Article de Jules Grammont (IGE 2019)
La compensation carbone est un mécanisme adopté à la suite du protocole de Kyoto[1] en 1997 et a pour but de compenser l’impact des activités humaines à travers le développement de projets de réduction de gaz à effet de serre (GES). Le postulat de base est que la quantité produite à un endroit doit être réduite de la même quantité à un autre endroit. Des crédits carbones sont délivrés en échange du financement d’un projet de réduction carbone, ce qui entraîne la création d’un marché de compensation carbone. Les Etats et grosses entreprises sont au premier plan avec obligation de tenir des engagements de réduction. Ainsi, cet instrument de compensation carbone donne la possibilité aux entreprises de réduire leurs émissions simplement et en évitant des investissements lourds pour changer des process parfois fortement émetteurs de GES. Nous présenterons dans un premier temps la compensation carbone avec l’exemple d’un projet financé via ce mécanisme. Nous étudierons ensuite la méthode pour quantifier la quantité CO2 compensée sur plusieurs projets typiques de compensation. Enfin, nous regarderons la réelle efficacité de cet instrument d’un point de vue quantité CO2 compensée et argent investi.
Présentation du mécanisme de compensation carbone
Pour participer à ce marché, plusieurs associations dans le domaine du développement durable ont développé au début des années 2000 des plateformes dédiées à la compensation carbone (notamment CO2 solidaire par l’association Geres[2]). L’argent sert à financer des projets de réduction d’émissions dans des pays du Sud. Théoriquement, il est possible de compenser ses émissions sur le territoire français mais le but de ces plateformes est d’aider les pays les plus touchés par le changement climatique avec des investissements dans un certain nombre de projets menés dans ces pays. Le prix de la tonne équivalente CO2 évitée est de 24 € (fin 2019) et chacun a la possibilité de soutenir le projet de son choix. Pour illustrer un projet typique de compensation carbone, la vidéo suivante présente un projet de l’association Geres au Mali. C’est une mission en partenariat avec la commune de Konséguéla (Région de Koutiala au Mali) où l’association a électrifié entièrement une zone artisanale (la ZAE) grâce à une énergie 100% renouvelable.
L’implantation de panneaux solaires et d’un groupe électrogène à huile végétale pure fournit un approvisionnement énergétique continu. Ce service énergétique permanent permet de générer une création d’activité autour de cette zone artisanale. A première vue, le mécanisme de compensation carbone semble donc porter ses fruits en implantant des énergies renouvelables dans des pays pauvres « grâce » aux émissions générées par d’autres. Le 29 novembre 2018, le programme de compensation a été suspendu après 14 ans de fonctionnement au sein de l’association Geres. Cette décision s’explique par l’apparition d’entreprises totalement dédiées à la compensation carbone provoquant pour Geres une drastique diminution de volumes de crédits. Face à cette situation concurrentielle et professionnalisée, les clients principaux ont été redirigés vers d’autres structures. D’un point de vue écologique et économique, cette pratique semble donc être une bonne solution pour les différents acteurs (émetteurs et réducteurs d’émission). En effet, les crédits carbones peuvent coûter moins cher aux entreprises qu’entreprendre au sein de leurs locaux la réduction d’émission visée. Néanmoins, un certain nombre de points restent assez discutables.
Une méthode de compensation carbone qui présente des limites
Pour étayer ces différents arguments, nous nous appuyons sur un article de Jean-Marc Jancovici (président du Shift Project) ainsi que l’article du Monde « le principe de compensation est-il efficace ? »
La première limite qui apparaît concerne la temporalité entre l’émission et la réduction. En effet, bien souvent l’organisme émetteur va acheter sa réduction à l’instant présent mais la réduction effective qui a lieu dans un autre périmètre aura lieu dans un temps futur. On peut citer l’exemple de reforestation. L’idée est de planter des arbres (qui absorbent du CO2) pour réduire ses émissions. Cependant l’achat des crédits carbone se fait avant même qu’ils soient plantés et quand on sait qu’il faut plusieurs dizaines d’années aux arbres pour atteindre leur absorption optimale on se retrouve avec des compensations prévues pour des dizaines d’années plus tard. Dès lors, c’est la notion de prévision voire même « spéculation » qui entre en jeu et fragilise cette pratique. L’urgence écologique ne peut pas se permettre cette attente car les conditions climatiques auront bien changé entre l’achat du crédit et l’épanouissement de l’arbre.
Les énergies renouvelables sont aussi concernées par une étrange hypothèse. En effet pour estimer la réduction, le calcul se base sur l’hypothèse qu’à la place d’un projet d’énergie renouvelable il aurait été financé un projet de production d’énergie fossile. Dans ce cas-là il n’y a pas de baisse d’émission mais juste une augmentation moindre. En effet, comme nous l’illustre l’exemple de l’électrification d’une zone artisanale (la ZAE) au Mali, la génération d’électricité permet la création de nombreuses activités comme la vente de produits frais (Jus de fruit, eau fraîche, glace) grâce à la réfrigération ou la production et vente de savon. L’accès à l’électricité a donc certes créé de l’activité, mais parallèlement intensifié les émissions de CO2.
Ainsi, est-ce que les émissions initialement émises par un acteur sont réellement compensées ? Nous pouvons nous poser la question. De plus, la reforestation et les énergies renouvelables représentaient 70 % de l’argent récolté par les sociétés qui permettent de compenser (voir schéma ci-dessous). Cela prouve bien les difficultés de chiffrer réellement les quantités émises et réduites…
Un instrument de réduction carbone avec une portée limitée
Cette pratique soulève d’autres interrogations, notamment quant à sa portée réelle. Tout d’abord, les pays qui vont accueillir et développer les projets de réduction sont souvent des pays du Sud, sous-entendu en voie de développement. Ces pays sont ceux qui émettent le moins mais qui vont devoir faire les efforts pour que d’autres pays plus riches conservent leur liberté de développement (et donc d’émission). Le prix du crédit carbone est très bas. Les coûts du marché de compensation peuvent être donc bien inférieurs aux couts réels de compensation comme la mise en œuvre de projets précédemment évoqués.
En effet, en calculant les émissions totales de la planète (en tCO2 équivalentes) multipliées par le prix actuel du CO2 (24 euros environ/t) cela représente moins de 2% du PIB mondial (calcul réalisé pour l’année 2018 en dollars constants de 2010). Atteindre la neutralité carbone semble donc assez simple d’un point de vue économique mais cela souligne bien la marginalité de cette pratique. Un dernier chiffre révélateur appuie ce constat. En 2006, c’était 0.03% des émissions totales qui ont été compensées. Cela reflète bien l’influence très limitée de cette pratique pour des résultats soumis à de nombreuses questions comme vu précédemment.
Comme nous le voyons très souvent aujourd’hui, ce principe de compensation sert plus de valeur morale pour certaines entreprises qui affichent clairement leur neutralité carbone. Rien n’empêche de doubler sa production (donc d’émettre plus) mais de compenser totalement afin de prôner une image valorisante. Cela entraîne la compensation mais pas la réduction directe d’émission. La compensation n’affecte pas le train de vie quotidien des pays les plus développés, ceux-ci restent dans leur confort mais peuvent se targuer de compenser leurs émissions pour se rassurer et se convaincre. Mais la portée limitée de cette action doit alerter et faire prendre conscience qu’il faut d’abord réduire ses émissions avant de penser à les compenser. En se focalisant sur les aspects de compensation des émissions et non pas de réduction des émissions produites, cet instrument ne permet pas de repenser les principes sur lesquels fonctionnent nos systèmes de production. En effet, la notion de compensation a cette spécificité qui permet aux États et aux multinationales d’avoir « bonne conscience » via une marchandisation de l’environnement, tout en continuant leur activité, en ne plaçant ni l’humain ni la nature au centre des préoccupations.
[1] Accord international visant à la lutte contre le changement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre
[2] Groupe Energies Renouvelables, Environnement et Solidarités est une association à but non lucratif d’environ 70 personnes créée en 1976. La préservation de l’environnement, la lutte contre le changement climatique, la limitation de la précarité énergétique et l’amélioration de la qualité des pays les plus pauvres sont les défis actuels de l’association.
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Bibliographie :
https://www.youtube.com/watch?v=_jy0q0c0o_g – AVN – GERES : Une zone artisanale électrifiée 100% renouvelable au Mali
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Annexe 1
Bonjour,
Il y a plusieurs erreurs dans l’article :
1- contrairement à ce qui est dit, la reforestation n’est qu’une petite partie de la compensation. La lecture du graphique est erronée. La partie forêt concerne à 85% des projets de conservation pas de reforestation/afforestation
2- Il n’y a pas de décalage de temporalité comme on le lit souvent sur la compensation. Les tonnes séquestrées/réduites le sont déjà. On ne plante pas un arbre au moment où l’on compense
3- l’exemple des projets d’énergie renouvelable est faux. On ne compare pas avec l’émission d’une centrale à charbon mais avec la baseline d’émission de l’énergie du pays.
De nombreuses autres erreurs. La compensation est un sujet encore mal connu et qui fait l’objet de nombreux fantasmes.
Il est temps de regarder le sujet sérieusement, car indéniablement, le mécanisme va se développer de plus en plus (cf article 6 de l’accord de Paris)
Bonjour Gérald,
Merci pour votre commentaire
1- Effectivement, le terme de reforestation n’est pas le bon et n’englobe pas les projets de reforestation/afforestation. En revanche, la lecture du graphique n’est pas erronée puisque plus de 70% des fonds récoltés se dirige vers des projets énergétiques/”forêt”.
2- Quelles sont vos sources ? Le cas échéant, cela voudrait dire que l’offre en compensation est toujours supérieure à la demande. Comment tenir compte des incendies ou aléas en tout genre ? Le CO2 stocké dans l’arbre sera ainsi libéré. De plus, cela voudrait dire que nous payons pour des émissions de CO2 déjà séquestrées ?
3- Le mix énergétique mondial est de 81% d’énergie fossile (Source : AIE). La part est encore plus important pour les pays en voie de développement (comme celui du projet énergétique). Je ne parle pas de charbon mais d’énergie fossile, l’approximation est donc tout à fait acceptable au vue de ces chiffres.
Enfin, je vous invite à étayer de manière plus approfondie vos arguments afin d’avoir un échange constructif.