Article de Anne-Sixtine Triboulois (IGE 2019)
Cet article a pour objectif de mettre en lumière les interactions entre la sphère économique et financière et la sphère environnementale. Nous chercherons à comprendre pourquoi valoriser la nature peut contribuer à sa sauvegarde et comment la finance a, aujourd’hui, un rôle majeur à jouer dans la protection de la nature en particulier de la biodiversité. Dans un premier temps, nous expliquerons la notion de services écosystémiques, une notion à la frontière entre l’économie et l’écologie. Dans un second temps, nous étudierons l’initiative des paiements pour les services écosystémiques. Enfin, nous explorerons un exemple de nouvelle forme de financement de la protection des espèces, le Rhino Impact Bond.
Définition des services écosystémiques
Chaque année 125 000 milliards de dollars de services écosystémiques sont fournis par la nature à l’économie globale à travers l’eau potable, la nourriture, la pollinisation, l’air pur, l’absorption de la chaleur et du dioxyde de carbone par la forêt et les océans. Ce chiffre est égal à 1,5 fois le PIB mondial.
La notion de services écosystémiques a été définie par le Millenium Ecosystem Assessment (MEA, 2005) comme « les bénéfices que les humains retirent gratuitement des écosystèmes ». Ils contribuent, directement ou indirectement, au bien-être de l’être humain, ils sont également nécessaires à l’activité des entreprises : ils fournissent des matières premières (alimentaires, non-alimentaires, etc.), des procédés biologiques (fermentation, biosynthèse), des services de régulation (pollinisation, traitement de l’eau) ou des services culturels (loisirs, beauté des paysages). Cette notion s’inscrit dans une vision anthropocentrée de la biodiversité et des écosystèmes car l’homme est dépendant de cette prestation de services fournis par la nature.
Selon le rapport The Social Dimension of Biodiversity Policy (2011) de la Commission Européenne, 55% des emplois de l’Union Européenne et 84% de ceux des pays en développement « ont un lien direct et significatif avec les services écosystémiques ».
Les moyens mis en œuvre pour leur protection ne sont toutefois pas proportionnels à l’importance qu’ils revêtent au sein des sociétés humaines. Les sommes engagées dans la protection de la nature ne représentent que 12% de ce qui serait nécessaire pour la préservation des écosystèmes. La Biodiversity Finance Initiative (BIOFIN) estime que les fonds nécessaires pour protéger la nature s’élèvent à 440 milliards de dollars alors que les investissements actuels ne s’élèvent qu’à 52 milliards de dollars. Le coût d’opportunité induit par le manque d’investissement dans la nature est donc considérable pour l’humanité.
En cas de disparition totale des insectes pollinisateurs comme les abeilles, la pollinisation artificielle coûterait environ 153 milliards d’euros par an soit 9,5% de la production agricole mondiale. On peut citer l’entreprise Bayer qui a perdu près de 40% de sa capitalisation boursière en moins d’un an suite à son rachat de Monsanto accusé de vendre des produits participant à la destruction des écosystèmes (cancers chez l’Homme, disparition des abeilles).
L’importance de la prise en compte de l’ensemble de l’écosystème
L’approche de protection par espèce laisse place à une approche par écosystème. Les espèces font partie intégrante des composantes fonctionnelles de l’économie de la nature. Les fonds récoltés pour la protection d’espèces charismatiques comme le jaguar, l’éléphant ou le rhinocéros servent aujourd’hui à préserver ou restaurer leurs habitats et contribuent par là même à la protection de l’ensemble de l’écosystème.
La forêt boréale couvre 10% de la surface de la Terre et représente le plus vaste écosystème de notre planète. Elle abrite près de 85 espèces de mammifères et plus de 300 espèces d’oiseaux. Les calculs ont montré que, dans l’ensemble de la région boréale du Canada, la protection des grands carnivores (ours, loups, lynx) et de leurs rôles connexes dans l’économie naturelle pourrait permettre aux écosystèmes boréaux de séquestrer suffisamment de CO2 atmosphérique chaque année pour compenser toutes les émissions annuelles provenant de la combustion d’énergies fossiles au Canada (pays dans le top 15 des plus importants émetteurs de CO2).
Sans cette pression des prédateurs, une faible augmentation de la densité d’élans de moins de un à moins de deux animaux par kilomètre carré (la limite inférieure des densités d’élans enregistrées pour les forêts boréales) est suffisante pour réduire de 10 à 25% le stockage du CO2 dans le sol par unité de surface. Une surpopulation d’élans va sur-pâturer les jeunes pousses d’arbres et nuire au renouvellement de la forêt. Or les arbres, grâce à la photosynthèse, ont cette capacité à capturer le dioxyde de carbone et à le stocker dans le sol. Indirectement les élans, par l’augmentation de leur population, sont donc responsables de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère.
La préservation des écosystèmes est souvent perçue par le prisme de ce qui est visible pour l’œil humain comme la pollution des plastiques, la déforestation ou la disparition d’espèces emblématiques. Or un écosystème englobe également les formes de vie du sous-sol. Une cuillère à café de sol très fertile contient, selon les estimations, entre 100 millions et 1 milliard d’individus. Ces individus de la famille des champignons, des bactéries ou des insectes sont les maillons essentiels du recyclage et de la redistribution des nutriments dans le sol. La fertilité du sol ainsi que sa productivité sont à leur tour des éléments clés de la capacité de l’Homme à se nourrir.
Notre société est en train de créer une dette d’extinction dont le taux d’intérêt (ici le coût) ne fait que s’accroître à mesure que les espèces s’éteignent. Les générations futures n’auront pas le choix que d’hériter d’une nature moins riche et moins diversifiée.
Dans l’économie de la nature, un système constitué d’espèces diversifiées est probablement plus à même d’atténuer les risques de perte de performance qu’un système moins diversifié, de la même manière qu’un portefeuille diversifié d’actions et d’obligations contribue à atténuer les risques dans une économie de marché volatile.
Selon la théorie de la redondance fonctionnelle, chaque espèce a un rôle spécifique au sein de l’écosystème, néanmoins plusieurs espèces peuvent avoir le même rôle. Cette redondance permet à l’écosystème de fournir un niveau de services écosystémiques stable quelques soient les conditions environnementales. La redondance fournit donc un service d’assurance en ce sens qu’il y aura toujours des espèces présentes qui pourront tolérer une perturbation donnée et maintenir un niveau souhaité de fonctionnalité de l’écosystème.
Afin de protéger au mieux la complexité des écosystèmes naturels et de préserver la fourniture des services écosystémiques, des instruments économiques et financiers incitatifs ont été mis en place, dans le but de favoriser l’adoption de pratiques respectueuses de l’environnement.
Monétiser la nature pour la restaurer : l’initiative du paiement
pour les services écosystémiques
En 1840, Jean-Baptiste Say affirmait : « les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet de la science économique ». Cette formule n’est plus en ligne avec les problématiques actuelles d’épuisement évident des ressources naturelles. L’évaluation économique de l’environnement doit être appréciée comme moyen d’insertion de la nature dans la sphère marchande et de rendre ses problématiques plus intelligibles.
Il est nécessaire de mettre en évidence les interactions entre le secteur économique et le secteur environnemental et repenser les liens entre capitalisme et nature pour mieux protéger les écosystèmes.
Dans un monde dominé par la pensée économique, l’unité monétaire rend les enjeux de conservation plus audibles. Il est nécessaire de concevoir la nature comme un capital au sens de stock de richesses et non comme une contrainte. Ce stock génère une diversité de biens et de services – les services écosystémiques – et revêt donc une dimension dynamique, un mix de stocks et de flux (Maes, 2013).
Pour préserver ces services environnementaux, et plus largement les zones fournissant ces services, un mécanisme de compensation financière a été expérimenté : les Paiements pour les Services Ecosystémiques (PSE). Ces PSE – paiements au sens d’aides publiques – visent à récompenser les activités respectueuses des services écosystémiques en vue de leur protection. Ce système de récompense s’applique, par exemple, dans le cas de la conversion d’une terre forestière en terre agricole dont le rendement économique est supérieur. La conversion entrainera plusieurs externalités négatives dont une réduction des services hydrauliques, une perte en biodiversité ou une augmentation des émissions de CO2. Le Paiement pour les Services Ecosystémiques a pour objectif de surcompenser le manque à gagner en termes de rendement afin d’encourager à ne pas convertir la parcelle et à maintenir un niveau de services environnementaux constant. Le PSE internalise donc une externalité positive en incitant l’usager à préférer la conservation à l’exploitation.
Plusieurs limites à ce système de récompense sont apparues. D’une part, le mécanisme suppose l’existence de droit de propriété sur les surfaces fournissant les services écosystémiques. D’autre part, il est souvent difficile d’identifier le service et le paiement ne correspond pas au service environnemental fourni mais est calculé en fonction des coûts supportés par l’agriculteur. (Hermon & Doussan, 2012) Enfin le risque persiste qu’en cas d’arrêt du système de PSE, les anciens bénéficiaires de la compensation se désinvestissent davantage de la conservation du milieu qu’avant la mise en place des récompenses.
Le manque de moyens étant le principal obstacle à une conservation plus efficace des écosystèmes, il semble donc indispensable de développer des outils de financement plus standardisés, attractifs et accessibles destinés à un public financier moins initié et moins sensible à la protection de la nature.
Vers de nouvelles formes de financement pour la protection de la
nature : le Rhino Impact Bond
La société londonienne Conservation Capital a lancé en juillet 2019 une initiative financière inédite qui devrait voir le jour au 2e trimestre 2020 : le Rhino Impact Bond (RIB). C’est le premier instrument financier créé pour la préservation des espèces à générer un rendement financier.
Contrairement à une obligation classique où le préteur perçoit un intérêt (le coupon) tout au long de la durée de vie de l’obligation et reçoit au terme (la maturité) le remboursement de la somme initialement prêtée, dans le cas du rhino-bond, les créanciers ne perçoivent un intérêt que si la population de l’herbivore à cornes augmente.
L’émission du rhino-bond devrait s’élever à 50 millions de dollars, sa maturité sera de 5 ans et la réussite du projet est déterminée par l’augmentation de la population de rhinocéros noirs africains sur cinq sites entre le Kenya et l’Afrique du Sud.
Le principe est simple, des donateurs (dans un premier temps des ONG ou des gouvernements) s’engagent à verser une certaine somme à des investisseurs si les objectifs de croissance des effectifs de rhinocéros sont atteints. Dans le cas contraire, ils ne versent rien et ne portent pas le risque.
De leur côté les investisseurs versent les montants promis par les donateurs en vue de la protection des rhinocéros. Si les objectifs de protection sont atteints les donateurs reversent les sommes promises avec un intérêt, sinon les investisseurs subissent les pertes. Selon Giles Davis, fondateur de Conservation Capital, « l’idée est de transférer le risque des donateurs vers les marchés financiers ».
Le rendement de l’obligation dépend donc de la croissance du nombre de rhinocéros.
Les organisateurs affirment que la structure – un modèle dit de « paiement des résultats » qui a été utilisée par d’autres émetteurs pour financer des projets de santé et d’éducation – pourrait révolutionner le financement de la conservation car les donateurs traditionnels tels que les gouvernements et les ONG ne débourseront de l’argent que sur les résultats. Cela pourrait également amener le secteur privé à s’intéresser à la protection des espèces menacées d’une nouvelle manière, car le retour sur investissement comprendra à la fois un retour financier et un objectif de conservation mesurable.
La limite principale à l’extension de ce type de financement à d’autres espèces reste la capacité à mesurer les résultats et à fournir une évolution quantifiable tout au long de la maturité de l’obligation. Le fondateur de Conservation Capital le souligne en expliquant pourquoi avoir choisi le rhinocéros : « C’est une espèce menacée, en plus d’être un animal charismatique, et, détail non négligeable, les rhinocéros sont faciles à compter ».
Monétiser la nature est néanmoins une approche controversée qui selon certains, peut conduire à des dérives notamment en encourageant une marchandisation de la nature. La gratuité de la nature est un des grands principes fondateurs qui la rend si unique. Par ailleurs, la marchandisation du vivant tend à mettre de côté la complexité de la biodiversité et à réduire les espèces animales et végétales à une seule de leurs fonctions. Cet économisme écologique est souvent accusé d’avoir une vision réductrice de la nature. Les tendances actuelles du bio, des investissements des entreprises dans l’environnement ou des amendes pour pollution, ne sont-elles déjà pas les prémices d’une valorisation de la nature ? En conclusion, la biodiversité et les écosystèmes dans leur ensemble ont besoin plus que jamais du secteur financier, dont le soutien est indispensable pour adresser ce vaste défi. Ce soutien doit se concevoir dans une gestion raisonnée de la nature dont les initiatives doivent être d’abord au service du vivant et non être l’instrument du dessein de l’Homme.
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Références
WWF & AXA (2019), Into the Wild : Integrating nature into investment strategies
Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire (2019), L’environnement en France, La Documentation Française
Schmitz O.J. (2017) The New Ecology – Rethinking a science for the anthropocene, Princeton University Press, Oxfordshire, Royaume-Uni
Meral P. et Pesche D. (2016) Les Services Ecosystémiques – Repenser les relations Nature et Société, Editions Quæ, Versailles, France
Sin-Ilie L. (2019), « Quand la finance veut sauver les rhinocéros », disponible sur : https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/quand-la-finance-veut-sauver-les-rhinoceros-1039362 (25 octobre 2019)
Aglionby J. (2019), « ‘Rhino-bond’ breaks new ground in conservation finance », disponible sur : https://www.ft.com/content/2f8bf9e6-a790-11e9-984c-fac8325aaa04 (29 octobre 2019)