Article de Astrid Ponsot (MS EEDD parcours IGE 2023-24)
INTRODUCTION
Dans un article paru dans le magazine La Recherche en septembre 2021[1], Hervé Jactel, Directeur de Recherche à l’INRAE, et Philippe Grandcolas, Directeur de l’Institut de Systématique, Évolution et Biodiversité, alertaient sur le déclin accéléré du nombre d’insectes en Europe au cours des 30 dernières années. Une diminution pouvant atteindre plus de 80% dans certaines régions d’Europe. Près d’un tiers (31%) des espèces d’insectes seraient menacées d’extinction dans le monde selon les critères de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN)[2].
Ce constat est d’autant plus préoccupant qu’il soulève de multiples risques et, en particulier, la dégradation des services écosystémiques (pollinisation, dégradation de la matière organique,…) indispensables aux sociétés humaines et estimés en valeur monétaire à plusieurs centaines de milliards d’euros à l’échelle mondiale. Moucherons, bourdons, papillons,… Il est temps d’enrayer leur silencieux déclin, pour eux-mêmes, comme pour nous ! Mais comment permettre à chacun d’agir ?
Il est avéré que la sensibilisation par l’observation est l’un des premiers leviers d’action pour la préservation des espèces. Plus on admire la nature, plus on la respecte [3]. Plus on s’en souvient, plus on en prend durablement soin. Car son observation suscite émerveillement et prise de conscience et aiguise, a priori, notre mémoire. Revisitons toutefois nos souvenirs un bref instant en partant d’un constat qui a suscité beaucoup de débats depuis les années 2000 : « l’effet pare-brise » .
Avez-vous le souvenir d’une myriade de moucherons collés sur votre pare-brise tandis que vous parcourez la nationale 7 un jour de grand départ en vacances ? Compte tenu du déclin mondial des populations d’insectes ces trente dernières années, la réponse n’est sans doute pas la même si vous êtes né(e)s à l’époque de la R5, de la Clio ou de la C3 Picasso. Et si vous avez toujours connu le pare-brise de votre Picasso étincelant, même après 500 kilomètres de route, vous aurez sans doute peine à croire votre grand-père vous racontant comment il s’évertuait à retirer des traces de moucherons, bourdons, papillons, et autres insectes, de sa R5.
Si je nais en 2024 dans un monde où 80% des espèces d’insectes ont disparu en l’espace de 30 ans, leur faible nombre me semblera la norme [4]. Or, il est vraisemblable que j’agirais contre le déclin des insectes si, aussi loin que remonte ma mémoire, j’en ai gardé le souvenir…
L’AMNÉSIE GÉNÉRATIONNELLE ENVIRONNEMENTALE…
Ce « black out » générationnel et ses impacts ont été théorisés : nous souffrons d’« amnésie générationnelle environnementale ». Développée en 1999 dans son livre The Human Relationship with Nature [5], le psychologue américain Peter H. Kahn expliquait en ces termes ce phénomène :
« à chaque génération, la dégradation environnementale s’accroît, mais chaque génération tend à considérer cet état dégradé comme un état normal. J’appelle cela l’amnésie environnementale générationnelle, et cela n’a pas seulement à voir avec le conditionnement culturel, car […] même quand les enfants “apprennent” quels sont les problèmes environnementaux, ils continuent à considérer ceux-ci à travers le prisme de ce qu’ils ont expérimenté comme étant “normal” dans leur enfance. ».
Peter H. Kahn a développé cette théorie tandis qu’il interviewait des enfants afro-américains du centre-ville de Houston (Texas, USA) sur leurs perceptions et valeurs des enjeux environnementaux. Il s’étonna alors de constater que ces enfants connaissaient le phénomène de « pollution atmosphérique » mais pensaient en être épargnés tandis que Houston était – et l’est encore – l’une des villes les plus polluées des États-Unis.
Peter H. Kahn suggéra que ces enfants s’étaient forgés leur conception de la qualité de l’air au travers de ce qu’ils ont connu durant leur enfance et qui est devenu leur cadre de référence, manquant probablement d’un point de comparaison avec une ville dont l’air serait moins pollué. Et Peter H. Kahn souligne le potentiel effet amplificateur du problème : la dégradation environnementale peut augmenter de génération en génération sans que la génération suivante n’en ait conscience compte tenu de son « amnésie ».
L’amnésie générationnelle environnementale est, également, au cœur du concept de « syndrome du décalage de référentiels » (« shifting baselines syndrome ») formulé quelques années auparavant par le biologiste spécialiste des ressources marines Daniel Pauly [6]. En étudiant la surpêche et ses enjeux écologiques et géopolitiques, Daniel Pauly a identifié une incapacité des chercheurs spécialisés dans la pêche maritime à identifier l’ampleur des changements des systèmes marins d’une génération à l’autre.
Il explique ainsi :
« Ce syndrome est apparu parce que chaque génération de scientifiques spécialisés dans la pêche détermine le stock et la composition des espèces au début de sa carrière. Et s’appuie sur cette observation initiale pour en évaluer les changements. Quand la génération suivante de scientifiques débute sa carrière, les stocks ont encore diminué, et ce sont ces stocks qui servent alors de nouveau cadre de référence. Il en résulte évidemment un changement de référentiel, une acceptation progressive du déclin graduel des espèces sources, des points de référence inadaptés pour évaluer les impacts économiques résultant de la surpêche, ou pour identifier des objectifs de mesures de réhabilitation. ».
La dégradation de l’état des milieux s’opère donc de génération en génération sans que l’on s’en aperçoive. Nous cherchons à protéger des espèces sans avoir conscience que l’on en a déjà perdu une partie. Et demeurons dans l’incapacité de restaurer des écosystèmes que l’on a oubliés.
Quel antidote avons-nous face à cette amnésie générationnelle environnementale ? Peut-on faire de notre mémoire un accélérateur, plutôt qu’un frein, dans notre capacité d’action pour la préservation de la nature ? Et lui redonner pleinement son rôle de passeur d’histoires ?
LE RÔLE DES SCIENCES PARTICIPATIVES…
L’une des solutions pourrait se trouver du côté des sciences participatives. Ces programmes scientifiques auxquels amateurs comme spécialistes peuvent participer en rassemblant volontairement leurs observations de la nature. Les sciences participatives mettent l’intelligence collective au service de l’intérêt général. Elles contribuent à l’amélioration des connaissances et aident les scientifiques à bâtir des mesures concrètes visant à la préservation et la restauration de la biodiversité. En s’appuyant sur la pédagogie de l’action elles permettent de sensibiliser et d’éduquer aux enjeux environnementaux.
Mais ce n’est pas tout ! Les sciences participatives pourraient remédier à notre Alzheimer environnemental. À l’instar de Histoires de nature, site Internet lancé en 2022 par le Muséum d’Histoire Naturelle (MNHN) et le Museum fur Naturkunde de Berlin [7]. C’est une plateforme numérique collaborative qui permet à tout un chacun, scientifique et néophyte, de partager des objets et documents témoins du changement climatique.
Concrètement ? Une fois son compte crée en quelques clics, chaque collectionneur en herbe peut ajouter la photo d’un objet, un document, un enregistrement vidéo ou musical… Tout élément du passé qui l’interpelle et atteste de changements environnementaux ou de l’évolution des interactions entre les êtres humains et la nature. Après une description de l’objet (provenance, datation, descriptif, matériaux,…), l’utilisateur précise ce qui le lie à lui, en quoi il constitue la trace d’un changement environnemental et l’émotion qu’il suscite en lui.
Chaque participant restitue son histoire et peut librement compléter les récits associés aux objets des autres. L’aperçu « géographique » de la plateforme multilingue permet de localiser des collectionneurs en Italie, en Angleterre, ou, encore, aux États-Unis, au Japon,… Et même en Tanzanie ! En un peu plus d’un an, une toile de 250 observations du passé s’est tissée aux quatre coins du globe. L’ensemble permet de créer une mémoire collective des écosystèmes oubliés ou avant qu’ils ne le deviennent.
Revenons à nos moucherons. Sur Histoires de nature, « Moucherons » ne donne aucun résultat. En revanche, le mot « insectes » aboutit à des documents de 1940 et 1970 pour le moins déconcertants avec un demi-siècle de recul. Un manuel scolaire qualifie de « nuisibles » des insectes coléoptères, tels que le lucane – pourtant désormais protégé et classé sur la liste de conservation de l’UICN [8].
Tandis que le « Courrier de l’Unesco » daté de 1972 relaie les propos de Norman E. Borlaug, agronome américain et prix Nobel de la paix (1970), vantant les mérites du DDT – un puissant pesticide désormais interdit et déjà décrié en 1962 par la célèbre biologiste Rachel Carson dans son livre Printemps silencieux [9].
L’auteur de la publication commente :
« […] Le fait qu’une organisation mondiale, publique, sérieuse comme l’Unesco relayait ce genre de discours il y a cinquante ans m’a paru invraisemblable dans le contexte actuel […] » [10].
Par ces exemples, nous percevons la raison d’être d’Histoires de nature. La plateforme ne se cantonne pas à une récolte froide et objective de données sur l’évolution de notre environnement. À la manière d’une mise en abyme, elle vient interroger notre regard sur celui des générations antérieures vis-à-vis de la nature.
Les sciences participatives quittent ici le terrain du dénombrement des insectes pour explorer celui de récits subjectifs et transmissibles de génération en génération. Les documents et les récits associés, hissés au rang de « collection », sont teintés de valeur subjective. Histoires de nature rentre dans l’intime de chacun et touche aux aspects émotionnels, culturels, patrimoniaux du rapport à la nature. Un point clé pour combattre notre amnésie générationnelle environnementale…
… ET DES SENS
Comme un nécessaire préalable au réveil de notre mémoire environnementale
« […] Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas […] » [11].
Dans son roman Du côté de chez Swann, Marcel Proust évoque le rôle clé des sens et de l’émotion provoquée par l’objet dans la résurgence du souvenir. De la même manière, avec Histoires de nature, l’objet, le document, ravive nos émotions et réveille nos souvenirs enfouis [12], tout en témoignant de changements environnementaux.
Cette dynamique est à l’œuvre dans le récit « Le coup du soir » publié sur Histoires de nature. L’auteur de la publication partage la photo d’un panier de pêche ayant appartenu à son grand-père. Et commente : « […] Aujourd’hui, j’ai ses mouches, ses cannes, ses cuissardes ainsi que son panier, dont l’osier – légèrement odorant quand il est humide – me replonge avec bonheur dans la vallée du Mars […] » [13].
Comme clé de compréhension des bouleversements environnementaux vécus par les générations antérieures et de leurs relations à la nature
Histoires de nature permet d’appréhender les bouleversements de l’état des milieux vécus par nos ancêtres. Le registre de l’intime et du familier provoque une forme d’immersion au cœur de ces bouleversements et de l’évolution des relations de l’être humain avec la nature, sans en avoir été nécessairement témoin.
En relayant le « Courrier de l’Unesco » ventant les vertus du DDT et retrouvé dans le grenier de sa grand-mère « paysanne née en 1926 », son publicateur s’interroge sur les us et coutumes de sa propre famille :
« […] Je me suis demandé si l’article en question avait eu une influence sur l’utilisation de produits chimiques sur la ferme familiale ».
Tandis que la libellule en première de couverture est affublée d’un « sale bête » écrit à la main… Ces trouvailles du passé en disent long sur le legs environnemental de nos aïeux.
Comme moteur d’une volonté de transmettre aux générations futures
Les sciences participatives se font le réceptacle de nos observations sur l’évolution de l’état des milieux et impulsent notre désir de témoigner auprès des générations futures. Histoires de nature regorge d’objets et de documents contemporains dont hériteront les générations à venir.
Parmi eux, la photo « Glacier des Alpes » et son récit amer :
« Un glacier qui par le passé était bien plus grand et qui aujourd’hui n’est presque plus visible (on peut le voir en haut à gauche de la photo). Dans quelques décennies il aura probablement complètement fondu. À la vue de ce glacier ayant presque totalement disparu, j’ai vu littéralement le changement du climat. Pour les générations futures il sera peut être inconcevable qu’il y ait eu un jour des glaciers en France » [14].
Le format numérique d’Histoires de nature permet de toucher un grand nombre de personnes. Les objets se racontent, à la manière d’une œuvre, et rejoignent des « collections ». Cette approche est complémentaire d’œuvres matérielles, collectives et participatives, qui émergent à l’échelle des territoires. Il y a peu, je découvrais « Rêves de Pierres » (Saint-Julien-Mont-Denis, Savoie), conçue par Yves Pasquier et l’artiste Jean-Pierre Brazs comme un jardin de colonnes de pierre ressemblant à des carottes de forage.
Chacune d’elles est faite de gravats, d’agrégats de chantier, de matières plastiques… Et de divers objets (crayon, lunettes, petite voiture, téléphone portable, bouteille de vin local,…) soigneusement choisis par des habitants de la région qui ont participé à l’œuvre et mis sous scellés un bout de leur histoire pour la postérité. Ici encore, il s’agit bien de transmettre et de témoigner. Transmettre, en rendant des objets familiers prisonniers de la roche.
Et témoigner symboliquement de la capacité de l’Homme à « fabriquer de la géologie » en laissant son empreinte sur son environnement. La stratigraphie créée de toute pièce pour chaque colonne fait référence aux couches de matériaux empilées sur la surface de la Terre au fil du temps ; notamment depuis notre entrée dans l’Anthropocène…
© Rêves De Pierres, Le Jardin Des Cairns, Yves Pasquier
CONCLUSION
De génération en génération, une acceptation progressive du déclin des espèces s’instaure sans que nous en ayons conscience, souffrant d’amnésie générationnelle environnementale. Rétablir une mémoire commune de l’état des milieux est un préalable indispensable à leur préservation. Les sciences participatives sont un formidable vecteur de reconstitution de cette mémoire. En effet, tandis que notre déconnexion à la nature s’accroit et amplifie le processus d’amnésie, il est essentiel que la participation volontaire des publics soit au cœur de ces démarches.
Avec comme pierre angulaire : le sensible. Il réveille les souvenirs, il permet de se les approprier au fil des années et des générations, il galvanise au point de vouloir les transmettre. Dans la lignée des sciences participatives, certaines démarches vont jusqu’à bâtir des « œuvres » collectives. Laissant un témoignage singulier et remarquable aux générations futures. Nous pouvons alors toutefois nous interroger sur un potentiel risque de « sanctuarisation » de la nature ? Qui aurait pour effet rebond l’accélération de notre déconnexion de la nature ? (Re)connexion pourtant ô combien essentielle…
–
Sources
[1] Jactel, H. Grandcolas, P. (2021). L’avenir des insectes est entre nos mains. La Recherche n°567
[2] Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (2021). Le déclin des insectes. Les notes scientifiques de l’Office, Note n°30
[3] https://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-Ethique/Sciences/La-nature-est-un-formidable-reservoir-de-solutions-2014-07-07-1175582
[4] Wiley online library, Ecology and Evolution, Parallel declines in abundance of insects and insectivorous birds in Denmark over 22 years, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ece3.5236
[5] H. Kahn, P. (1999), The Human Relationship with Nature, The MIT Press, 1999, pp. 95-114
[6] Pauly, D. (1995), Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries. Trends in Ecology and Evolution, vol 10, n° 10 octobre 1995
[7] HISTOIRES DE NATURE. https://www.changing-natures.org/fr/
[8] HISTOIRES DE NATURE. Insectes nuisibles. https://www.changing-natures.org/fr/contributions/190
[9] Carson, R. (1962), Printemps silencieux, Wildproject, 2022
[10] HISTOIRES DE NATURE. Plaidoyer pour le DDT. https://www.changing-natures.org/fr/contributions/24
[11] Proust, M. (1913), Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Éditions Gallimard, 1987, p. 100
[12] Desplain, A. Chlous, F. Julliard, R. (2022), Histoires de nature. Une collection participative sur les changements environnementaux, HAL open science, 2023
[13] HISTOIRES DE NATURE. Le coup du soir. https://www.changing-natures.org/fr/contributions/261
[14] HISTOIRES DE NATURE. Glacier des Alpes. https://www.changing-natures.org/fr/contributions/132