Introduction
Jusqu’à l’ère moderne, les villes ont été construites avec les matériaux disponibles à proximité, une énergie limitée, et selon des savoirs faire adaptés au climat local. L’énergie abondante, le développement des transports, les nouvelles technologies ont permis aux architectes et urbanistes de s’affranchir de ces exigences pour créer des villes toujours plus grandes, et parfois en complet décalage avec les contraintes climatiques.
Aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale habite en ville, et d’ici 2050, ce chiffre devrait dépasser les deux tiers. Les villes sont responsables de près de 80% de la consommation énergétique mondiale et 60% des émissions de gaz à effet de serre, alors qu’elles ne représentent que moins de 2% de la surface de la Terre. Elles participent donc fortement au dérèglement climatique, et en subissent aussi les conséquences, avec des vagues de chaleur qui seront de plus en plus fréquentes selon les projections du GIEC, et particulièrement difficiles à supporter dans les zones urbanisées, notamment à cause du phénomène d’îlot de chaleur urbain.
Ilot de chaleur urbain : les villes plus chaudes que les campagnes
Un îlot de chaleur urbain est un phénomène d’élévation de la température en ville par rapport aux températures des zones rurales ou péri-urbaines avoisinantes. La température moyenne à Paris est ainsi supérieure de 2,5°C à celle des zones rurales d’Ile de France. Cette différence de température peut varier fortement au cours du temps, à la fois entre le jour et la nuit et entre l’été et l’hiver. La différence moyenne ne donne donc qu’une première indication pour caractériser l’îlot de chaleur urbain. Ce phénomène est particulièrement marqué la nuit en été. Lors des vagues de chaleur, il n’y a quasiment pas de différence entre les températures journalières en ville et à la campagne. La nuit en revanche, la différence peut atteindre la dizaine voire la quinzaine de degrés !
Le réchauffement se fait sur une certaine altitude au-dessus de la ville, ce qui crée un dôme de chaleur. C’est un dôme local, à ne pas confondre avec le dôme de chaleur qui s’était formé au Canada à l’été 2021, et qui résultait de dynamiques à plus grande échelle.
Des conséquences sanitaires graves, particulièrement sur les populations fragiles
Les îlots de chaleur urbains ont des conséquences météorologiques : diminution du nombre de jours de gel, baisse de l’humidité relative dans l’atmosphère, multiplication des épisodes orageux et des averses due à la déstabilisation de l’atmosphère. Mais ce sont surtout les conséquences sanitaires qui inquiètent et poussent à traiter le sujet. En effet, ce phénomène aggrave les canicules : en empêchant le refroidissement nocturne, il diminue la récupération des citadins en période de forte chaleur.
L’augmentation de la température peut conduire à différents symptômes chez l’être humain tels que la déshydratation, l’hyperthermie, l’épuisement ou les coups de chaleur. Ces effets sont surtout dangereux lorsqu’ils s’ajoutent à certaines maladies préalablement existantes, comme le diabète ou les insuffisances respiratoires. Cet effet aggravant s’observe dans les chiffres de surmortalité. Lors de la canicule de 2003, qui a tué 15 000 personnes en France, la surmortalité était en moyenne de 40% dans les petites et moyennes villes, mais bien supérieure dans les grandes métropoles : 80% à Lyon et 141% à Paris[1].
Ces chiffres pourraient empirer dans les années à venir, du fait d’une part de l’augmentation de la fréquence des vagues de chaleurs, et d’autre part du vieillissement de la population en France. En effet, les personnes âgées sont les plus vulnérables aux fortes chaleurs, et leur proportion dans la population française devrait doubler en 2050 par rapport à 2003 (de 8,8% à 15,6% pour les plus de 75 ans).
[1] La population parisienne étant plus jeune que la moyenne française, cette surmortalité n’était donc pas due à une population plus fragile.
Les matériaux urbains en cause
Les îlots de chaleur urbains se produisent quand les matériaux du milieu urbain absorbent la chaleur du soleil pendant la journée et la relâche la nuit, empêchant ainsi l’atmosphère de se refroidir. C’est pour cela que les différences de température sont marquées principalement la nuit, quand les zones extra-urbaines ont pu se refroidir, et en été, quand la ville a pu emmagasiner beaucoup de chaleur la journée. Trois principales raisons expliquent pourquoi la ville stocke plus de chaleur que les campagnes avoisinantes : les matériaux utilisés (voiries, murs, toitures), l’imperméabilisation du sol et la faible présence de végétation, et la hauteur des bâtiments.
La capacité à accumuler la chaleur est principalement conditionnée par deux paramètres, l’albédo et l’inertie thermique, qui expliquent pourquoi les matériaux minéraux utilisés en ville emmagasinent plus de chaleur que les matériaux biologiques. L’albédo est la fraction d’énergie solaire réfléchie par la surface du matériau. Il prend une valeur allant de 0 à 1, qui dépend surtout de la couleur : une surface blanche réfléchit presque toute la lumière (albédo de 1) tandis qu’une surface noire la capte entièrement (albédo de 0). L’albédo de l’asphalte est de 0,07 (elle capte 93% de l’énergie solaire qui l’atteint), celui du goudron entre 0,05 et 0,20, celui d’un arbre entre 0,15 et 0,18 et celui d’une pelouse entre 0,25 et 0,30. Les matériaux de construction, souvent assez sombres, captent donc une grande partie de l’énergie solaire qui les atteint.
L’inertie thermique caractérise la capacité d’un matériau à emmagasiner de la chaleur. Un matériau avec une forte inertie thermique mettra beaucoup de temps à chauffer, mais aussi beaucoup de temps à refroidir ensuite. Il aura stocké une grande quantité de chaleur avant de la libérer. L’inertie thermique des matériaux minéraux est très supérieure à celle des plantes.
La nature du sol est aussi un élément accentuant l’élévation de température en ville, selon sa capacité à emmagasiner l’eau. En effet, l’évaporation d’eau est un phénomène endothermique, c’est-à-dire qu’il capte de la chaleur, et permet donc de rafraîchir l’atmosphère et de limiter le stockage d’énergie thermique par les autres matériaux. A la campagne, l’eau provenant des précipitations peut librement s’infiltrer dans le sol et l’hydrater, puis s’évaporer quand il fait chaud. En ville, le sol est très largement imperméabilisé, et l’eau s’écoule donc directement vers les cours d’eau ou les égouts. En période de forte chaleur, l’eau ne peut donc pas s’évaporer du sol, ou alors seulement très localement dans les parcs et les cours d’eau.
La hauteur des bâtiments joue aussi un double rôle dans la formation des îlots de chaleur urbains. Par leur taille, les immeubles offrent une grande surface au soleil et captent donc plus facilement son énergie. De plus, ils constituent des obstacles pour le vent, qui est donc bien moins fort dans les villes que dans les campagnes. Or le vent permet d’évacuer les masses d’air chaud : sans vent, la chaleur reste en ville.
On peut ajouter un dernier paramètre, plus ou moins influent selon les études : la chaleur anthropique. La consommation d’énergie se fait avec des pertes de chaleur libérées dans l’atmosphère. La consommation énergétique importante des villes influe donc aussi sur la formation des îlots de chaleur urbains, mais dans une moindre mesure. On peut tout de même citer l’utilisation paradoxale des climatisations, qui apportent du frais en intérieur et relâche du chaud en extérieur, participant donc à la formation des îlots de chaleur urbains tout en voulant atténuer leurs effets.
Végétalisation, eau, aménagement urbain, quel(s) moyen(s) pour lutter contre ?
C’est en jouant sur ces différents paramètres qu’on peut lutter contre les îlots de chaleur urbains. Les vagues de chaleur sont déjà une réalité, il faut donc prendre des mesures concrètes et applicables immédiatement afin de les atténuer et de les rendre supportables en ville. Le moyen le plus connu de créer des îlots de fraîcheur est de planter des arbres. Les végétaux, et principalement les arbres, rafraîchissent la ville de deux manières.
Tout d’abord, leur feuillage crée un ombrage qui empêche la lumière du soleil d’atteindre le sol et donc de le réchauffer. Comme la plupart des arbres perdent leurs feuilles en hiver, cet ombrage disparaît pendant les périodes froides et ne limite donc pas le réchauffement quand il devient souhaitable. La deuxième manière est l’évapotranspiration : les arbres relâchent par leurs feuilles de l’eau qui s’évapore, captant de la chaleur et refroidissant l’atmosphère.
De plus, la végétalisation a aussi des co-bénéfices notamment en matière de biodiversité et de captage de la pollution. Mais cette solution soulève tout de même un certain nombre de problèmes. Tous les arbres ne conviennent pas, et il faut donc choisir des essences qui seront capables de résister à la chaleur, avec des apports en eau souvent plus limités en ville que dans la nature. Il faut aussi tenir compte de contraintes pratiques, et choisir des arbres non allergènes et non toxiques. Enfin, les arbres peuvent avoir un albédo assez bas et donc capter une importante fraction de l’énergie solaire. Cela est à prendre en compte quand il faut choisir entre végétaliser une toiture et la peindre en blanc afin de maximiser son albedo.
Une question se pose aussi sur l’échelle à laquelle il faut planter ces arbres : vaut-il mieux des parcs disséminés dans l’aire urbaine, des arbres d’alignement dans toutes les rues, une ceinture végétale autour de la ville ? La réponse n’est pas encore fixée, même si chaque solution a ses avantages et ses inconvénients. La ceinture permet un refroidissement plus grand mais peut favoriser les brises de campagne : des vents qui vont vers la ville et entretiennent le phénomène de dôme de chaleur.
Les parcs créent un refroidissement plus homogène, mais à plus petite échelle (l’effet d’un parc se ressent jusqu’à 100m), et le co-bénéfice du captage de pollution peut être perdu à cause de l’utilisation de pesticides. Des études sont donc encore à mener pour déterminer quelle(s) solution(s) choisir selon les cas. Quelle que soit l’option choisie, la végétalisation demande souvent un entretien particulier, qui nécessite des moyens financiers et humains.
L’eau en elle-même permet aussi de lutter contre les îlots de chaleur, par le phénomène d’évaporation. Elle peut être utilisée notamment pour arroser la voirie et ainsi limiter son réchauffement, ou dans les fontaines pour créer un effet brumisateur. Les cours d’eau en ville comme les fleuves et les canaux jouent aussi un rôle rafraîchissant. Dans ce cas-là, l’eau courante est plus efficace que l’eau stagnante puisqu’elle emporte la chaleur qu’elle absorbe hors de la ville. Dans un contexte où la ressource en eau est de plus en plus précieuse, ces solutions ne doivent pas être vues comme la panacée.
Encore aujourd’hui, l’eau de pluie n’est que très peu utilisée. L’imperméabilisation des sols empêche l’eau des précipitations de s’infiltrer puis de s’évaporer lors des fortes chaleurs. La désimperméabilisation est donc une problématique importante en ville, qui permettra de recréer le cycle de l’eau local et de diminuer les besoins en eau pour l’arrosage.
Enfin, une solution connue depuis l’Antiquité pour lutter contre la chaleur est d’augmenter l’albédo des matériaux afin qu’ils réfléchissent plus d’énergie solaire. La pratique la plus facile à mettre en place est de repeindre les toits en blancs, comme c’est le cas en Grèce notamment, ou dans plusieurs pays d’Afrique du Nord. C’est une solution assez économique et qui a fait ses preuves. Un toit blanc peut être jusqu’à 30°C moins chaud qu’un toit sombre, ce qui permet un rafraîchissement des logements de 3 à 7°C.
En revanche, les toitures blanches nécessitent plus d’entretien puisqu’elles se salissent plus vite, notamment à cause des particules fines émises par la circulation automobile. Cette pratique peut aussi être limitée dans certaines villes par des contraintes de patrimoine historique, à commencer par la ville de Paris dont les toits en zinc gris sombre sont farouchement défendus. De manière plus générale, les centres historiques sont des zones particulièrement complexes à traiter puisque soumises à un très grand nombre de règles d’urbanisme.
Sur une échelle de temps plus grande, la restructuration de l’espace urbain peut favoriser son rafraîchissement naturel. L’orientation des bâtiments et des rues peut faciliter une aération naturelle qui rafraîchit la ville. Cette échelle de temps est sensiblement la même que celle de l’évolution actuelle du climat : la dizaine d’années. Cela impose aux architectes et urbanistes de concevoir dès aujourd’hui des infrastructures qui pourront continuer à exister et à servir dans un climat qui va évoluer. Sur cette phase, le droit à l’erreur est limité.
Conclusion
La focale de l’action climatique a longtemps été placée sur l’atténuation du changement climatique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, les villes ont pris conscience qu’il était nécessaire de travailler aussi sur l’adaptation au changement climatique, face à un phénomène qui est devenu inéluctable. La lutte contre les îlots de chaleur urbains rentre dans ce cadre.
Cette lutte mobilise des acteurs et des outils variés : les communes, les urbanistes, les architectes, et même les promoteurs immobiliers. Cette dernière profession étant composée de nombreuses petites entreprises, sans leader qui peut transformer le marché. La transition vers des modes de gestion plus durable est lente, et l’État, via la réglementation, peut alors aussi jouer un rôle important.
Le défi des différents protagonistes sera donc de réintégrer les contraintes climatiques, mais aussi de biodiversité ou de cycle de l’eau, dans leur vision de la ville. Les îlots de chaleur urbains ne sont qu’un symptôme de villes aujourd’hui déconnectées de leur environnement. Les solutions à la crise environnementale passeront sans doute par la recréation d’un lien à la nature et à l’environnement pour la ville et ses habitants.
Sources
https://lejournal.cnrs.fr/articles/comprendre-les-ilots-de-chaleur-urbains
https://www.apur.org/sites/default/files/documents/publication/documents-associes/ilot_chaleur_urbains_paris_cahier1.pdf?token=HAr5ynNS
Cliquer pour accéder à Les_ilots_de_chaleur_urbains_REPERTOIRE.pdf
Cliquer pour accéder à flyer_i_lot_chaleur_urbainweb.pdf
https://savoirs.usherbrooke.ca/bitstream/handle/11143/18931/Climatoscope_2021_no03_1-147.pdf?sequence=1#page=124
https://www.geo.fr/environnement/peindre-son-toit-en-blanc-une-bonne-idee-pour-lutter-contre-le-rechauffement-climatique-196030