribue à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030.
L’impact de l’ESS et de l’innovation sociale dans l’atteinte des ODD
Dans le cadre de l’étude « Économie sociale et solidaire : catalyseur d’innovation sociale en Afrique ? » publié par l’OIT en 2022 (Marcet et al., 2022), les recherches ont révélé un potentiel d’innovation sociale particulièrement fort dans 3 secteurs couverts dans le champ du rapport qui font tous écho aux réalités et contextes socioéconomiques du continent africain. Il s’agit des secteurs de l’éducation et l’insertion socioprofessionnelle, de la santé et la protection sociale et enfin de l’agriculture qui sont essentiels pour le développement durable mondial. Ils sont intégrés dans plusieurs Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, démontrant leur importance.
Le secteur de l’insertion socioprofessionnelle et de l’éducation est crucial pour les ODD n°4 (Éducation de qualité) et n°8 (Travail décent et croissance économique). Ils sont également liés à l’ODD n°5 (Égalité entre les sexes) car l’éducation et la formation professionnelle favorisent l’autonomisation des femmes et des jeunes filles. L’innovation sociale dans ce domaine, notamment en Afrique du Sud, au Maroc, au Sénégal et en Tunisie, montre un fort potentiel pour répondre à des besoins sociaux importants souvent mal satisfaits (Marcet et al., 2022).
En Afrique du Sud, Gangstar Café est une innovation sociale lancée en 2017 par l’ONG The Message Trust à Cape Town. Dans un contexte où le manque d’éducation de qualité conduit certains jeunes à des activités liées aux gangs et à la criminalité et où Le système carcéral a des capacités limitées pour la réinsertion socio-professionnelle des individus, l’ONG a choisi de transformer « les prisons en écoles qui forment des artisans et traitent les problèmes psychologiques des personnes qui leur sont confiées. »
Ainsi, Le Gangstar Café est le premier café social dans le pays à employer exclusivement des anciens détenus. L’objectif principal de Gangstar Café est de briser le cycle de la récidive, de la criminalité et du gangstérisme en offrant des opportunités de formation et d’emploi aux personnes qui sortent de prison (The gangstar cafe, 2024).
L’innovation touche le public vulnérable des jeunes (18-35 ans) sortant de prison ou déjà associés à la délinquance, et leur propose des perspectives d’évolution personnelle via la formation aux métiers de barista et l’accompagnement psychologique. De 2017 à 2021, ce sont plus de 30 baristas formés et 7 diplômés qui ont trouvé un autre emploi en dehors du café.
La structure bénéficie aussi du soutien de partenaires locaux pour le développement de ses activités : création de formations et don de matériel, mise en relation avec les bénéficiaires, conventions pour des activités dans les prisons et contact avec les détenus.
Cette initiative montre comment une entreprise sociale peut transformer des vies et apporter une contribution significative à la société en offrant des secondes chances et en favorisant la réintégration réussie des anciens détenus.
Le secteur de la santé et de la protection sociale représentant l’ODD n°3 (Bonne santé et bien-être), contribue également à l’ODD n°10 (Inégalités réduites) en améliorant la santé et l’hygiène, ce qui réduit les inégalités. Il offre un vaste champ pour les innovations sociales, par exemple dans l’accompagnement des enfants et des personnes en situation de handicap. Malgré son potentiel, ce secteur reste sous-exploité avec de nombreux besoins non satisfaits (Marcet et al., 2022).
Au Sénégal, face à la question des mauvaises pratiques en termes d’hygiène menstruelle qui mine la santé sexuelle et reproductive des femmes, mais aussi face à l’aspect polluant et parfois nocif des serviettes hygiéniques jetables, ApiAfrique, une entreprise sociale propose des produits de gestion de l’hygiène menstruelle lavables (en coton bio) et réutilisables. En parallèle, l’entreprise propose une plateforme digitale de sensibilisation des femmes sur la gestion de l’hygiène menstruelle.
De 2016 à 2021, l’entreprise a vendu plus de 200.000 produits, sensibilisé plus de 50.0000 personnes et créé 29 emplois stables, majoritairement féminins ancrés dans le territoire. Ce sont aussi 4500 tonnes de déchets évités en 4 ans. L’entreprise a déjà une portée très large puisqu’aujourd’hui, ses produits sont distribués dans plus de 10 pays, par plus de 50 revendeurs (grossistes, boutiques physiques et en ligne).
L’accès aux ressources humaines, les modes de gestion, l’accès aux financements sont déterminants pour mener à bien les projets d’innovation sociale. Ces facteurs sont souvent conditionnés par les statuts juridiques choisis par les structures. En ce qui concerne ApiAfrique, elle jouit d’un modèle économique stable basé sur la vente de ses produits qui lui permets pérenniser son impact positif sur la société.
Cette innovation sociale en plus de répondre à un besoin d’un public vulnérable : les femmes et jeunes filles, elle met aussi en avant des produits locaux, créant des emplois ancrés sur le territoire. ApiAfrique joue un rôle éducatif en matière d’hygiène menstruelle et contribue à la protection de l’environnement.
Le secteur de l’agriculture est clé pour l’ODD n°2 (Faim « zéro ») et contribue aussi à l’ODD n°8 (Travail décent et croissance économique) en créant des emplois en Afrique. L’innovation dans ce domaine, notamment via les nouvelles technologies et les pratiques agroécologiques, offre des solutions pour les crises alimentaires et les objectifs de travail décent.
Au Cameroun, la Cooperative Credit Union League (CamCCUL), réseau de coopératives de crédit créé en 1968 s’attaque au problème de l’accès au financement limité des coopératives, GIC et des porteurs de projets dans la chaîne de valeur des filières agricoles industriel.
La CamCCUL apporte de nouveaux changements technologiques pour numériser le secteur des institutions de microfinance au Cameroun. La coopérative participe activement, avec toutes ses agences territoriales, au financement des chaînes de valeur de l’agro-pastorale, de la pêche, de l’agro-industriel et des activités génératrices de revenus portées par des hommes et des femmes à faibles revenus. Elle facilite l’accès au crédit à des coopératives et à des porteurs de projet et contribue à améliorer le bien-être des populations et à promouvoir le développement local.
En décembre 2014, la CamCCUL déclarait un actif total de 306 millions USD et un portefeuille de prêts bruts de 188 millions USD en cours pour 81.000 emprunteurs. À la même date, l’organisation faisait état de dépôts totalisant 240 millions USD, détenus par 300.000 déposants (Maligah | CamCCUL – Agence de Yaoundé, s. d.).
La finance digitale proposée par CamCCUL représente une opportunité pour accélérer l’inclusion financière des populations les plus vulnérables, exclues du système financier formel avec un taux global de pénétration mobile au niveau national se situant à plus de 80%, comparé à un taux d’utilisation de services financiers digitaux d’environ 40% (Marcet et al., 2022).
En somme, dans chaque secteur, l’ESS offre en Afrique des opportunités significatives pour le développement durable à travers des innovations sociales adaptées aux besoins spécifiques et non comblés des différentes communautés. Grâce à leurs missions sociales et environnementales, les organisations de l’ESS mobilisent des acteurs et des ressources locaux pour fournir des services aux populations vulnérables, favorisant ainsi le bien-être et le développement local, dans une démarche d’inclusion sociale.
Ce qu’il faut retenir
L’Économie Sociale et Solidaire (ESS) associe développement économique et objectifs sociaux et sociétaux, mettant l’accent sur l’humain plutôt que sur le profit. Elle regroupe divers acteurs tels que des associations, coopératives, mutuelles et entreprises sociales, opérant dans des domaines variés comme les services sociaux, la santé, la finance solidaire, l’alimentation et le commerce équitable. Ces acteurs sont souvent des pionniers en matière d’innovation sociale.
L’innovation sociale est un processus où plusieurs acteurs locaux collaborent pour proposer des solutions nouvelles et efficaces à des besoins sociaux non satisfaits, visant à améliorer durablement les conditions de vie et pouvant être reproduites sur d’autres territoires. Elle contribue à atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’Agenda 2030, transcendant les secteurs économiques traditionnels.
Particulièrement en Afrique, cette économie alternative qu’est l’ESS doit surmonter les problèmes liés au manque de ressources humaines qualifiées et de financement. Elle nécessite en outre une plus grande visibilité et un soutien renforcé des politiques publiques pour se développer à plus grande échelle et atteindre le maximum de personnes. Ainsi, on pourra embarquer tout le monde dans le Donut et « Ne laisser personne de côté ».
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Sources
CSESS. (2011). Rapport d’activité 2011 du Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire (p. 149). http://base.socioeco.org/docs/rapport-dactivite-2011-du-154.pdf
CUA, CEA, BAD, PNUD-BRA. (2022). Rapport sur le développement durable en Afrique (p. 144). Commission de l’Union africaine (CUA), Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) des Nations Unies, Banque africaine de développement (BAD), Programme des Nations Unies pour le développement-Bureau régional pour l’Afrique (PNUD-BRA).
La Banque Mondiale. (2020). La santé mondiale dans un contexte de pandémie [Text/HTML]. The Atlas of Sustainable Development Goals 2020. https://datatopics.worldbank.org/sdgatlas/archive/2020/FR/goal-3-good-health-and-well-being/
La Banque Mondiale. (2023). Faim « zéro » | ODD 2 : Faim « zéro ». Atlas des Objectifs de développement durable 2023. https://datatopics.worldbank.org/sdgatlas/goal-2-zero-hunger?lang=fr
Maligah | CamCCUL – Agence de Yaoundé. (s. d.). Consulté 12 juillet 2024, à l’adresse https://maligah.com/entreprises/details/Cameroon-Cooperative-Credit-Union-League%C2%A0–Agence-de-Yaound%C3%A9?id=176368
Marcet, Y., Hartmann, C., & Mirigay, M. (2022). Économie sociale et solidaire : Catalyseur d’innovation sociale en Afrique? (p. 121). Organisation internationale du Travail. https://www.ilo.org/fr/media/370546/download
Pirlea, A. F., Serajuddin, U., Wadhwa, D., & Welch, M. (2023). Atlas of the Sustainable Development Goals 2023 : From World Development Indicators. Atlas of Sustainable Development Goals 2023; World Bank. https://doi.org/10.60616/7GHG-N333
Raworth, K. (2017). La théorie du Donut : L’économie de demain en 7 principes (J’ai Lu).
Ripess. (s. d.). Qu’est ce que l’économie sociale solidaire? RIPESS. Consulté 20 juin 2024, à l’adresse https://www.ripess.org/quest-ce-que-less/quest-leconomie-sociale-solidaire/
The gangstar cafe. (2024). The gangstar story. https://gangstarcafe.com/aboutus-new/