par Anne Sophie Gerst (IGE 2018)
Si le consensus existe sur la nécessité de changer nos modes de production et de consommation afin de limiter notre impact environnemental, la grande question demeure : comment ? L’industrie est l’un des principaux contributeurs à la pollution dans le monde, et nous consommateurs ne souhaitons pas nécessairement diminuer notre qualité et confort de vie.
Le modèle d’«économie circulaire » est devenu un leitmotiv dans les discours des entreprises et des politiques pour répondre à cette dialectique : maintenir le confort des usagers et produire de la croissance, tout en utilisant moins de ressources et en produisant moins de déchets. Cet article propose d’aborder quelques démarches clé de l’économie circulaire, d’explorer leurs limites et de suggérer quelques pistes de solutions.
« Dématérialiser » : de quoi parle-t-on?
La dématérialisation peut prendre plusieurs formes :
- On peut tout d’abord continuer à produire les mêmes produits, tout en consommant moins de ressources matérielles. Le recyclage et la réintroduction de matériaux issues de déchets dans le processus de production en fait partie. L’écoconception, qui vise à concevoir un produit dans le but de rallonger sa durée de vie, faciliter sa réparation et son recyclage en est un autre aspect.
- La seconde famille de solutions, complémentaire de la précédente, est plus innovante et va plus loin: l’économie de fonctionnalité. Celle-ci a pourtant le potentiel de répondre plus rapidement et plus efficacement aux enjeux environnementaux posés par une population et une consommation mondiales croissantes. Cet article en montrera les avantages mais aussi les difficultés.
Avantages et limites des approches « classiques » de dématérialisation
La dématérialisation au cœur de l’économie circulaire
concept d’économie circulaire s’oppose au modèle classique d’économie linéaire, où on utilise des ressources naturelles pour produire un objet, qu’on utilise puis on jette en fin de vie. Dans un modèle circulaire, l’objectif est de produire des biens et des services de manière durable, en limitant la consommation de ressources naturelles ainsi que la production de déchets. La dématérialisation par exemple, vise à découpler les services rendus par les produits.
Dans un modèle basé sur le recyclage, la consommation des ressources naturelles continue d’augmenter en parallèle de l’économie. Elle augmente simplement moins vite que dans un modèle linéaire. D’autres limites à ce modèle : le recyclage implique un profond changement dans les systèmes de production et n’est envisageable que pour certaines industries et produits. Il est par exemple relativement aisé de recycler du verre ou du plastique, mais alors que les déchets de construction et de démolition constituent 25 à 30% des déchets actuels en Europe en terme de poids[1]. Dans ce dernier cas, le recyclage est complexe et consiste bien souvent à utiliser les gravats en remblais pour les routes.
C’est pourquoi l’Union Européenne (entre autres) nous dit dans sa réglementation sur les déchets: avant de recycler nos déchets, produisons-en moins (hiérarchie des déchets ci-dessus[2]).
C’est là qu’intervient l’écoconception, que l’on peut voir comme une stratégie de dématérialisation. Il s’agit de concevoir des objets tout en réduisant leur impact tout au long de leur vie, et après : diminuer la consommation de ressources à la fabrication en travaillant sur le design (par exemple concevoir une bouteille plus fin pour utiliser moins de plastique), lors de l’utilisation (concevoir un ordinateur qui consomme moins d’électricité), et lors de la fin de vie (favoriser la réparation puis le recyclage). Il s’agit également d’allonger la durée de vie du produit pour le remplacer moins souvent.
Si l’écoconception a des vertus indiscutables, le sujet est complexe. Pensons au dilemme entre durée de vie de l’objet et consommation de ressources par l’objet. Par exemple, vaut-il mieux conserver son ordinateur le plus longtemps possible, ou le remplacer par un nouvel ordinateur qui consomme moins d’énergie ? Et au bout de combien de temps le rapport s’inverse-t-il ? Autre sujet, la dématérialisation peut entraîner un effet de rebond, ou augmentation de la consommation. Par exemple la mise sur le marché d’une plus petite voiture consommant moins de matière et d’essence peut conduire des ménages à acheter cette voiture comme véhicule supplémentaire, sans renoncer à leur première voiture[1].
Ces solutions ont bien sûr leurs avantages. Cependant, pour en tirer le maximum de bénéfice, il s’agit de les coupler à un changement de paradigme dans l’économie et la consommation : l’économie de fonctionnalité. Dans cette nouvelle économie il s’agit de vendre non plus le produit, mais sa fonction.
L’économie de fonctionnalité, une solution idéale ?
Qu’est-ce que l’économie de fonctionnalité ?
L’économie fonctionnelle consiste à vendre au consommateur non plus le produit en tant que tel, mais son utilisation. Pensez au leasing de voiture. Ou bien, lorsqu’on lave sa voiture à la station service, on paye l’usage de la laveuse, mais ne possède pas la machine. A cela s’ajoute généralement une série de services liés au produit. Prenons un exemple : l’une des entreprises phares à avoir révisé son business modèle pour passer à une économie de fonctionnalité est le fabriquant de photocopieuses Xerox. Dans un marché ultra concurrentiel, l’entreprise a choisi de se différencier de ses concurrents en vendant aux entreprises non plus la photocopieuse, mais le service de photocopie. Les clients louent la photocopieuse et ne la possèdent plus, et paient les photocopies à l’unité. En plus de cela, Xerox a développé toute une série de services : l’entreprise assure la maintenance en cas de panne, et récupère les machines lorsque l’entreprise utilisatrice n’en a plus besoin ou en fin de vie. Ceci permet à Xerox de réutiliser les pièces détachées encore fonctionnelles dans d’autres machines. En 10 ans, l’entreprise aurait doublé sa masse salariale et augmenté son profit de 2 milliards d’euros.
Un autre exemple classique est le fabricant de pneus Michelin, qui vend des kilomètres parcourus aux professionnels routiers plutôt que les pneus. Michelin assure également la maintenance et la réparation des pneus, et offre à ses clients des formations à la conduite économe, notamment sur l’optimisation du gonflage des pneus qui permet de réduire la consommation de carburant et de rallonger la durée de vie du pneu. Plus récemment, le fabricant d’électroménager SEB s’est lancé dans un partenariat avec les supermarché Monoprix pour louer du matériel culinaire[4].
De nombreux avantages…
Les avantages de ces modèles sont multiples: allongement de la durée vie des produits, réduction des déchets, maîtrise des déchets par le producteur. Le fournisseur de photocopieuse ou de pneus a en effet tout intérêt à ce que ses produits durent le plus longtemps possible puisqu’il reste le propriétaire. Il possède et développe l’expertise pour les entretenir au mieux, et peut optimiser leur entretien, réparation et réutilisation. Ainsi, Xerox a atteint un taux de recyclage de ces produits en fin de vie de 99,8% et aurait évité de mettre en décharge 41 000 tonnes de déchets pour la seule année 2016[5]. Michelin a éco-conçu ses pneus de manière à pouvoir les recreuser et les rechaper, allongeant leur durée de vie de manière significative[6].
A l’ombre de ces réussites, d’autres entreprises ont connu des difficultés dans leur transition vers un modèle de fonctionnalité. Ce fut par exemple le cas d’Interface, qui louait ses moquettes et a connu des difficultés pour rentabiliser son nouveau modèle économique[7]. La transition vers ces modèles n’est en effet pas aisée.
… Et des obstacles à dépasser
Le passage à l’économie de fonctionnalité implique un changement important de paradigme parmi tous les acteurs de l’économie : l’entreprise, mais aussi ceux qui la financent (actionnaires, banques) et ceux qui achètent ses produits ou services, les consommateurs, et enfin ceux qui fixent les règles, les législateurs.
Pour les entreprises, l’économie de fonctionnalité implique de trouver de nouveaux business models. Le but n’est plus de vendre toujours plus de produits neufs, mais de vendre la fonctionnalité. Par exemple, l’entreprise doit adapter sa stratégie marketing qui ne peut plus se focaliser sur les aspects innovants de ses produits. Elle doit convaincre le consommateur des avantages de ses services, de la qualité ainsi que de l’intérêt environnemental de la démarche.
L’entreprise doit également convaincre les financeurs d’investir dans le changement et la mise en place de la nouvelle stratégie (travail sur l’écoconception et l’adaptation des produits, développement d’un service de maintenance, etc.).
Ce passage implique également un changement de mentalité important du côté des clients. Les barrières culturelles sont en effet fortes, car ce changement implique pour les consommateurs de renoncer au besoin de propriété individuelle et de différentiation. A cela s’ajoute le risque d’actes malveillants de la part du consommateur vis-à-vis du produit dont il n’est pas le propriétaire. Les entreprises quant à elles préfèrent souvent garder un certain contrôle de leur mobilier en restant propriétaires. L’obstacle n’est pas que culturel mais aussi comptable, les organisations ayant un budget séparé pour les achats, la maintenance et la gestion de fin de vie.
Concernant la location ou le leasing, les relations contractuelles doivent également être adaptées. Il devient complexe de gérer la responsabilité du locataire vis-à-vis de l’état de l’objet en cas de comportement inadapté. Il est également nécessaire d’envisager la question de la faillite du bailleur qui entraînerait l’arrêt du service[8].
Éléments de réflexion pour l’avenir
- Passer à une économie de fonctionnalité nécessite donc de repenser nos modes de vie et de consommation. Il s’agit de réfléchir à de nouvelles façons de se déplacer, de se nourrir, se soigner, se divertir et d’habiter. Nous utilisons par exemple notre aspirateur en moyenne une fois par semaine. Pourquoi ne pas en avoir un par immeuble, ou un par palier qui soit commun à tous ?
- Les politiques publiques ont à cet égard un rôle indéniable à jouer. Elles permettent de montrer l’exemple et de stimuler l’innovation et l’investissement grâce aux achats publics. Il s’agit également de développer un véritable projet de société qui incarne cette nouvelle économie[9]. Les réglementations de toutes sortes doivent être adaptées si l’on souhaite pousser ce projet (réglementations environnementales comme la Responsabilité Elargie du Producteur, réglementations contractuelles, financières etc.)
- Enfin, la question est aussi de savoir jusqu’où nous pouvons et voulons aller, et ce qui fait sens du point de vue environnemental. Par exemple, serait-il envisageable de ne plus posséder sa maison, mais de louer l’utilisation de sa toiture et de son parquet ? Affaire à suivre.
Sources:
[1] http://ec.europa.eu/environment/waste/construction_demolition.html
[2] http://ec.europa.eu/environment/waste/framework/
[3] https://campus.mines-paristech.fr/esige/uved/ecologieIndustrielle/module6/maturation/html/4.html
[4] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/0302433422891-monoprix-et-seb-testent-la-location-dappareils-culinaires-2215070.php
[5] http://www.aedev.org/spip.php?article1318″>https://www.xerox.com/corporate-citizenship/2017/sustainability/
[6] https://transport.michelin.fr/Produits/Le-recreusage-le-rechapage
[7] https://campus.mines-paristech.fr/esige/uved/ecologieIndustrielle/module6/maturation/html/4.html”>https://journals.openedition.org/developpementdurable/10160?lang=en
[8] http://ec.europa.eu/environment/waste/construction_demolition.htm”>http://www.aedev.org/spip.php?article1318
[9] http://www.dynamique-mag.com/article/economie-fonctionnalite-nouveau-modele-economique-source-creation-valeur.5006