Article de Laurence Masle MS EEDD parcours IGE (2023-24)
Introduction
J’ai beaucoup arpenté les sentiers des Parcs Nationaux de la Vanoise et des Écrins et du Parc Naturel Régional du Queyras. Leurs noms comme les restrictions de pratiques en leur sein évoquent des lieux protégés où la nature pourrait s’exprimer sans entrave humaine.
L’état et les dynamiques actuelles de dégradation et destruction des espaces naturels, des habitats, des sols et l’érosion de la biodiversité, impactant aussi le devenir de l’humanité, poussent à considérer avec attention ces espaces protégés.
Le constat de l’IPBES, panel international responsable d’évaluer l’état de la biodiversité à l’échelle mondiale, est sans appel : 75% du milieu terrestre et 66% du milieu marin sont « sévèrement altérés » [1] par les activités humaines, 85% des zones humides ont disparu depuis 1700.
Ces dégradations relèvent d’une tension entre le bien-être humain et celui des écosystèmes : la plupart des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies ne pourront être atteints avec un tel déclin massif de la biodiversité [1], alors que plusieurs des limites planétaires qui définissent un état du système terre sûr pour l’humanité sont dépassées [2].
Qu’en est-il réellement de la protection dans ces zones ? Sont-elles assez nombreuses, exigent-elles un niveau de protection suffisant, les pouvoirs publics et les organisations internationales ont-ils les moyens de faire respecter ces protections ?
Selon l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), une aire protégée est « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature, des services écosystémiques et des valeurs culturelles qui lui sont associés » [3].
De la Réserve Naturelle de quelques hectares avec une protection forte interdisant l’activité humaine, aux Parcs Naturels Régionaux de la taille d’un département aux exigences de protections faibles, la France compte plusieurs types d’aires protégées.
Les expérimentations qui y sont menées et le bilan en termes de protection de la nature dressent le constat général qu’une diminution des pressions anthropiques induit une reprise rapide du développement de la biodiversité. Alors la protéger nécessite t’il forcément de l’isoler de l’humain ?
Aux origines de la séparation humain/nature
L’existence de zones qui semblent devoir être isolées de l’humain pour que la nature (re)vive amène à se poser la question des liens entre humain et nature, à chercher un éclairage d’abord philosophique et historique à la naissance de ces aires protégées.
D’autres modes de relation avec le vivant existent : aujourd’hui encore dans certaines sociétés et cultures éloignées du développement à l’occidentale, l’humain fait corps avec son environnement dans une réelle cohabitation. La pensée écologique du philosophe et sociologue Bruno Latour fait état du lien constant entre humain et non-humain dans l’histoire de la Terre et de l’attachement entretenu avec son environnement [4]. L’anthropologue Philippe Descola, qui a étudié les liens qu’établissent les sociétés avec leur environnement, dresse la même analyse [5], suivi par le philosophe Baptiste Morizot qui prône une harmonie relationnelle entre les vivants [6].
Si ces penseurs et scientifiques questionnent notre rapport moderne au vivant, cette relation entre humains et nature semble avoir connu de nombreuses évolutions. On peut voir dès l’Antiquité dans le mythe de Prométhée, qui dérobe aux dieux de l’Olympe le feu de la connaissance pour le donner aux humains et leur permet ainsi de maitriser arts, sciences et technique, l’avènement de ce que sera la domination de la nature par l’humain provoquant sa détérioration et celle du vivant.
Figure 2: Le mythe de Prométhée apportant le feu sacré aux humains, et la Terre mise à feu
Depuis le Moyen-Age avec l’essor de l’agriculture et d’engins, en passant par la Modernité et l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784 qui peut être une porte d’entrée dans l’anthropocène [7], cette domination et cette emprise ne feront que s’accentuer.
L’émergence en occident au XVIIIème siècle du cartésianisme – « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » [8] – et du naturalisme place l’humain hors de la nature. L’humanité s’octroie le monopole du sensible, du subjectif et de l’esprit [5], tout en amassant de riches connaissances sur les espèces vivantes et leurs fonctionnements. Des progrès indéniables pour la vie humaine et les sociétés voient le jour et dans le même temps s’opère une dissociation entre l’humain et une nature qu’il malmène.
La notion de services écosystémiques comme bénéfices que les humains tirent des écosystèmes, propulsée au niveau mondial dans le Millenium Ecosystem Assessment en 2005 [9], participe de cette déconnexion par son sens unique et permet aussi de formaliser notre dépendance si forte aux écosystèmes.
Jean-Jacques Rousseau, vantant les mérites de l’ingénierie et de l’intervention humaine pour dompter la nature et la faire fructifier, met en garde contre les dérives et les excès du progrès [10] :
« Quand d’un côté l’on considère les immenses travaux des hommes, tant de sciences approfondies, tant d’arts inventés (…), des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux (…), et que de l’autre on recherche avec un peu de méditation les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’espèce humaine, on ne peut qu’être frappé de l’étonnante disproportion qui règne entre ces choses, et déplorer l’aveuglement de l’homme (…).» [11]
En réaction aux premiers excès de la Modernité, les romantiques et leurs successeurs exaltent la nature. La création en 1861 de la première aire protégée en France en la forêt de Fontainebleau, pour préserver les services écosystémiques culturels de ce lieu d’inspiration pour les peintres de l’école de Barbizon [12], matérialise la séparation entre nature et humain et aussi paradoxalement la volonté de préserver leurs interactions.
L’histoire sera ensuite jalonnée de rapports, analyses, constats, évènements, prises de conscience, législations et sommets mondiaux sur les crises environnementales, poussant à multiplier les aires protégées et reconsidérer leurs niveaux de protection.
Les Réserves biologiques sont les premières aires protégées qui ouvriront en France et garantissant une protection forte de la nature. Puis sous l’impulsion des Parcs Nationaux américains, l’Europe se lancera dans l’aventure des Parcs.
Depuis, les aires protégées se diversifient et se multiplient pour répondre à divers objectifs, dans un cadre de classification internationale d’espaces naturels par l’UICN et un contexte de labellisations aux niveaux européen et international [14] : UNESCO pour les réserves de biosphère, RAMSAR pour les zones humides, Natura2000 pour intégrer les enjeux écologiques dans la gouvernance des territoires européens notamment afin d’assurer la survie d’espèces et habitats menacés à fort enjeux de conservation.
Les aires protégées en France
Un éventail d’aires protégées traduit une variété de missions, gestions et objectifs tels la protection de la biodiversité et le maintien des services écosystémiques de soutien, de régulation et culturel.
La protection peut se matérialiser par une règlementation stricte encadrant et parfois interdisant les activités humaines, être déléguée à un gestionnaire par un contrat, passer par une maitrise foncière via l’achat de terrains à protéger, ou être liée à des labels [16] [17].
D’autres dispositifs tels les arrêtés préfectoraux de protection de biotope règlementent l’exercice des activités humaines pour préserver les biotopes nécessaires à la survie d’espèces animales ou végétales protégées.
Le CNPN (Conseil National de la Protection de la Nature) et le CNB (Conseil National de la Biodiversité) sont les deux grands organes de gouvernance de la biodiversité et de la nature au niveau national. L’un assure une expertise scientifique et technique et oriente la législation et la réglementation, l’autre gère l’information et la stratégie. Des instances comme l’Office National de la Biodiversité (OFB), l’Office National des Forêts (ONF), et les Conservatoires d’Espaces Naturels et du Littoral, interviennent aussi dans la gestion de ces zones.
Le tableau suivant répertorie les types d’aires protégées en France et leurs grands principes [15] [18].
Type d’aire protégée | Objectif / Missions | Protection |
Parc National | Réduction des impacts anthropiques (diminution de l’impact des câbles aériens sur l’avifaune en Vanoise [19]), opérations de génie écologique pour restaurer les milieux, réintroduire des espèces et optimiser les fonctions des écosystèmes, projets européens et nationaux associant les Parcs. Une charte pour chaque Parc liste des engagements et des axes de préservation, différents entre zone cœur de parc aire d’adhésion qui concilie préservation du patrimoine naturel et activités économiques. |
Cœur de parc : activités humaines dans un cadre règlementaire de protection forte variant selon les particularités des Parcs. Aire d’adhésion : gestion contractuelle, permet les activités économiques.
|
Réserve Naturelle [20]
Nationale (RNN), de Corse (RNC), Régionale (RNR) |
Protéger les espaces, espèces et objets géologiques rares ou caractéristiques, et des milieux naturels représentatifs de la diversité biologique. Abritent 35 % des espèces menacées de la liste rouge nationale. |
Cadre règlementaire de protection forte qui permet des activités socio-économiques et de loisirs sans dégradation (accueil de public, agriculture, élevage, pêche professionnelle, chasse). |
Réserve Nationale de Chasse et de Faune Sauvage (RNCFS)
|
Dédiées au gibier : protection d’espèces menacées, développement pour repeuplement. Lieu d’études scientifiques et techniques, de formation et d’information du public.
|
Chasse règlementée, restrictions de pratiques par arrêtés. |
Réserve Biologique [21] Intégrale (RBI), Dirigée (RBD) | Préservation d’un patrimoine naturel remarquable, étude de la dynamique des écosystèmes [22]. | Règlementation interdisant l’intervention humaine dans les RBI et les limitant dans les RBD. |
Parc Naturel Marin [22] | Espaces couvrant le littoral et le large, pour protéger et connaitre le patrimoine marin en assurant le développement durable d’activités professionnelles et de loisirs. | Gestion contractuelle, activités permises. |
Parc Naturel Régional
|
Protéger et valoriser le patrimoine naturel, culturel et humain d’un territoire rural via une politique d’aménagement et de développement respectueuse de l’environnement. Une charte pour chaque Parc fixe les valeurs et la feuille de route que les communes et leurs partenaires s’engagent à suivre dans le développement agricole et forestier, l’urbanisme, le déploiement des énergies renouvelables, la culture, etc. |
Gestion contractuelle très peu contraignante en termes de protection, permet par exemple l’utilisation de pesticides [23] ou l’implantation d’usines. |
Espace Naturel Sensible (ENS) | Protéger un patrimoine naturel, paysager ou géologique de qualité, vulnérable ou menacé par l’urbanisation ou des activités. Sert aussi à accueillir et sensibiliser le public [24].
|
Maîtrise foncière conférant un droit de préemption, aménagements possibles moyennant une taxe. Des recommandations enjoignent à respecter les espèces et zones à préserver, sans aucune contrainte règlementaire ni restriction d’usage.
|
ZNIEFF
|
Réaliser des inventaires d’espèces. | Maitrise foncière, aucune contrainte règlementaire ni restriction d’usage. |
Des protections à l’ambition et l’efficacité relatives
On le voit, le statut d’aire protégée ne garantit pas toujours un niveau de protection environnementale important. Seules les zones cœur de Parcs Nationaux et les Réserves offrent une protection forte via une règlementation stricte qui limite voire interdit les activités humaines. Les résultats sont encourageants : par exemple le nombre d’oiseaux communs a augmenté de 12,5% dans les RN ces 15 dernières années tandis qu’il a baissé de 6,6% ailleurs en France.
En termes de couverture, les PN représentent 8% du territoire français, l’ensemble des aires protégées 30%. Ce chiffre tombe à 16% sans les PNR à la protection quasi nulle mais qui pèsent lourd sur la surface couverte. Une fois ôtées les zones labellisées Natura2000, peu contraignantes, seules 6% des terres bénéficient d’une protection forte, essentiellement dans les DOM/TOM (1,5% en métropole).
Des dérives existent, comme le déversement d’eaux usées dans les Calanques et des dégâts de type érosion occasionnés par la surfréquentation [23]. Les boues rouges issues du procédé de fabrication de l’aluminium et qui se déversent au-delà des frontières théoriques des aires protégées illustrent le pouvoir de destruction tentaculaire de la société industrielle moderne.
Des changements philosophiques profonds sont nécessaires pour contenir et infléchir ce processus.
L’avenir
Plusieurs engagements en faveur de l’augmentation de la couverture et des niveaux de protection des aires protégées sont pris et doivent être poussés. Le rapport IPBES de 2023 sur la biodiversité expose l’accélération de l’érosion de la biodiversité et la nécessité d’aller vers une protection plus forte.
Le Plan France Relance de 2020 fournit une enveloppe de 19 Millions d’euros pour soutenir les actions des Parcs Nationaux.
La Stratégie Nationale Aires Protégées 2020-2030 vise à maintenir 30% du territoire en aires protégées et 10% en protection forte, plus de 30 projets de nouvelles Réserves Naturelles Nationales sont à l’œuvre.
La Stratégie Biodiversité 2030 inscrit la création du Parc National des Zones Humides ainsi que la protection des glaciers. Fin 2023, le One Planet Polar Submit, premier sommet international consacré aux glaciers et aux pôles, renforce la coopération internationale en faveur de la préservation de la cryosphère et de sa biodiversité. Les glaciers, grands oubliés des projets de protection par leur faible biodiversité, alors qu’ils représentent 10% de la surface de la planète, sont une source d’eau douce et impactent la montée des eaux, doivent faire l’objet d’une protection [25].
Au niveau européen, un accord de loi a été signé en novembre 2023 pour restaurer au moins 20% des zones terrestres et maritimes de l’UE d’ici 2030 et tous les écosystèmes qui en ont besoin d’ici 2050 [26].
Les périmètres existants des aires protégées sont parfois revus pour être plus pertinents en termes écologiques, c’est-à-dire favorisant les continuités écologiques et tenant mieux compte encore des spécificités de la biodiversité [9].
Enfin, améliorer la protection passe par diminuer les pressions anthropiques via la baisse de fréquentation et une règlementation plus stricte sur davantage de zones.
Ces initiatives sont importantes. Toutefois, comment une société pourrait renouer massivement avec le vivant dans une vision anthropisée et si le lien avec les quelques formes vivantes plus libres ne peut se vivre que dans la limite des aires protégées ?
Conclusion
Séparer pour mieux régénérer puis réconcilier : telle pourrait être l’essence de l’évolution des aires protégées et des relations qu’elles permettent entre nature et humain, considérant que l’épanouissement de la biodiversité n’est pas incompatible de leur cohabitation. L’exemple du peuple Achuar d’Amazonie, qui a favorisé le développement d’écosystèmes par sa façon de cultiver les jardins et qui reconnait à la nature une dimension sensible, nous éveille à une possible réconciliation dans nos sociétés occidentales [5].
Baptiste Morizot, dans son livre « Manières d’être vivants », nous invite comme le fait Philippe Descola [5] à reconsidérer la part sensible de la nature et y repenser notre place et nos interactions, pour refaire société avec la Terre.
Sources
[1] : IPBES 2022
[2] : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/la-france-face-aux-neuf-limites-planetaires/synthese
[3] : https://www.notre-environnement.gouv.fr/donnees-et-ressources/ressources/liens-utiles/article/espaces-proteges
[4] : podcast France Culture « Les chemins de la philosophie » – Bruno Latour : “La distinction entre humain et non-humain ne correspond plus à rien de l’expérience terrestre”
Vendredi 22 novembre 2013
[5] : podcast « Du vent dans les synapses » de France Inter, épisode « En forêt amazonienne, chez les Achuar avec l’anthropologue Philippe Descola » ; mai 2020
[6] : livre « Manières d’Etre Vivants », Baptiste Morizot
[7] : livre « L’événement Anthropocène » Bonneuil – Fressoz
[8] : discours de la Méthodes, René Descartes 1637
[9] : cours Hélène Soublet MS EEDD parcours IGE
[10] : https://institut-rousseau.fr/rousseau-et-la-nature/
[11] : Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » – 1755
[12] : sortie en forêt de Fontainebleau avec le MS EEDD parcours IGE, septembre 2023.
[13] : https://www.ecrins-parcnational.fr/actualite/50-ans-histoire-invention-parcs-nationaux
[14] : Wikipédia UICN
[15] : UVED – LA TYPOLOGIE DES ESPACES NATURELS FRANÇAIS
[16] : site internet les parcs nationaux de France
[17] : rapport UICN 2021 sur les Aires Protégées
[18]: https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/parcs-nationaux-2021/3-localisation-des-parcs-nationaux
[19] : recueil des principales opérations de génie écologique et de réduction d’impacts menées dans les parcs nationaux français ; Février 2022 ; OFB/Parcs Nationaux/République Française
[20] : www.reserves-naturelles.org
[21] : https://agriculture.gouv.fr/foret-quest-ce-quune-reserve-biologique]
[22] : ofb.gouv.fr
[23] : reportage « Sur le Front : Parcs Naturels la grande mascarade »
[24] : https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-espace-naturel-sensible-6539/
[25] : « Avec la fonte des glaciers, de nouveaux espaces vierges à protéger » France Inter avec JM Bosson, Glaciologue ; Novembre 2023.
[26] : www.europarl.europa.eu