Article de Lambert Toxé (IGE 2022-23)

Introduction

Combien sommes-nous de citadins à n’avoir jamais voulu nous retirer du brouhaha de la ville et profiter de la tranquillité de la campagne, nous ressourcer dans la pureté silencieuse de la montagne, ou nous laisser bercer par la symphonie apaisante des cigales en été ? Probablement aucun.

Peut-être devrions-nous nous interroger, comme le fait Baptiste Morizot dans son travail de philosophe, sur cette étrange faculté que nous avons, nous les hommes modernes, à ne percevoir dans la cacophonie du vivant qu’un bruit blanc qui au mieux nous relaxe, au pire nous indiffère.

« Combien de fois n’avons-nous rien vu de ce qui se tramait de vivant dans un lieu ? Probablement chaque jour. »
Baptiste Morizot.

La crise écologique que nous traversons compromet la qualité de notre expérience de la vie sur Terre et remet en cause les conditions mêmes de notre subsistance et de celle des générations futures. Celle-ci s’accompagne d’une crise des vivants caractérisée par un effondrement des populations, qualifié par certains de sixième extinction de masse, et par l’ébranlement de la faculté des milieux à assurer certaines fonctions pourtant essentielles à la vie.

Le réchauffement climatique se produit à une vitesse inouïe à l’échelle du temps d’adaptation et d’évolution des espèces, ne leur laissant aucun répit. Cependant, ces deux crises, nous dit Baptiste Morizot1, s’accompagne d’une troisième, moins visible, qui ne concerne pas distinctement les sociétés humaines d’une part, et le reste du vivant d’autre part, mais qui concerne nos relations au vivant. Mais alors comment se manifeste cette crise ?

 

La mésange charbonnière © Lambert TOXÉ
La mésange charbonnière ©Lambert TOXÉ

 

L’insensibilité aux signaux du vivant

Il y a bien sûr l’indifférence. La surdité de nos sens aux signaux du monde vivant, dont nous pouvons tous faire l’expérience en essayant de distinguer, d’identifier et de nommer les espèces ou les bruits du vivant qui nous entourent. Impossible. Comme si nous ne parlions pas la même langue. Car c’est bien d’un autre langage dont il s’agit et qu’il nous faudrait apprendre. Lorsque vous entendez parler une langue étrangère dans la rue, soit vous la connaissez, et alors les bruits de ces bipèdes prennent tout leur sens, soit vous ne la connaissez pas, et vous n’entendez qu’un son insignifiant.

Il en va de même pour les êtres vivants non-humains. Ils utilisent des modes de communication qui sont parfois imperceptibles, comme les ultrasons, mais certains tels que les sons, nous sont bien perceptibles grâce à nos sens. La différence avec le langage humain réside dans la conscience que nous avons que l’apprentissage d’une langue étrangère nous ouvre aux spécificités et aux subtilités des individus qui la parlent, tandis que la possibilité d’apprendre les langages des autres vivants et ainsi de s’ouvrir à leur richesse et à leur complexité, est bien souvent ignorée ou parfois même méprisée. Nous préférons y voir simplement la nature, ce tout qui nous est étranger.

Ce déficit de connaissance du vivant a été mis en évidence dans une étude portant sur des enfants nord-américains de 4 à 10 ans. Celle-ci a montré que les enfants étaient capables de reconnaître plus de mille logos de marques, tandis qu’ils étaient incapables d’identifier les feuilles de dix plantes de leur région2. La sphère de l’éducation a elle-même délaissé le domaine du vivant au profit de savoirs utiles pour se faire une place dans la société moderne.

Non seulement nous connaissons mieux les produits manufacturés que les autres êtres vivants qui peuplent la Terre et qui permettent notre survie, mais notre culture porte en ridicule ceux qui s’y intéressent : des écolos, amoureux de la nature, naïfs ou idéalistes. Tourner l’intérêt pour le vivant en ridicule et le rendre “has been”, voilà qui ne peut que détourner une société de sa relation aux autres êtres vivants.

Les sciences naturelles : une vision mécaniste du vivant

Les sciences naturelles se sont construites sur le rationalisme moderne né au siècle des Lumières. Pour les penseurs rationalistes comme Descartes, le vivant est comparé à une machine, dotée d’un fonctionnement immuable et non-intentionnel. En résumant le vivant non-humain à de la matière régie par des lois physiques et dénuée de conscience, cette pensée antagonise les humains, doués de conscience et de raison, et le reste du vivant, animé mécaniquement. Les sciences naturelles nous permettent bien sûr une certaine forme de connaissance du vivant qui a notamment permis de faire progresser la médecine.

Mais comme celles-ci inscrivent le vivant dans le registre de l’inanimé (absence d’âme), il nous est impossible d’appréhender son caractère vivant, sa diversité, sa complexité, et d’établir avec lui des relations autres que sous le prisme englobant de la nature, tantôt exploitable, tantôt décorative. « La connaissance scientifique, telle qu’élaborée par la modernité, réduit, quantifie, convertit en faits et en lois, ce qui était l’instant d’avant un être plein de vie et de mystère », résume limpidement la docteur en histoire de l’art Estelle Zhong Mengual3.

Le vivant dans l’art : symbolisme et projection émotionnelle

La nature est très souvent représentée dans l’art et la culture. Toutefois, malgré cette omniprésence, le vivant est bien souvent présent sous forme de symbole ou comme un moyen de projeter les émotions humaines. « La rose, c’est en fait l’éphémère de la jeunesse. Le lac, c’est en fait le souvenir tragique de l’être aimé. » écrit Estelle Zhong Mengual. La représentation du vivant n’a pas pour but de parler du vivant mais de parler des hommes, des femmes et des sociétés humaines.

Certes, l’art et la culture concèdent une place au vivant, ce qui semble relativiser l’indifférence de l’Homme au reste des vivants. Mais en n’y voyant que le reflet de lui-même, « je ne vois que moi partout, autrement dit je ne vois rien » explique Estelle Zhong Mengual. Ce rapport au vivant dans l’art et la culture ne permet donc pas d’établir une véritable relation avec les autres vivants.

Des relations conditionnées par la scission entre sociétés humaines et le reste du vivant

Pourquoi ce genre de relations si pauvres avec le vivant ? Parce que, dans la société moderne occidentale, les relations avec le vivant ne sont envisagées qu’à travers le prisme réducteur de la dichotomie nature-culture. En mettant dans un panier les humains, et dans un autre tous les vivants non-humains, nous ne permettons l’existence que de deux types de relations1.

Une relation sociopolitique réservée aux interactions entre humains. Et une relation « naturelle », c’est-à-dire relative à la nature, qui est donc par définition uniforme, homogène et sans nuances vis-à-vis du monde vivant. C’est cette relation univoque au vivant qui encapsule tous les vivants dans un seul terme mutique, la nature, et qui ne permet que des rapports dévitalisés au vivant : un gisement de ressources exploitables, un décor immobile, un automate dénué d’intentionnalité, un lieu pour se ressourcer ou encore un support de projection émotionnel et symbolique.

Pourquoi est-ce si important de renouer avec le vivant ?

La reconnexion avec le vivant est cruciale à deux titres. D’abord, afin de pouvoir s’indigner de l’injustice qui lui est causée. Si je suis totalement indifférent au vivant et que je ne vois dans la nature qu’un décor ou un gisement de ressources, il n’y a aucune raison que je m’émeuve de le voir saccagé.

Au contraire, si j’ai conscience de la crise du vivant en cours, du danger qui pèse sur lui et de sa fragilité, j’ai de bien plus grandes chances de m’indigner de le voir systématiquement détruit pour satisfaire la démesure de notre consommation et la cupidité du capitalisme qui nourrissent un extractivisme insatiable. La sensibilité au vivant permet donc d’ouvrir les yeux, de réaliser l’injustice, de s’en indigner et de s’y opposer par l’action. La tristesse, la colère, la haine qui en résultent sont des moteurs puissants de combativité et de lutte.

Toutefois, nous dit Baptiste Morizot4, seules, ces émotions ont tendance à diminuer notre capacité d’action. Un engagement motivé par l’indignation seule mène à un sentiment d’impuissance qui peut conduire au renoncement ou, au contraire, à un radicalisme inflexible. Pour lui, l’engagement à défendre le vivant doit être mu d’une part par la rage de l’indignation face à l’injustice, mais également par la joie associée à l’existence de quelque chose, à la lutte pour quelque chose. « Dans la joie, notre puissance d’agir individuelle et collective est augmentée. » écrit-il, et « L’engagement ne vole pas loin, il ne vole pas longtemps si on lutte seulement contre : il faut aussi lutter « pour ». ».

Il reste à déterminer pour quoi lutter. Il y a une multitude de joies pour lesquelles lutter et auxquelles chacun sera plus ou moins sensible : œuvrer pour une société plus conviviale, plus sobre ou plus tolérante par exemple. Cependant, pour Baptiste Morizot, il y a une joie qui surpasse les autres tant elle vient à manquer : la joie à l’idée de l’existence du vivant et la joie d’en faire partie.

Comme indiqué précédemment, la considération pour le vivant a longtemps été caricaturée au point de marginaliser ceux qui s’y intéressent. En revanche, l’idée d’être vivant, d’être un vivant parmi d’autres vivants, et de partager avec eux une filiation et une évolution commune ainsi qu’une vulnérabilité en tant qu’habitants de la même planète, nous est culturellement étrangère.

Et c’est en tant que joie comme force motrice que l’émerveillement pour l’existence du vivant et pour notre appartenance à celui-ci est fondamental. Car en plus d’être une formidable source d’énergie, il nous permet également de savoir quel monde on veut défendre, pour quoi nous souhaitons nous battre.

Les pigeons ramiers © Lambert TOXÉ
Les pigeons ramiers © Lambert TOXÉ

Cultiver l’émerveillement pour créer du lien

Il nous faut donc développer notre sensibilité et réinventer nos relations au vivant. Pour le réalisateur, metteur en scène et photographe Sylvère Petit, un bon début est de prendre conscience du caractère « extra-terrestre » des vivants qui nous entourent5. Par leur faculté à voler, sauter, plonger, voir la nuit, par leur agilité, leur vitesse, leur ingéniosité, ils sont des terrestres bien plus extraordinaires que ne le sont les humains.

Admirer ces facultés exceptionnelles c’est retrouver cet émerveillement d’enfant qui s’efface peu à peu en grandissant au profit d’un monde exclusivement humain. Et se rendre compte de cette richesse du vivant c’est ressusciter l’environnement qui nous entoure, constater sa complexité, mais aussi reconnaître la singularité de chacune des espèces qui le compose. C’est lui redonner vie. Pour Sylvère Petit c’est une étape préalable indispensable au travail de photographe avec lequel il tente à son tour de réintégrer les autres vivants dans nos imaginaires.

Nommer pour se lier

Pour s’émerveiller il faut nécessairement apprendre à connaître le vivant. Mais apprendre de manière à créer une forme de connaissance qui, contrairement au caractère dévitalisant des sciences naturelles, explore l’altérité des autres vivants en nous reliant à eux. Pour la naturaliste Frances Theodora Parsons, établir cette relation aux vivants doit passer par l’apprentissage de leurs noms.

Selon elle, ignorer le nom des êtres vivants est équivalent à se retrouver à une fête où nous ne connaissons personne, où il est difficile de prendre part à ce qui se passe. « Ne pas connaître le nom des plantes autour de nous, c’est s’exposer à éprouver ce même sentiment de n’être pas à sa place, de ne pas appartenir, d’avoir le sentiment d’être seul alors même que l’on est entouré » écrit Estelle Zhong Mengual à propos des travaux de Parsons3. Ne pas connaître le nom des plantes, ou plus généralement le nom des autres êtres vivants, c’est être un étranger parmi eux, c’est ne pas être chez soi dehors, c’est être en incapacité d’établir des relations avec ce qui nous entoure.

A l’inverse, nommer les vivants c’est les distinguer, et c’est donc s’extraire de la notion englobante de nature. Ce n’est pas un oiseau parmi tant d’autres, c’est une mésange, c’est une grive, c’est un moineau. Cette distinction grâce au nom permet de révéler la singularité de chaque être vivant et ainsi de reconnaître sa manière bien à lui d’être vivant. C’est ainsi que l’on se crée une place à la fête du vivant et que l’on s’identifie nous-même comme une manière d’être vivant parmi d’autres.

Nous prenons ainsi conscience que nous sommes des vivants parmi d’autres vivants et nous créons ce sentiment d’appartenance, cette relation avec le reste des vivants qui nous unit à eux. « L’ignorance des manières d’être vivant des autres qu’humains entraîne l’impossibilité de s’individuer soi-même comme une manière d’être vivant, et ainsi de se percevoir comme appartenant au vivant » écrit Estelle Zhong Mengual.

Nommer les vivants pour les distinguer, les connaître, les reconnaître et renouer avec le vivant. C’est avec les oiseaux que j’ai entamé cette reconnexion. D’abord en les observant, puis en apprenant à les nommer. De ces quelques connaissances est né un émerveillement qui m’a poussé à les photographier pour immortaliser ces moments et les partager. La tendresse d’un couple de pigeons, la délicatesse d’un héron cendré à se déplacer et son incroyable vivacité pour saisir son repas : voilà qui m’a fait prendre conscience des autres manières d’être vivant.

Commençons par apprendre à nommer le vivant qui nous entoure afin de faire l’expérience de toutes ces manières, aussi extraordinaires que diverses, d’être vivant et de prendre conscience que nous aussi, nous faisons partie du vivant. C’est en amorçant ce mouvement vers une connaissance qui nous relie aux autres vivants que nous gagnerons la faculté de nous indigner face à ceux qui le détruisent, et que nous trouverons la force de nous battre pour lui, pour cette joie de faire partie des vivants et d’avoir envie qu’ils, ou plutôt que nous, continuions à vivre.

 

Sources

(1)       Morizot, B. Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Nouvelle éd. augmentée d’une préface.; Babel; Actes Sud: Arles, 2022.

(2)       Discover the Forest; US Forest Service. Etude de 2014.

(3)       Zhong Mengual, E. S’inviter à la fête des vivants. Socialter Hors-Série n°9 – Renouer avec le vivant. 2020, p 63.

(4)       Morizot, B. Politiser l’émerveillement et armer l’amour du vivant. Socialter Hors-Série n°9 – Renouer avec le vivant. 2020, p 6.

(5)       Petit, S. Il faut accorder du temps au moineau. Socialter Hors-Série n°9 – Renouer avec le vivant. 2020, p 54.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.