par Sandra Collignon (IGE 2018)
En Octobre 2018, la hausse des prix du diesel et de l’essence, justifiée dans les médias comme une conséquence de la taxe Carbone, initie le mouvement dit des gilets jaunes, générant implicitement une fracture entre écologistes et gilets jaunes.
Quelques mois plus tard, alors que le mouvement des gilets perdure malgré les tentatives répétées du gouvernement pour y mettre fin, cette fracture ne semble plus aussi marquée.
Y’a-t-il au sein du mouvement des gilets jaunes une réelle volonté de bloquer les décisions écologiques du gouvernement ? Revenons à l’origine de ces augmentations des prix des carburants : quel est l’objectif du gouvernement en instaurant cette taxe Carbone ? Existe-t-il une stratégie globale du gouvernement pour sortir progressivement des énergies fossiles, et quelle est-elle ? Comment nos voisins européens déroulent-ils leur stratégie de décarbonation de l’économie ?
Pourquoi de telles augmentations du carburant ?
La hausse des prix des carburants, de 30 centimes pour le diesel et de 15 centimes pour l’essence, est liée aux augmentations programmées annuellement de la taxe Carbone cumulées à une augmentation du prix du brut. Le gouvernement justifie ces augmentations des carburants tout d’abord par la mise en place de la taxe Carbone, mais aussi par sa volonté d’aligner de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence.
Comprendre la taxe Carbone
Cette taxe Carbone a été mise en place en 2014 par le gouvernement Ayrault, puis inscrite dans la Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte en 2015. Elle dit suivre des augmentations programmées, passant de 7 Euros/t CO2 lors de sa création à 100 Euros/t Co2 en 2030 comme l’a imposé la loi de finance 2018. Elle est actuellement de 44,6 Euros/t CO2, puisque suite au mouvement des gilets, elle n’a pas été réévaluée en 2019 comme prévu initialement.
Cette taxe est intégrée à la préexistante TICPE (Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Energétiques).
Cette taxe est dite pigouvienne, c’est-à-dire qu’elle a pour objectif d’intégrer au marché les externalités négatives engendrées par les émissions carbone, sur le principe du pollueur-payeur. Elle doit entre autres permettre à la France d’atteindre la neutralité Carbone pour 2050 en réduisant ses émissions Carbone. On ne reviendra pas ici sur l’impact des émissions CO2 sur notre environnement, mais la lecture de cet article publié dans Nature Climate Change intitulé ‘Broad threat to humanity from cumulative climate hazards intensified by greenhouse gas emissions’ apporte une synthèse documentée et vulgarisée afin d’en comprendre les enjeux dans la perspective 2050-2100.
Les augmentations planifiées sont donc conséquentes, sur un délai relativement court. Il est à noter que l’objectif de 100 Euros/t CO2 a été qualifié par Nicolas Hulot d’insuffisant pour maintenir un réchauffement limité à 2°C à l’horizon 2030 comme s’est engagée la France lors de la COP21.
Des dispositions ont été prévues pour préserver la compétitivité des entreprises grandes consommatrices d’énergie (au sens de la directive 2003/96/CE) sur la scène internationale, tels que les transporteurs routiers, les exploitants de transports publics et de taxis, les exploitants agricoles, le transport fluvial de marchandises, le transport aérien hors aviation de tourisme, la pêche, la navigation maritime hors navigation de plaisance, et certaines grandes industries chimiques. Ces dernières sont donc exonérées partiellement ou totalement de la taxe Carbone.
A noter que le projet de loi de finances pour 2019 avait prévu la fin du taux réduit de TICPE pour le gazole non routier utilisé par le secteur du BTP ainsi que divers secteurs comme la métallurgie, la chimie, les industries extractives ou encore la récupération. Cette disposition aurait permis de faire rentrer 900 M€ dans les caisses de l’État, sur un total de 2 Mds € qu’ont coûté ces exonérations en 2018. Mais à la suite du mouvement des Gilets jaunes, cette disposition n’a finalement pas été inscrite dans la loi votée le 20 décembre 2018.
Comprendre le réalignement de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence
Le gouvernement Français a longtemps encouragé la consommation de diesel en France par rapport à l’essence, en taxant davantage cette dernière, ce qui explique aujourd’hui que les véhicules diesel représentent 67% du parc automobile selon l’INSEE en 2017.
Il faut remonter à l‘après-guerre pour comprendre l’allègement des taxes sur le diesel, qui cherchait à l’époque à relancer l’économie, et notamment l‘agriculture et les transports routiers.
Cette incitation fiscale pour le diesel coûte cher à la France pour mettre en adéquation production et consommation car l’essence et diesel sont issus d’un même processus de distillation du brut extrait mais une unité de brut introduit dans le procédé produit plus de deux fois plus d’essence que de diesel (Source : “American Petroleum Institute”). La France compense donc en important aujourd’hui une grande partie du gazole consommé au niveau national alors qu’elle exporte des essences produites dans l’hexagone.
De plus, l’impact direct sur la santé du diesel est chiffré et estimé aujourd’hui à 10000 morts en Europe, essentiellement liés aux émissions de NOx et de particules fines libérées, pour un coût de 48 milliards d’euros selon une étude récente du centre de recherche indépendant néerlandais CE Delft.
Les enjeux derrière ce réalignement de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence sont donc à la fois économiques et sanitaires.
A quoi sert l’argent issu de cette taxe ?
19.1% des fonds récupérés à l’aide de la taxe TICPE, qui représente environ 16 milliards d’euros de recette pour l’Etat serviront en 2019 à investir et financer les initiatives de développement des énergies renouvelables (ENR), essentiellement le photovoltaïque. Une fraction des recettes de la TICPE rejoignent donc celle de la CSPE (Contribution au Service Publique de l’Electricité), taxe prélevée sur toutes les factures d’électricité en France pour développer les énergies renouvelables et atteindre les objectifs de 23% d’ENR en 2020 et de 30% en 2030 que la France s’est fixée au travers de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
En plein mouvement des gilets jaunes, un projet de loi de finances rectificatif examiné le 19 Novembre 2018 au Sénat, a transfèré 600 millions d’euros (soit certes moins de 4% du montant total) de recettes de la taxe sur les carburants destinés au budget de la transition écologique pour les réaffecter au budget général.
Le reste de la TICPE sert surtout à financer les collectivités locales et le budget général de l’Etat, ce qui semble à priori assez éloigné de l’objectif affiché de la taxe Carbone, c’est-à-dire décarboner l’économie française.
Décarboner l’économie via une taxe Carbone sur les carburants ? Oui ! Mais quelles
sont les alternatives à la voiture aujourd’hui ?
Le prix des carburants ont donc augmenté et vont continuer d’augmenter dans cet objectif affiché d’inciter les Français à « dé-carboner » leurs moyens de transport. Mais existe-il une stratégie conséquente pour permettre aux Français une mobilité sans Carbone via les transports en commun par exemple ?
Concernant les transports ferroviaires, la politique de la SNCF a été ces dernières années de privilégier les grands projets afin de développer les Lignes Grandes Vitesse, souvent au détriment du maintien du réseau sur les lignes du réseau secondaire dans les zones moins densément peuplées. Elisabeth Borne, Ministre des Transports, dans un discours prononcé en Février 2018 destiné au Conseil d’orientation des Infrastructures, confirme cette politique passée et admet ses conséquences : « Notre politique d’infrastructures a fini par en oublier les besoins auxquels elle devait répondre, des besoins pourtant essentiels pour nos concitoyens : l’entretien de leurs routes et lignes ferroviaires du quotidien, la meilleure connexion de leur territoire aux grands axes ou à la métropole la plus proche, le désengorgement de leurs grandes villes. »
Jean-Yves Petit, de France Nature Environnement PACA relève que « ce sont les lignes qui contribuent à l’égalité des territoires qui sont délaissées. »
Dans certains cas, les régions parviennent à compenser le désengagement de l’Etat et entretiennent certaines lignes. Cette régionalisation du rail, amplifiée par la Loi Notre en 2015 donne davantage de compétences à des régions qui peuvent se montrer volontaristes mais qui ont peu de moyens.
L’âge moyen du réseau français est de 33 ans, contre 17 ans en Allemagne, ce qui a pour conséquence le constat que, sur les 28800 km de lignes que compte le réseau ferré national, près de 5 000 kilomètres de voies subissent des ralentissements. »
« Il est quand même paradoxal que deux lignes à grande vitesse aient été mises en service cet été alors qu’on enregistrait en même temps 5.300 km de ralentissement sur le réseau ferré pour insuffisance d’entretien », appuyait Elisabeth Borne dans ce même discours.
En conséquence du vieillissement des infrastructures ferroviaires, la qualité de service se dégrade et devient inadapté aux usagers. Ainsi la fréquentation ferrovière, en augmentation jusqu’à 2011, décroit désormais.
« Il faudrait mettre 4 milliards chaque année pendant 10 ans pour remettre le réseau à niveau », estime Bruno Gazeau, président de la Fnaut (Fédération nationale des associations d’usagers des transports). « Mais ce n’est pas excessif, c’est ce que font les Allemands et les Anglais. »
Il existe aussi les « cars Macron », avec Ouibus et Flixbus notamment. Créés en 2015 via la totale libéralisation des transports sur les trajets de plus de 100km, ils ont pris en 2018 0,6% des parts de marché sur des trajets de plus de 80km, essentiellement sur les lignes déjà desservies par les trains (comme par exemple Lyon-Grenoble, ou Paris-Lille) en proposant un service à faible prix comparé aux trains. Il est à noter que par définition, les Services Librement Organisés ne sont soumis à aucune obligation de service public : une liaison déficitaire ou peu rentable peut ainsi être supprimée du jour au lendemain, n’assurant donc pas une alternative pérenne à la voiture.
Il s’agit donc bien d’une volonté politique de mettre en place des alternatives à la voiture pour permettre aux Français de poursuivre leurs déplacements tout en diminuant les émissions Carbone. Dans son discours, Elisabeth Borne confirme un nouveau cap en matière de mobilité, avec la priorité de travailler sur les transports du quotidien.
Conseils à la mise en place d’une fiscalité verte et exemples européens
Il existe plusieurs possibilités aux gouvernements pour verdir leurs économies :
- supprimer les distorsions fiscales, c’est-à-dire réduire ou supprimer les subventions aux industries polluantes par exemple.
- restructurer les taxes existantes, comme augmenter des taxes existantes en fonction du caractère polluant du produit/activité.
- introduire de nouvelles écotaxes
L’intégration d’une taxe Carbone dans la TICPE ainsi que le réalignement de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence en France comme évoqué précédemment, utilise chacun de ces leviers.
Coût et risques associés à l’instauration de la taxe Carbone
Une étude de l’OCDE datant de 2013 et intitulée Effective Carbon Prices démontre que les taxes et systèmes d’échange sont préférables à d’autres moyens d’action comme les tarifs d’achat, les subventions et les instruments réglementaires, notamment parce qu’ils coûtent moins chers aux Etats.
L’instauration de telles taxes présente de plus quelques risques tels que la baisse sur le long terme des recettes de l’Etat, et la baisse de compétitivité de certaines entreprises sur le marché international, ce qui explique que dans la plupart des pays ayant fait appel à une taxe Carbone, les grosses industries polluantes sont complètement ou partiellement exonérées.
L’Europe a envisagé la création d’écotaxes à grande échelle, pour une « solidarité européenne et solidarité internationale » mais ce projet n’a pas encore abouti car il suppose, bien entendu, un degré élevé de coopération européenne et de consensus mondial.
Mesures accompagnatrices pour une bonne efficacité de la taxe
L’impact environnemental de telles mesures sera fonction à la fois du poids fiscal total pesant sur les carburants taxés et de l’existence de produits de substitution.
D’après Jean-Philippe Barde, administrateur à l’OCDE, les réformes fiscales vertes sont généralement mises en œuvre dans un contexte de neutralité budgétaire, c’est-à-dire à pression fiscale constante : les nouvelles écotaxes viennent compenser la réduction d’autres taxes préexistantes. Plusieurs pays ont compensé l’introduction de nouvelles écotaxes (notamment sur le carbone) par une réduction des charges sociales des employeurs (Belgique, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Royaume-Uni). Un des objectifs de cette approche est l’obtention d’un ” double dividende ” en termes de réduction des émissions et de baisse du chômage, grâce à la baisse des charges pesant sur le travail. Cette pression fiscale constante constitue une condition essentielle de l’acceptabilité des écotaxes, aussi bien pour l’industrie que pour les particuliers.
Les résultats restent difficiles à mettre en évidence, même pour les pays tels que la Suède ou le Danemark qui ont instauré une taxe Carbone dès le début des années 1990.
Exemples de pays européens pionniers en terme de fiscalité verte
- Le cas de la Suède
En Suède, la réforme fiscale de 1991 a consisté en une baisse importante de l’impôt sur le revenu, compensée, notamment, par un ensemble de nouvelles écotaxes, en particulier sur le carbone, le soufre et les oxydes d’azote. Il en est résulté une redistribution de 6 % du PlB.
De 1990 à 2007, les émissions de CO2 de la Suède ont diminué de 9 % alors que le PIB a augmenté de 48 %. Mais selon l’économiste Jean Gadrey, il faut relativiser le rôle de la taxe carbone dans la baisse des émissions de CO2, qui tient à de « multiples facteurs bien plus décisifs que les incitations monétaires », tels que la délocalisation des industries les plus polluantes.
- Le cas du Danemark
Depuis 1996, les autorités danoises ont instauré de nouvelles écotaxes sur l’utilisation d’énergie :
– Pour les industries (sur le CO2 et le SO2). Le produit de ces taxes est entièrement reversé à l’industrie sous forme d’aides aux investissements dans les économies d’énergie et d’allégements des charges patronales.
– Pour les petits consommateurs d’énergie (particuliers, commerces, bureaux,..) : ces recettes sont reversées aux ménages sous forme de réductions de l’impôt sur le revenu, et aux employeurs sous forme d’une diminution des charges sociales.
Pour conclure, « Les pays tarifient le carbone de multiples façons, pas toujours les plus efficaces », constate le Secrétaire général de l’OCDE, M. Angel Gurría. Les initiatives de taxation et de réglementation des émissions de carbone sont légion, se traduisant par des prix trop élevés ou trop bas, et les résultats obtenus laissent beaucoup à désirer. C’est une situation des plus confuses, de laquelle n’émerge aucun signal clair et qu’il faut corriger. »
Conclusions sur la fiscalité environnementale en France
Ainsi, comparée aux politiques de transition verte menées par d’autres pays européens, il est possible de constater plusieurs différences majeures.
Premièrement, l’échelonnement de l’augmentation de la taxe a été inadapté et trop peu communiquée. Elle n’a de plus pas pris en compte la volatilité des cours du brut, ce qui a débouché à une augmentation de 12% sur le prix du gazole en un an.
On peut de plus parler ici de défaillance de cette taxe puisqu’elle est porteuse d’injustices sociales. En effet, d’après un document intitulé Les effets distributifs de la fiscalité Carbone en France, cette dernière représente 0,68% du revenu des 10% les moins riches, contre 0,23% pour les 10% les plus riches, soit 3 fois moins. D’autres données abondent dans la même direction, avec des facteurs allant jusqu’à 5 fois moins.
Les plus pauvres sont donc plus impactés par la taxe Carbone, alors que, comme le montre les graphiques présentés ci-dessous, ce sont aussi les plus petits revenus (courbe rouge) qui seront plus impactés par le changement que les revenus moyens à haut (respectivement courbes jaune et bleu).
Enfin, cette taxe a a priori pour but d’inciter les Français à privilégier les transports en commun ou électriques, mais écologiquement, elle n’a aucune affectation proactive. Les solutions alternatives à la voiture pour certains habitants n’ont pas été développées à temps.
Ainsi le gouvernement français se heurte aujourd’hui à un mécontentement de la population, qui s’est démontré bien au-delà d’une conséquence directe de l’instauration de la taxe Carbone. Les mesures proposées par un gouvernement affaibli telles que le gel de la hausse des carburants, la prime d’activité et surtout l’organisation d’un grand Débat National n’ont pas suffi à y mettre fin. Le gouvernement sera-t-il contraint à modifier sa stratégie économique et écologique ?
Bibliographie virtuelle
https://reporterre.net/Occitanie-Nouvelle-Aquitaine-Auvergne-Rhone-Alpes-les-regions-hesitent-entre
https://reporterre.net/Exclusif-La-carte-de-l-etat-reel-des-trains-du-quotidien
https://fr.wikipedia.org/wiki/Taxe_carbone#Baisse_de_comp%C3%A9titivit%C3%A9_internationale
https://fr.wikipedia.org/wiki/Contribution_au_service_public_de_l%27%C3%A9lectricit%C3%A9
https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2009-2-page-142.htm
https://www.lasuededurable.com/138/chiffres/la-suede-reine-des-ecotaxes.html
https://www.senat.fr/rap/r08-543/r08-54333.html
https://www.connaissancedesenergies.org/le-danemark-bon-eleve-de-la-transition-energetique-171129
https://www.planete-energies.com/fr/medias/decryptages/la-necessaire-transformation-du-petrole-brut
https://www.fioulmarket.fr/actualites/reglementation-fiscalite